Médée - Charpentier

Médée - Charpentier © Pierre Benveniste. De gauche à droite: Marine Lafdal-Franc, Hélène Carpentier, Floriane Hasler, Jehanne Amzal, Judith van Wanroij, Véronique Gens, Hervé Niquet
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« Jason est un ingrat, Jason est un parjure ! »

Médée est une tragédie lyrique composée par Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) et créée le 4 décembre 1693 à l'Académie Royale de Musique. Le livret de Thomas Corneille (1625-1709) date de la même année. Charpentier caressait depuis longtemps l'espoir de faire représenter une tragédie lyrique mais ce projet était entravé par Jean-Baptiste Lully (1632-1687) qui considérait ce genre musical comme son pré carré. La représentation de la tragédie biblique David et Jonathas (1688) au collège des Jésuites Louis le Grand avait montré les dons exceptionnels de Charpentier dans le domaine lyrique (voir les chroniques de l’enregistrement de William Christie et de la récente représentation à la Chapelle Royale). Après la mort de Lully, la voie étant devenue libre, Charpentier entreprit avec enthousiasme de mettre en musique le livret de la Médée de Thomas Corneille, adapté de la tragédie mythologique de son frère aîné Pierre Corneille (1606-1684).

Malgré l'excellence des interprètes et la collaboration de l'ornemaniste Jean Bérain (1640-1711) et bien que cette œuvre au plan formel se coulât parfaitement dans le moule de la tragédie lyrique lulliste, elle fut accueillie fraîchement et retirée définitivement de l'affiche après neuf ou dix représentations. « Trop de notes mon cher Charpentier » auraient pu dire les critiques de l'époque ! Il est vrai que cette œuvre est d'une densité musicale exceptionnelle propre à rebuter un public habitué à la musique plus aérée de Lully. En outre, le reproche d'italianisme souvent invoqué dans le cas de Charpentier par les lullistes, ne tient pas car l'influence des madrigalistes italiens ou de Giacomo Carissimi (1605-1674) s'applique aussi bien à Lully qu'à Charpentier. En fait il s'avère que Médée est un modèle de style français le plus pur. Cet opéra a déjà fait l'objet de comptes-rendus par deux de mes confrères dans ces colonnes ( pour les productions scéniques du Grand Théâtre de Genève en 2019 et de l’Opéra Royal de Versailles en 2017).

Comme l’écrit Benoît Dratwicki (Directeur artistique du CMBV) dans le programme du concert, « c'est justement ce qui rebuta le public de l'époque qui nous enchante aujourd'hui ». L'oreille actuelle est sans doute mieux éduquée pour apprécier la musique de Charpentier. Cette dernière est plus épicée que celle de la plupart de ses contemporains. A partir de l'acte III, les harmonies se font plus subtiles, le langage musical plus complexe et les dissonances nombreuses. Les audaces harmoniques ne sont jamais gratuites mais toujours au service de l'expression et de la force dramatique. Comme l’œuvre regorge de passages remarquables, il n'est pas possible de les citer tous ici malheureusement.

Le prologue est un panégyrique à la gloire de Louis XIV. Tandis que ce dernier était assimilé au roi David dans David et Jonathas, la louange est plus directe ici et vise toujours à montrer à ceux qui pourraient l'oublier que la légitimité du monarque est d'ordre divin car à l'instar de David, Louis est aussi oint du Seigneur par le Sacre à Reims. La grande passacaille de la fin de l'acte II qui associe l'orchestre, les solistes et un chœur féminin, est un épisode du plus bel effet d'autant plus que quelques variations sont chantées en italien, apportant une touche de légèreté bienvenue. Pendant les deux premiers actes, on assiste à la lente et terrible transformation qui s'exerce chez Médée. Sa jalousie se mue petit à petit en haine. Cette dernière explose à l'acte III. Ce dernier est sans doute l'acmé de l'opéra. Il débute par un air extraordinaire de Médée d'une formidable intensité, Quel prix de mon amour ? Quel fruit de mes forfaits ! Ré mineur, d'ordinaire tonalité grave et dévote, selon le traité (Règles de composition, Paris 1690) de M.-A. Charpentier, irradie ici le feu d'une rage contenue. Suit un sinistre prélude instrumental en sol mineur (scène V) et la terrible invocation de Médée aux forces de l'Enfer, Noires filles du Styx, divinités terribles.... Quittez vos affreuses prisons. La Vengeance, la Jalousie et un Démon répondent à l'appel d'une voix caverneuse, L'Enfer obéit à ta voix. Commande, commande Tout serait également à citer dans les actes IV et V. Contrairement à beaucoup d'opéras contemporains ou postérieurs, le climax d'intensité expressive se trouve à l'avant dernière scène avec le duo sublime de Jason et Creuse, Hélas! Prêts d'être unis par les plus douces chaînes. C'est bouleversant et on en a les larmes aux yeux. C'en est fait. J'expire, je meurs murmure Créuse. Mais le dernier mot appartient à Médée, Adieu Jason, j'ai rempli ma vengeance.

