L'amore conjugale - Mayr

L'amore conjugale - Mayr ©
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Un jalon essentiel entre classicisme et romantisme

Après avoir adoré le thème de la fidélité conjugale avec l'opéra à sauvetage, Léonore ou l'amour conjugal de Pierre Gaveaux (1760-1825), donné au Théâtre Feydeau, à Paris en 1798, le public découvrait la Leonora de Ferdinando Paër (1771-1839), le 3 octobre 1804 au Kleines Kurfürstlisches Theater de Dresde, puis L'amore conjugale de Giovanni Simone Mayr (1763-1845), le 26 juillet 1805 au Teatro Nuovo de Padoue avant de faire la connaissance avec la Leonore de Ludwig van Beethoven (1770-1827) le 20 novembre 1805 à Vienne. Tandis que l'opéra de Beethoven est devenu un grand classique international, les œuvres de Gaveaux, Paër et Mayr sont tombées dans l'oubli. Toutefois la Leonora de Paër a fait l'objet récemment d'un enregistrement live très réussi par le Festival d'Innsbruck tandis que L'amore conjugale de Mayr interprété par Opera fuoco vient d'être gravé et fait l'objet de la présente chronique. Quant à l'opéra de Gaveaux, il en existe un excellent DVD réalisé par le label Naxos avec le chœur et l'orchestre de l'Opéra Lafayette (New-York 2017). Avec Giulietta e Romeo de Niccolo Antonio Zingarelli (1752-1837) composé en 1798 et commenté récemment (voir notre chronique), et les quatre enregistrements cités précédemment, l'amateur peut se faire une idée assez concrète du style d'opéra apprécié par le public à la charnière entre le 18ème et le 19ème siècle.

Nous ne répéterons pas ici les considérations que nous avons développées dans notre chronique de la Leonora de Paër car elles s'appliquent totalement à la présente œuvre. Le livret de Gaetano Rossi (1774-1855) est très voisin de ceux de ses prédécesseurs et s'inspire comme eux de celui de Jean-Nicolas Bouilly, auteur du livret de l'opéra de Pierre Gaveaux. Les noms des personnages sont modifiés ; désormais l'action se passe dans une Pologne imaginaire et non plus en Espagne, mais les grandes lignes ne bougent pas et c'est la même histoire de fidélité conjugale qui est contée dans un espace plus restreint d'un seul acte d'une heure et demie.

Giovanni Simone Mayr est un compositeur bavarois né à Mendorf et mort à Bergame, une ville où il passa la majeure partie de sa vie. Dans sa jeunesse, il étudia la théologie, fréquenta les Illuminés de Bavière de Weishaupt et les idéaux des Lumières eurent une grande influence sur ses travaux philosophiques. A partir de 1787, on le voit en Italie, à Venise d'abord où il compose son premier opéra (Saffo, 1794). Il s'établit ensuite à Bergame en 1803 en qualité de maître de chapelle de la basilique Santa Maria Maggiore. Il est l'auteur de 70 opéras dont le plus célèbre est Ginevra di Scozia (1801). Il composa aussi beaucoup de musique religieuse.

L'amore conjugale de Mayr se distingue de la Leonora de Paër. Il est d'abord qualifié de dramma sentimentale ce qui donne déjà une bonne indication de son contenu musical. On peut résumer en disant qu'il y a plus de bel canto et moins d'ensembles dans l’œuvre de Mayr que dans celle de Paër. Le chant est omniprésent dans la bouche de Zeliska et d'Amorveno mais la virtuosité vocale, sans être absente, est utilisée avec parcimonie. Les ensembles moins nombreux sont aussi moins complexes que ceux de Paër. Tandis que chez ce dernier l'influence de Cimarosa et Paisiello était très importante, elle est bien moindre chez Mayr dont le style m'a paru plus personnel. Comme chez Paër, la musique est typiquement préromantique et annonce Gioachino Rossini (1792-1868), Vincenzo Bellini (1801-1835) et Gaetano Donizetti (1797-1845). Incidemment, ce dernier fut l'élève de Mayr.

CD1. L'ouverture m'a paru moins intéressante que celle de l'opéra de Paër, c'est un pot pourri de thèmes alertes sans véritable élaboration thématique. L'opéra débute avec une délicieuse chanson populaire de Floreska, Gira, gira mulinello permettant d'apprécier la très jolie voix de Natalie Pérez (mezzo-soprano). Dans le premier tiers de l’œuvre, on est en plein opéra bouffe. Le n° 5, Caro oggetto, est un magnifique cantabile chanté par Zeliska que Chantal Santon-Jeffery aborde de sa voix brillante, peut-être un peu trop vibrée. Dans le terzetto n° 6 (Zeliska, Floreska, Peters), Io son allegro, io son contento on remarque une partie de vents très colorée parmi lesquels une flûte virtuose. Le n° 13, Ciel, che lessi ! Qual periglio, est un irresistible duetto des barytons Olivier Gourdy (Peters) et Adrien Fournaison (Moroski). Le n° 17, Si, ne profittero est une grande scène dramatique de Zeliska qui a son pendant dans la Leonora de Paër et dans la Leonore de Beethoven. Elle débute par un lento d'une grande tension dramatique, se continue par un moderato où Zeliska clame sa fureur et se termine par un allegro passionné et agité. Le bel canto est roi et la virtuosité moindre que dans les mouvements correspondants de Beethoven et Paër. Chantal Santon-Jeffery en fait une superbe lecture en exprimant une grande variété de sentiments.

