Ariane et Bacchus - Marais

Ariane et Bacchus - Marais ©
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Une musique inspirée qui procure beaucoup de plaisir et fait du bien à l'âme.

Le présent enregistrement d'Ariane et Bacchus a été effectué à l'issue d'une série de représentations données par Hervé Niquet et le Concert Spirituel en 2022. Celle du Théâtre des Champs Elysées a fait l'objet d'une chronique dans ces colonnes par notre confrère Bruno Maury.

Quand Marin Marais (1656-1722) met en chantier la tragédie Ariane et Bacchus en 1696, il est déjà un compositeur reconnu. Il a obtenu en 1679 de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) la charge de joueur de viole dans la Musique de la Chambre du Roi. Il a ensuite fait ses premiers pas dans l'opéra avec l'Idylle dramatique (1686) qui fut très bien accueillie par le public. Ses œuvres instrumentales, son premier livre pour viole (1686), ses pièces en trio pour flûte, violon et dessus de viole (1692) étaient très appréciées. Après la mort de Lully qui donne aux compositeurs une plus grande liberté pour représenter leurs œuvres lyriques, il compose Alcide (1692) en collaboration avec Louis Lully (1664-1734), fils du surintendant de la musique du Roi. Cet opéra fut représenté en 1693 avec succès.

Ariane et Bacchus est une tragédie en un prologue et cinq actes créée le 8 mars 1696 à l'Académie Royale de Musique. Le livret de Saint-Jean est inspiré par la tragédie éponyme de Thomas Corneille (1625-1709) et la comédie héroïque Les amours ou le mariage de Bacchus et Ariane de Jean Donneau de Visé (1638-1710). Au plan formel et dramatique, Ariane et Bacchus se situe dans la lignée des tragédies lyriques de Lully. Sa création survient trois ans celle de la Médée de Marc-Antoine Charpentier (1693). Toutefois la tragédie de Marin Marais diffère de ses modèles sur un point : Ariane n'est pas vraiment une héroïne de tragédie, ce n'est ni une femme fatale ni une magicienne, elle subit davantage les évènements qu'elle ne les provoque. En outre, plusieurs passages galants,la mort du méchant ainsi qu'une fin heureuse relèvent presque de la comédie. L'opéra fut accueilli froidement et disparut rapidement de la scène, sort partagé par la Médée de Charpentier trois ans auparavant. Il semblait que le genre de la tragédie lyrique ne fit plus recette en cette fin du 17ème siècle assombri par la guerre de Neuf Ans et des famines récurrentes et que le goût du public se dirigeât vers celui de la pastorale ou de la comédie-ballet. On ne pouvait pas non plus demander aux nombreux admirateurs de Lully qu'ils vinssent à chérir les disciples de leur musicien favori et leur reprocher qu'ils préférassent l'original à la copie si réussie fût-elle.

Tandis qu'Adraste, promis à Dircée, confie son amour pour Ariane, le roi de Naxos annonce la venue de Bacchus par la voie des mers et ordonne des sacrifices en faveur de Neptune. Junon qui déteste Bacchus, fruit des amours de son époux Jupiter avec Sémélé, interrompt la cérémonie. L'Amour descend du ciel et annonce à Ariane désespérée par le départ de Thésée, qu'elle sera aimée de Bacchus. En effet, à l'occasion de la fête donnée en l'honneur du dieu, ce dernier rencontre Ariane et en tombe éperdument amoureux mais la princesse reste dubitative. Adraste, dont l'amour pour Ariane n'est pas payé de retour, invoque Junon pour se venger de son rival Bacchus. La déesse, sous l'apparence de Dircée, fait croire à Ariane que Bacchus lui est infidèle, version corroborée par un songe ; mais la manœuvre de la déesse est déjouée par l'Amour qui rassure Ariane. Tandis que Bacchus et Ariane s'avouent leur amour réciproque, Adraste demande au nécromancien Géralde de convoquer les Enfers mais les démons refusent d'obéir. Toutefois la furie Alecton va rendre Ariane folle et cette dernière dans son délire, va tenter de tuer Bacchus puis de se suicider. Bacchus désarme son amante qui est guérie par Mercure. Lors du combat qui oppose Bacchus à Adraste, ce dernier est tué. Jupiter et Junon consacrent l'union des deux amants.

