Poussin et l’Amour

Poussin et l’Amour © Musée des Beaux-Arts de Lyon
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Un Poussin tout à la fois leste et moral

Né aux Andelys, le peintre français Nicolas Poussin (1594 – 1665) a passé l’essentiel de son existence et de a carrière de peintre à Rome. De santé fragile, il se rend à Paris une première fois en 1612, puis y retourne en 1616-1617. Il effectue un premier voyage en Italie, où il s’arrête à Florence pour découvrir les peintres de la Renaissance, notamment Michel-Ange. Il rentre à Paris, puis se rend à Lyon, où il séjourne plusieurs années. Un marchand d’étoffes d’origine italienne,Silva Reynon, lui achète ses premières œuvres. Il est à nouveau de retour sur Paris à l’été 1622, où il reçoit des commandes pour le collège des Jésuites (actuel lycée Louis-le-Grand). Il se lie également d’amitié avec le Cavalier Marin (Giambattisto Marino, 1569 – 1625), poète napolitain. Fin 1623 ou début 1624, il rejoint ce dernier à Rome, où triomphe son aîné le peintre français Simon Vouet (1590 – 1649). La Ville Eternelle accueille à l’époque un grand nombre de peintres italiens et étrangers : flamands, allemands,… Il bénéficie rapidement de la protection du cardinal Francesco Barberini, neveu du pape Urbain VIII (les Barberini ont également joué un rôle important dans la production d’opéras : voir notre chronique). La peinture de Poussin attire également l’attention de l’ambassadeur de France, Charles II de Créquy. Celui-ci le signale à Richelieu, qui lui passe plusieurs commandes. En 1640, Paul Fréart de Chanteloup vient chercher Poussin pour le ramener à Paris. Le surintendant Sublet de Noyers l’installe dans un pavillon des Tuileries. Richelieu lui commande des tableaux pour le Palais Cardinal (actuel Palais-Royal), ainsi que Louis XIII (notamment pour le château de Saint-Germain-en-Laye et la décoration du Louvre). Mais ses projets sont critiqués sévèrement par Vouet, rentré d’Italie dès 1627, et qui voit sans doute en lui un rival. Lassé des intrigues de la cour, Poussin repart pour Rome à la fin 1642. En 1644, il perd la protection des Barberini, contraints à l’exil après la mort d’Urbain VIII. Mais Poussin a désormais suffisamment de notoriété pour vivre de ses toiles. Il fréquente également le peintre Charles Le Brun (1619 – 1690), venu se perfectionner à Rome, et qui lui voue une grande admiration.

Au total, plus de deux cent tableaux de Poussin nous sont parvenus. Il s’agit principalement de scènes religieuses ou mythologiques, qui constituaient à la fois les thèmes privilégiés par les commanditaires (à commencer par les institutions religieuses) et les deux genres considérés comme les plus « nobles »par l’<>Académie. Son style est influencé par celui de Simon Vouet, qu’il révérait. Mais, à la différence de Vouet, il ne réalisait jamais d’études détaillées avec d’entreprendre de grandes compositions. Il avait uniquement recours au dessin et à la camera oscura, sorte de boîte noire dans laquelle il disposait des personnages et décors de cire, qu’il éclairait ensuite du point de vue qu’il souhaitait donner au spectateur. Cette technique, assez répandue, explique probablement la forte structuration spatiale de ses compositions. La légèreté de sa touche picturale, parfois d’une volontaire imprécision, adoucit admirablement un espace rigoureusement ordonné, aux formes vigoureusement dessinées.

Les commissaires ont choisi de bâtir l’exposition du musée des Beaux-Arts de Lyon (MBAL) autour de l’axe transverse que constitue Poussin et l’Amour. Cette approche met en perspective des scènes mythologiques assez classiques avec d’autres au contenu érotique très explicite, dont l’audace peut surprendre. Cette concomitance illustre d’une certaine façon l’esprit du XVIIème siècle, dont l’expression artistique se révèle parfois assez crue à notre regard contemporain - et pas exclusivement dans la peinture : songeons par exemple aux intrigues très érotiques des opéras vénitiens et à la verdeur des tirades de leurs nourrices. Si les salons tendent à policer les mœurs et la Contre-Réforme à imposer une nouvelle morale religieuse, plus stricte, la liberté artistique portée par la Renaissance n’est pas encore totalement éteinte et résiste. La représentation des excès amoureux parvient même à trouver sa justification au regard de la morale et de la censure : ces excès ne sont représentés que pour être condamnés, bien évidemment ! Ajoutons enfin que, dans le domaine de la peinture, une partie de la clientèle a toujours été friande de représentations de nus, agrémentés ou non d’autres épisodes érotiques, au cours des siècles, dont la vue était parfois dissimulée pour être réservée à quelques amateurs lorsque ils heurtaient trop violemment la morale ambiante… En ce domaine, Poussin s’inscrit dans une tradition picturale bien établie.