Dans un souci constant d'approche historiquement informée, Hervé Niquet, l'orchestre et le chœur Le Concert Spirituel se sont attachés à interpréter l’œuvre en se conformant aussi étroitement que possible aux conditions d'exécution présentes lors de la création de l'opéra. Les préoccupations concernent aussi bien les types d'instruments, leur nombre et leur position au sein de l'orchestre. Vu du public l'orchestre se divise en deux. A droite et au premier plan se trouve un petit orchestre accompagnant le récitatif parlé et plusieurs airs. Il est composé du clavecin, de deux théorbes et plusieurs basses d'archet dont des basses de violon et des basses de viole. Ces dernières ont un rôle spécifique souligné par Jean Duron dans son article intitulé L'orchestre de M.-A. Charpentier (in Revue de Musicologie, 72, 23-65, 1986). Ce petit orchestre correspond grosso modo à un continuo classique renforcé et coloré par quelques instruments d'appoint comme par exemple la flûte basse. Grâce à ce dispositif, les scènes intimistes ressortent plus nettement. A gauche et au centre se trouve le tutti, un orchestre très fourni comportant, placés au premier rang, quatre bassons et quatre hautbois, les flûtes, les flûtes allemandes, les basses de violon. Au second plan sont positionnés les premiers et seconds dessus de violons et les altos (hautes-contre, tailles, et quintes de violons). Cette disposition tout à fait inhabituelle permet de réaliser des effets d'une grande puissance dans les scènes démoniaques. Les hautbois et les bassons utilisés massivement dans le registre grave de leur tessiture donnent à ces scènes une sonorité caverneuse très impressionnante. La trompette naturelle et les timbales apportaient un éclat triomphal au prologue. Il était regrettable que les noms des instrumentistes ne fussent pas communiquées dans le programme de salle.

Cette œuvre d'une immense valeur était servie par une pléiade d'artistes lyriques. Commençons par une remarque d'ordre général. La diction de tous les chanteurs était optimale. Quel bonheur de comprendre à la perfection cette déclamation française du beau texte de Thomas Corneille lors des récitatifs chantés. La compréhension du texte est capitale dans la musique française en général et dans celle de Médée en particulier où la règle, une note de musique par syllabe, est le plus souvent respectée.

Hervé Niquet connaît bien cette partition. Il en avait donné une version mémorable au début du siècle avec Stéphanie D'Oustrac dans le rôle titre. C'est Véronique Gens qui endossait ce soir le costume de Médée. Drapée dans une longue robe noire et arborant un port altier,, elle ouvrait de façon saisissante l'acte I avec le bel alexandrin: Jason est un ingrat, Jason est un parjure. Avec un art consommé de la progression dramatique, elle faisait croître la tension au fur et à mesure que les preuves de l'infidélité de Jason s'accumulent jusqu'à l'explosion au début de l'acte III et l'air Quel prix de mon amour qu'elle chante divinement. Sa voix pleine d'énergie contenue, a un grain fin et rayonne avec puissance dans la vaste salle du théâtre. Avec ce rôle à la mesure de son immense talent de tragédienne, elle livrait la plus belle interprétation de Médée qu'on pût rêver. Cyrille Dubois incarnait un Jason de belle prestance et doté d'une voix superbe. Le personnage n'est pas le plus sympathique des héros mythologiques du fait de sa duplicité et apparaît en outre comme le serviteur des intérêts du roi Créon et de sa fille Créuse. D'une voix claire et virile, Cyrille Dubois donne à son personnage un surcroît de crédibilité en montrant un visage d'amoureux sincère dans les duos avec la princesse. La Créuse de Judith van Wanroij était très convaincante. Pas très sympathique au demeurant, la princesse devient une victime collatérale des machinations de son père. La cantatrice possède une technique vocale fabuleuse et une culture baroque approfondie. Elle formait avec Cyrille Dubois un couple magnifique notamment dans le déchirant duo final Hélas! Prêts d'être unis par les plus douces chaînes.

Thomas Dolié, basse, un pilier de l'opéra baroque français, était un Créon impressionnant de puissance vocale et d'autorité jusqu'à l'abus de pouvoir lorsqu'il bannit Médée et la sépare de ses enfants. David Witczak (Oronte), baryton à la voix bien projetée, avait une carrure de roi dominateur parfois adoucie par l'amour qu'il nourrit pour Créuse. Hélène Carpentier soprano faisait entendre avec conviction sa très belle voix dans le rôle de la Victoire et surtout dans celui de Nérine, confidente de Médée. Floriane Hasler, mezzo-soprano prenait part avec énergie et une voix bien projetée dans le prologue en tant que Bellone, déesse de la guerre. Adrien Fournaison, baryton, David Tricou, haute contre et Fabien Hyon, ténor, intervenaient dans les rôles de La Vengeance, un démon et La Jalousie respectivement. Ces trois chanteurs arboraient de très belles voix et faisaient montre d'un bel engagement dans les scènes infernales de l'acte III. Jehanne Amzal chantait de multiples rôles et attirait l'attention par sa belle participation dans la Passacaille de l'acte II dans le rôle d'une Italienne. Marine Lafdal-Franc, une habituée de ce répertoire, charmait par son timbre de voix brillant. Sa prestation musicale et dramatique était de grande qualité dans tous les nombreux rôles qu'elle endossait et notamment dans celui de La Victoire.

Placé au fond de la scène, le chœur Le Concert Spirituel avait un rôle primordial. Très actif et dominateur dans le prologue, il intervenait aussi lors des cinq actes de façon bien plus nuancée, avec charme dans Son gusti e dolori le spine son fiori (chaconne de l'acte II) et de manière très expressive dans le douloureux chœur des Corinthiens à l'acte V, Ah ! Funeste revers ! Fortune impitoyable. Hervé Niquet dirige avec précision et rigueur solistes, choristes et instrumentistes. Il insuffle son enthousiasme et sa passion à la musique divine de Charpentier et conduit cette dernière à l'incandescence.

Médée est un chef-d’œuvre absolu et cette exécution fera date dans l'histoire de l'interprétation de cet opéra. On espère que l'enregistrement annoncé captera intacte la magie de cette soirée du 27 mars.



Publié le 02 avr. 2023 par Pierre Benveniste