Ce livret riche en scènes d'extérieur souvent épiques (mouvements de navires, défilés de matelots, orages, ébats des nymphes, satyres, sylvains et autres suivants de Bacchus), en scènes infernales avec profusion de démons et en duos amoureux, était tout à fait propre à inspirer le compositeur imaginatif qu'était Marin Marais. Ce dernier a traité ces scènes à la manière de Lully mais y a mis aussi sa patte avec des mélodies harmoniquement plus denses et osées accompagnées de manière très sensuelle par les instruments. Cette beauté mélodique sans aucune mièvrerie annonce la galanterie qui apparaîtra dès le premier quart de 18ème siècle. Les récits accompagnés forment la base de l’œuvre et sont remarquables par leur musicalité et la richesse du continuo. Les airs sont très courts (une à deux minutes) et sont souvent repris par le chœur avec un très bel effet. Cette brièveté et la surabondance des personnages nuisent parfois à une caractérisation poussée de ces derniers.

L'approche de Hervé Niquet et du Concert Spirituel est délibérément historiquement informée c'est-à-dire respectueuse des sources et des connaissances comme le souligne Benoît Dratwicki dans la notice du CD. Comme cela sera également le cas dans la Médée donnée récemment au TCE par la même formation (voir ma chronique), les musiciens sont placés de manière à faire apparaître un petit chœur d'instruments comportant deux dessus de violon et un continuo composé de deux basses de violon et de deux basses de viole, d'un clavecin et de deux théorbes. Cet ensemble soutient le récit accompagné ainsi que certains airs intimistes. Le tutti qu'on peut appeler grand chœur d'instruments, possède la majorité des dessus, hautes-contre, tailles, quintes et basses de violons, instruments renforcés par des hautbois, des bassons et les flûtes à bec. Le tutti joue l'ouverture, les ritournelles orchestrales, les entrées, les préludes, les danses et accompagne les chœurs ainsi que certains airs.

Parmi les sommets de la partition, on remarque à l'acte II la solennelle invocation de Neptune par le Sacrificateur, Souverain de l'humide empire, suivie d'un chœur. Dans ce même acte, s'épanouit une chaconne consistant en 56 variations très inventives au dessus d'un tétracorde descendant, pendant de la fameuse Passacaille de l'Armide de Lully. Cette chaconne est un grand moment de musique instrumentale. Toujours dans l'acte II, le splendide duo des deux matelots, Après un grand orage, suivi du chœur fracassant des suivants de Bacchus rythmé par des tambours, possède de curieux accents balkaniques. L'acte III est le sommet dramatique de l'opéra, on y remarque le superbe duo d'Adraste et de Junon, Quand l'amour est extrême, suivi par un bel air de Junon, Vous dont la douce violence, et surtout la grande scène d'Ariane, acmé de l'opéra, Croirais-je, juste ciel, ce que je viens d'entendre ! L'air exceptionnellement long est soutenu par un orchestre très dense. Pas de fioritures, on est encore au 17ème siècle avec pour principe : une syllabe, une note de musique. Dans l'acte IV, Adraste convoque les démons et les furies et cela nous vaut plusieurs scènes infernales mémorables rappelant celles de la Médée de Marc-Antoine Charpentier représentée trois ans auparavant. L'acte V se termine paisiblement par un superbe air de basse avec chœurs, Tendres amants, tout succède à vos vœux.

Tous les chanteurs doivent être félicités pour leur parfaite déclamation du texte français dans les récits accompagnés. Judith Van Wanroij, soprano, était l'attributaire du rôle titre. Nous avions déjà relevé les qualités de cette artiste dans la Médée de Charpentier. Le rôle est ici bien plus riche car Ariane, fille de Minos, passe par des états d'âme très variés: la douleur, l'espoir, le dépit amoureux, la colère la plus extrême. La chanteuse nous éblouit par sa technique vocale, nous bouleverse par l'expressivité de son chant et nous impressionne par la noblesse de son timbre de voix, notamment dans son récit très dramatique de l'acte I, Les dieux, les justes dieux, et surtout dans son récit et air de l'acte III, Croirai-je, juste ciel, ce que je viens d'entendre. L'autre rôle titre, celui de Bacchus, était incarné par Mathias Vidal, haute-contre. Ce chanteur dont les interventions sont ici généralement courtes mais saisissantes, arrive à illuminer une scène au détour d'un chant par sa voix au timbre unique et sa prodigieuse connaissance du chant baroque français, notamment dans l'air charmant, Dans ce bocage tout favorise nos désirs. Véronique Gens dans le rôle de Junon montre son immense talent de tragédienne notamment dans son duo avec Adraste au début de l'acte III et surtout dans l'air flamboyant qui suit, Vous dont la douce violence. Le personnage d'Adraste était interprété de façon magistrale par David Witczak. Le baryton impressionne par un engagement de tous les instants et par une voix remarquablement projetée. La noirceur du personnage était puissamment exprimée dans l'air magnifique, Hâtez-vous d'assurer ma vengeance.