Consacrée au Souffle de l’inspiration, la première salle nous accueille par de petits dessins, tracés à la plume et rehaussés de lavis, inspirés des Métamorphoses d’Ovide. Puis notre regard se porte sur La mort de Chioné, première composition identifiée du peintre (vers 1622), réalisée à Lyon et appartenant aux collections permanentes du MBAL. La scène est d’une violence explicite frappante : Diane vient de transpercer d’une flèche la langue de Chioné, gisant au sol devant ses enfants et son père, Dédalion. Ce dernier est également représenté en fuite vers le lointain, dans l’angle gauche du tableau. Le dessin préparatoire qui jouxte le tableau nous permet de constater que le peintre a un peu adouci la scène dans sa composition finale : initialement, les enfants, au lieu de détourner le regard, contemplaient leur mère blessée à mort.


Nicolas Poussin, La Mort de Chioné, vers 1619-1622. Huile sur toile. Lyon, musée des Beaux-Arts. Image © Lyon MBA - Photo Alain Basset

Suivent deux tableaux inspirés par le même thème, L’inspiration du poète. L’exemplaire de la Niedersächse Landesgalerie de Hanovre (vers 1626) est de petites dimensions , celui détenu par le Louvre, un peu postérieur (vers 1628), de format monumental. Apollon fait boire le poète pour favoriser son inspiration, tandis que la muse Euterpe tient une flûte ; des putti soulignent l’ambiance galante de cette scène. Dans le tableau du Louvre, on est frappé par la lumière provenant de l’angle gauche qui irrigue la scène.


Nicolas Poussin, L’inspiration du poète, vers 1628-1629. Huile sur toile, 182 x 213 cm. Paris, musée du Louvre. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Stéphane Maréchalle

Autre toile de grandes dimensions, Le triomphe d’Ovide (vers 1624 ; Palazzo Corsini, Rome) constitue une allusion à l’amitié du peintre avec le Cavalier Marin. Là aussi, des Amours en guirlande s’activent ; l’un d’eux presse le sein de Vénus pour nourrir la pointe d’une flèche - tenue par un autre Amour -, source de l’inspiration du poète.


Nicolas Poussin, Allégorie du poète ou Le triomphe d’Ovide. Détrempe sur toile, 148 x 176 cm. Rome, Palazzo Corsini. Image © Gallerie Nazionali di Arte Antica, Roma (MIBACT) - Bibliotheca Hertziana, Istituto Max Planck per la storia dell'arte / Enrico Fontolan

La seconde série de salles, Corps désirés, nous fait passer assez brutalement de ces atmosphères galantes à des scènes érotiques étonnamment explicites. Nombre des œuvres de Poussin, jugées licencieuses, ont d’ailleurs été retouchées, parfois peu de temps après leur création, pour se conformer aux canons d’une morale qui devenait de plus en pus pesante à mesure que le siècle avançait. Pour ce genre d’œuvres, Poussin s’inspire fréquemment de ses illustres prédécesseurs du siècle précédent, notamment Annibal Carache (1560 – 1609) et Titien (1488 – 1576). Vénus épiée par deux satyres (1626 ; National Gallery, Londres) nous décrit un satyre soulevant le voile qui recouvre la déesse, dévoilant sa nudité, tandis qu’un autre satyre, caché derrière un arbre, observe la scène. A cette scène de voyeurisme s’ajoute une allusion encore plus coquine, puisque la main de la déesse posée sur son sexe tout à la fois le dissimule et suggère qu’elle s’adonnait à un plaisir solitaire… L’exécution est d’une grande qualité : les couleurs d’une grande légèreté, la lumière qui baigne les personnages focalise le regard. Ce thème a sans doute rencontré un grand succès auprès des amateurs, puisque nous découvrons à la suite deux autres exemplaires, celui du Kunsthaus de Zurich (de format plus grand, avec un nu qui mange du raisin, là aussi allusion érotique) et celui d’une collection particulière, dans laquelle un des deux satyres, mettant le doigt sur la bouche, souligne le voyeurisme des compères, contemplant une Vénus lascivement endormie…


Nicolas Poussin, Vénus épiée par deux satyres, vers 1626. Huile sur toile. Zurich, Kunsthaus. Image © Kunsthaus Zürich