CD2. La grande scène dramatique d'Amorveno (n° 1 et 2), Qual notte eterna, répond à celle de Zeliska. Elle débute par un long récitatif accompagné très expressif aux harmonies poignantes et se termine avec un air assez court mais plein de feu. L'orchestre intervient avec beaucoup d'intensité, notamment dans le prélude avec de belles parties de cor, hautbois, flûte et basson. Le ténor Andrés Agudelo émeut par sa voix au timbre velouté et aux multiples nuances. A la fin de l'air, on assiste à un dialogue passionné entre le ténor et un violon soliste. Un des passages les plus troublants de l'opéra est la romanza de Zeliska (n° 5 et 7), Una moglie sventurata, une superbe mélodie au caractère populaire accompagnée par un violon. C'est un moment important de l'action car Zeliska, sous son déguisement de gardien de prison, chante une mélodie a capella dans l'espoir qu'Amorveno la reconnaisse. Aucune fioriture, aucune virtuosité ne vient gâcher l'émotion mais un chant ineffable dans le mode mineur de caractère un peu tzigane ravit le cœur et l'esprit. La mélodie est ensuite reprise dans le mode majeur avec une riche harmonisation. Chantal Santon-Jeffery donne une interprétation très émouvante de cette scène. Parmi les ensembles le plus beau pourrait être le vaste quartetto n° 9 (Zeliska, Amorveno, Peters et Moroski), très lyrique avec un beau cantabile de Zeliska et des vocalises périlleuses pour la soprano et le ténor. C'est l'acmé de l'opéra car Amorveno reconnaît Zeliska et cette dernière empêche Moroski de tuer son époux. La fin du quatuor est énergique, très rythmée avec de belles envolées lyriques.

Je découvrais Chantal Santon-Jeffery (Zeliska) dans un répertoire différent de celui (l'opéra français du 18 ème siècle) qu'elle interprète habituellement. La soprano est très à l'aise dans le bel canto et sa voix résonne avec beaucoup d'éclat et de belles couleurs. La tessiture est étendue avec de beaux graves, un medium épanoui et des aigus parfois un peu durs. Les passages moderato cantabile et la romanza étaient très émouvants avec une superbe ligne vocale et une palette de nuances très élaborée. Andrés Agudelo (Amorveno) a une voix au timbre très agréable. Sa ligne de chant et son legato sont harmonieux. Le ténor colombien a parfaitement réussi sa grande scène dramatique Qual notte eterna qu'il a chantée en retenant sa voix dans le récitatif accompagné et le début de l'aria pour mettre le feu dans la dernière partie.

Floreska (Marcellina dans Leonore de Beethoven) était interprétée par Natalie Pérez. Avec trois airs et les ensembles, le rôle ne manque pas d'attraits d'autant plus que la mezzo-soprano possède une voix au charme très prenant et une remarquable technique vocale. Sa chanson Gira, gira mulinello était un régal. Le rôle du gardien de prison Peters est typiquement bouffe contrairement au Rocco de Beethoven. Dans ce rôle de basso buffo, Olivier Gourdy a fait une impeccable prestation et notamment dans son air quelque peu cynique et plein d'humour : L'oro a un colore. Moroski est l'équivalent de Pizzarro chez Beethoven ou Paër. Adrien Fournaison (baryton-basse) donne à ce personnage toute la noirceur inscrite dans le livret et la partition. De sa voix un peu rocailleuse, il a formé un duo irrésistible avec Peters, Ciel ! Che lessi, qual periglio. Le rôle du prince Ardelao, deus ex machina, qui vient à la toute fin, délivrer Amorveno de ses chaînes, était tenu par Bastien Rimondi. A l'écoute de sa voix au timbre clair et tranchant et de sa belle diction, on en venait à regretter que son rôle fût si court.

L'orchestre Opera Fuoco que dirige David Stern faisait beaucoup plus qu'accompagner les chanteurs. Par son importance c'était un personnage à part entière qui commentait les propos des protagonistes, leur répondait et anticipait souvent leurs actions. Le rôle des vents était essentiel et donnait beaucoup de charme à la musique. La flûte était agile et spirituelle, les hautbois coloraient les airs populaires ou rustiques, les clarinettes rêveuses intervenaient dans les passages cantabile, les bassons dans leur registre grave, soulignaient les moments mystérieux ou sinistres, les cors jouaient avec autorité et plénitude leur rôle symphonique qui est d'assurer la transition entre les bois et les cordes. Ces dernières, emmenées par un superbe premier violon, à la fois précises, incisives mais toujours légères avaient un très beau son. Un continuo luxueux donnait beaucoup de vie aux récitatifs secs.

Grâce à David Stern, la merveilleuse musique de Giovanni Simone Mayr, a été révélée aux amateurs de la plus belle manière qui soit.



Publié le 16 déc. 2021 par Pierre Benveniste