Hélène Carpentier gratifie le public d'une prestation impeccable dans le rôle de Dircée, d'un Songe et de Terpsichore. Sa belle voix ressortait avec clarté dans le séduisant duo des deux Songes à l'acte III. Son chant harmonieusement ornementé, Vous me fuyez Adraste, était un must de l'acte I. A Marie Perbost étaient confiés les rôles de la Gloire et de Corcine, confidente d'Ariane. Ces personnages interviennent au début et à la in de l'opéra et on remarquait la participation très gracieuse de la soprano dans le délicieux trio qui clôt l’œuvre, Abandonnons nos âmes, qui donnait la morale de l'histoire. Marine Lafdal-Franc, soprano soliste du choeur et en même temps attributaire des rôles de l'Amour, d'Elise et d'une Naxienne, enchante une fois de plus avec sa voix à la belle projection, son dynamisme, sa musicalité et son engagement. Nous avions déjà remarqué David Tricou dans Médée. Cet excellent haute-contre (premier Matelot, Mercure, un Suivant du roi, un Plaisir) séduit par l'excellence de l'intonation de sa voix et la beauté de son timbre.

Place aux barytons et basses. Mathieu Lécroart incarnait Jupiter et le sorcier Géralde. Ce dernier a un rôle important à l'acte IV où il convoque d'une voix impérieuse les démons et les furies dans un air avec chœurs tout à fait captivant, un des sommets de l'acte. Tomislav Lavoie (le Sacrificateur, le Roi) impressionne dans son invocation solennelle à Neptune à l'acte I, Souverain de l'humide empire. A la fin de l'opéra la basse canadienne récemment très applaudie dans Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas à l'Opéra Comique, endosse le costume du roi de Naxos pour bénir les amants d'une voix profonde, Tendres amants tout succède à vos vœux. A Philippe Estèphe incombe la tâche difficile d'incarner des rôles aussi différents que ceux du deuxième Matelot, de Phantase, de Pan, de Phobétor, de Lycas et d'Alecton. Il s'en acquitte à merveille de sa superbe voix de baryton, en conférant à chaque personnage une touche qui le caractérise et le met en valeur.

L'orchestre du Concert Spirituel brille de tous ses feux. Les deux violons du petit chœur d'instruments qui accompagnaient plusieurs airs, donnent un relief saisissant à ces derniers. Le continuo fait preuve d'efficacité avec des basses d'archet impeccables tandis que les deux théorbes et le clavecin distillent de jolies notes qui sont autant de perles précieuses. Les tuttis des cordes dégagent une grande plénitude avec des parties intermédiaires bien nourries. Hautbois, bassons colorent agréablement les tuttis et les flûtes à bec interviennent en solo avec grâce. Dans les grandes scènes épiques, la trompette et de vigoureuses timbales résonnent avec puissance. Le chœur mixte a une sonorité très homogène. Les sopranos chantent souvent dans le médium de leur tessiture de sorte que les hautes-contre dans leur registre haut n'ont pas de mal à les rejoindre. La dynamique se situe le plus souvent dans le mezzo-forte mais à l'occasion le grand chœur peut faire trembler les murs à l'acte II, comme dans Ah que pour nous ce jour est un jour glorieux ou encore dans le chœur des matelots à la fin du même acte.

Grâce à une musique d'une beauté mélodique sans pareille, de merveilleux chanteurs et instrumentistes et la direction inspirée de Hervé Niquet, cet enregistrement procure beaucoup de plaisir et fait du bien à l'âme. Avec une prise de son parfaite et un texte de présentation éclairant, il a toutes les qualités.



Publié le 24 avr. 2023 par Pierre Benveniste