L’allusion érotique se fait parfois plus discrète, disséminée à travers des symboles, que les contemporains déchiffraient sans peine. Ainsi, La nourriture de Bacchus (vers 1626 ; Louvre) nous présente le fils de Jupiter et Sémélé sous les traits d’un putto joufflu, nourri de jus de raisin par un satyre. Il est entouré de deux Amours enlacés sur la gauche, et d’une nymphe alanguie au premier plan. Mercure, Hersé et Aglaure (vers 1627 ; Musée des Beaux-Arts de Paris) s’inspire d’un autre épisode mythologique : nous voyons Hersé tenter de pénétrer dans le chambre d’Hersé, étendue nue et à peine cachée par un voile sur son lit, entourée de trois Amours (symboles du désir) tandis qu’Aglaure tente de s’interposer…


Nicolas Poussin, Renaud et Armide. Huile sur toile, 82,2 x 109,2 cm. Dulwich, Dulwich Picture Gallery. Image © Dulwich Picture Gallery / Bridgeman Images

En tant qu’amateur d’opéra, notre regard est attiré par Renaud et Armide (vers 1628 ; Dulwich Picture Gallery de Londres,), dont le thème inspira Lully. La vigueur des modelés est impressionnante, toutefois tempérée par la douceur alanguie du regard amoureux d’Armide pour le chevalier chrétien. C’est également un couple d’amoureux, cette fois enlacés, que l’on observe avec Vénus et Adonis (vers 1625 ; Musée Fabre de Montpellier). Cette œuvre, inspiré d’un tableau érotique du Titien, alors présent à Rome dans les collections de la famille Colonna (aujourd’hui à la National Gallery de Londres). Le couple est entouré de satyres, au milieu d’une campagne verdoyante. Il s’agissait probablement d’une commande d’une riche famille romaine. Dans une autre version de Vénus et Adonis (vers 1626 ; Musée de Providence, Rhodes Island, USA), les deux amants endormis sont entourés d’une foule de satyres, qui chassent un lièvre, autre symbole érotique. Une troisième version (Musée de Fort Worth, Texas, USA) nous montre Vénus légèrement vêtue d’un drapé jaune vif, à côté d’un char ou s’ébattent des Amours.


Nicolas Poussin, Vénus et Adonis, vers 1626-1627. Huile sur toile. Fort Worth, The Kimbell Museum of Art. Image © Kimbell Art Museum, Fort Worth

La troisième série de salles nous présente L’ivresse dionysiaque (rappelons que Dionysos correspond à l’appellation grecque de Bacchus). Deux tableaux se côtoient (National Gallery of Ireland, Dublin et Musée du Prado, Madrid ; tous deux vers 1627), représentant deux versions de Nymphe et Satyre buvant : un Amour aide un Satyre à boire, devant une Nymphe assise, tenant un vase entre ses jambes écartées… Nous sommes frappés par la légèreté de la touche du peintre. Plus loin, une curieuse Bacchanale d’enfants ivres, détrempe sur toile du Palazzo Barberini à Rome, aux tons rougeâtres, inspirée de l’art antique, décrit les excès d’Amours ivres.


Nicolas Poussin, Nymphe et satyre buvant, vers 1626-1628. Huile sur toile. Madrid, musée du Prado. Image © Museo Nacional del Prado

L’amour est parfois opposé à d’autres passions, dont la vanité est alors soulignée. C’est le cas dans Midas devant Bacchus (vers 1629 ; Alte Pinakotek, Munich) : indifférent à la sensualité de la bacchanale qui l’entoure, le roi Midas demande à Bacchus d’exaucer son vœu : que tout ce qu’il touche soit transformé en or. Lorsque le vœu sera exaucé, le roi Midas ne pourra plus toucher à la nourriture et mourra de faim !

La Bacchanale à la joueuse de guitare (vers 1626 ; Louvre) est une des toiles qui nous a le plus frappés par sa qualité : les couleurs y sont d’une luminosité intense, notamment les bleus et les rouges. La place centrale accordée à la musicienne met en exergue le rôle de la musique dans l’exacerbation des sens, tandis qu’autour d’elle les convives se versent du vin.


Bacchanale à la joueuse de guitare (Louvre, vers 1626) © 2011 RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Michel Ollivier

Le quatrième groupe de salles est dédié à Amour et mort. Ce thème renvoie évidemment à un autre thème en vogue au XVIIème siècle, celui des Vanités (voir notre chronique de l’exposition vue il y a quelques mois dans ce même Musée des Beaux-Arts de Lyon). Acis et Galatée (vers 1626 ; National Gallery of Ireland) nous montre en partie basse les deux amants enlacés, cachés à la vue de Polyphème par un voile tenu par deux Amours. Ce dernier, assis sur un rocher qui les surplombe, joue de la flûte de Pan. Tritons et Néréides s’ébattent autour du couple, dont les couleurs vives resplendissent sur une palette générale assez sombre.


Nicolas Poussin, Acis et Galatée, vers 1626. Huile sur toile. Dublin, National Gallery of Ireland. Photo © National Gallery of Ireland

Tempête avec Pyrame et Thisbé (Städelmuseum de Francfort, 1651) constitue le plus grand paysage du peintre, qui privilégiait habituellement des formats plus réduits. Il est ordonné autour d’un grand lac central (symbole de sérénité ?) et nous décrit le moment particulièrement dramatique où Thisbé se donne la mort après avoir découvert son amant gisant, au premier plan.


Nicolas Poussin, Tempête avec Pyrame et Thisbé, 1651. Huile sur toile. Francfort-sur-le-Main, Städelmuseum. Photo © BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / image BPK

Echo et Narcisse (vers 1628 ; Louvre) nous montre le cadavre de Narcisse, étendu au premier plan, tournant le dos à la nymphe Echo (dont il avait repoussé les avances), avant d’être métamorphosé en fleur. Symbole de la brièveté de l’existence, la torche de Cupidon jette ses derniers feux...


Nicolas Poussin, Echo et Narcisse ou La mort de Narcisse, vers 1630. Huile sur toile. Paris, musée du Louvre. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Tony Querrec

Un autre tableau, de petit format, est consacré à Narcisse (vers 1625 ; collection particulière) : le héros y figure en chasseur explorant les bois, tandis que Cupidon, caché au loin s’apprête à lui décocher la flèche qui le rendra amoureux de son reflet. Ce tableau, de format très réduit, nous impressionne par la légèreté de la touche picturale, et la luminosité du drapé jaune qui entoure Narcisse.

Vénus pleurant Adonis (vers 1626 ; Musée des Beaux-Arts de Caen) représente un autre épisode dramatique de la mythologie : en dépit des mises en garde de Vénus, Adonis est parti chasser et a été tué par un sanglier envoyé par Mars. Au centre, le char vide du héros suggère l’événement tragique, tandis que Vénus asperge de nectar le cadavre du héros, drapé dans un voile au bleu lumineux. A gauche est représenté le dieu-fleuve Adonis.

C’est aussi une transformation immortelle de l’être aimé que décrit le peintre dans Apollon et Daphné (vers 1627 ; Alte Pinakotek, Munich) : le dieu, drapé d’une toge orange vif, étreint la nymphe en train de se métamorphoser en laurier, tandis que son père se tient la tête de douleur à ses pieds.

La présentation s’achève autour du thème Omnia vincit Amor : l’Amour triomphe de tout. Il s’agit évidemment de l’Amour spirituel (Anteros), supérieur à l’Amour charnel (Eros/ Cupidon). Car n’oublions pas qu’au XVIIème siècle la « vertu » consiste pour l’honnête homme à maîtriser ses passions, afin de ne pas en être esclave. Nous contemplons petits deux tableaux côté à côte, Vénus et Mercure (Louvre) et Concerts d’Amour (Dulwich Picture Gallery, Londres) qui constituent en réalité des fragments découpés dans un tableau plus vaste (L’Education de l’Amour), dont le titre exprime cette nécessité de ne pas succomber aveuglément à ses passions. Celles-ci peuvent être par ailleurs particulièrement trompeuses, comme le suggère ce Mars et Vénus (Louvre, vers 1625) : les deux amants sont étendus lascivement sur une couche épaisse, mais Vénus dessine avec ses doigts des cornes derrière la tête de Mars. L’explication se trouve à l’arrière-plan : un jeune homme (Adonis ?) reçoit une lettre que lui a fait parvenir la déesse ! Ultime toile de Poussin, Apollon amoureux de Daphné (vers 1664, Louvre) est resté inachevé.

Peintre à succès, Poussin a été largement copié à son époque. En témoigne ce Triomphe de Pan (1636, Louvre), copie anonyme d’un tableau peint pour le Palais-Cardinal (aujourd’hui à la National Gallery de Londres), qui ouvre l’exposition jumelle du MBAL, consacrée à l’inspiration trouvée par Picasso dans l’oeuvre du peintre baroque. Considéré comme un peintre majeur de la peinture du XVIIIème siècle, Poussin a en effet été largement étudié par ses successeurs.


D’après Nicolas Poussin, Triomphe de Pan, 1636. Huile sur toile. Musée du Louvre. Photo © RMN-Grand Palais (musée du Louvre) / Franck Rau



Publié le 10 mars 2023 par Bruno Maury