Arie con istromenti - Agnesi

Arie con istromenti - Agnesi ©
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Ce n'est plus moi qui parle, c'est cette douleur mortelle qui me brise le cœur, qui me fait délirer...

Maria Teresa Agnesi (1720-1789) est née à Milan d'une famille de la petite noblesse. Elève de Nicola Porpora (1686-1768) et Johann Adolphe Hasse (1699-1783), elle reçut une solide éducation musicale et devint une virtuose du clavecin et du chant. Très jeune elle s'exerça à la composition et se fit connaître par de nombreux recueils de mélodies, de scènes dramatiques, de cantates et d'opéras dont La Sofonisba (1747), un opéra seria dont elle écrivit aussi le livret.

Le présent recueil d'airs avec instruments, composé en 1749, était dédié à son Altesse Royale, Maria Antonia Walpurgis de Bavière, Princesse Royale de Pologne, Electrice de Saxe qui épousa le Prince Frédéric Christian, héritier du trône de Saxe. Maria Antonia s'installa donc à Dresde emportant avec elle une magnifique bibliothèque musicale dans laquelle les œuvres de Maria Teresa Agnesi étaient en bonne place aux côtés d’œuvres de Vivaldi, Rameau, Quantz, Pergolesi,...

En 1749, le style baroque brillait de ses derniers feux, Georg Friedrich Haendel (1685-1759) s'apprêtait à composer Theodora (1750) et Porpora, Il trionfo di Camilla, son dernier opéra, Hasse était au sommet de sa carrière de compositeur d'opere serie, Jean Philippe Rameau (1683-1764) n'avait pas encore écrit Les Boréades (1760) et Claude Balbastre (1724-1799), son imposant Premier livre de pièces pour clavecin (1759), œuvres encore très baroques. Dans ce contexte, les mélodies de Maria Teresa Agnesi surprennent par leur modernisme. Tandis que les textes, souvent extraits de livrets de Pietro Metastasio (1698-1782), parfois écrits par la compositrice elle-même, sont conformes au style baroque de l'opéra seria, la musique de Maria Teresa Agnesi est délibérément galante, voire pré-classique. Très différentes de celles de son maître Hasse, les tournures harmoniques annoncent nettement Johann Christian Bach (1735-1782). Cette musique est, à ma connaissance, une des manifestations les plus précoces de ce nouveau style, devancée cependant par les deux étonnantes sonates pour viole de gambe et clavier en do, Wq 136 et en ré, Wq 137 de Carl Philipp Emmanuel Bach (1714-1788), datant respectivement de 1745 et 1746 dont le style galant contraste avec la musique pratiquée à l'époque (Quatuors Parisiens de Telemann, 1737; sonates en quatuors de Louis-Gabriel Guillemain, 1743).

En tout état de cause, le recueil de Maria Teresa Agnesi et les sonates du Bach de Hambourg ouvrent une ère nouvelle. L'accent est mis sur la partie vocale qui, à l'instar de la basse de viole chez Bach, monopolise la ligne de chant, tandis que l'accompagnement est discret et l'écriture totalement homophone. D'autre part, la musique, écrite sur des paroles déclamées à la première personne, révèle une forme d'individualisme, une sensibilité (Empfindsamkeit) toute nouvelle, voire de nouvelles sensations ou émotions.

Tous les chants de ce recueil sont parsemés de modulations permettant d'ajuster finement l'expression des affects. Le mode mineur qui chez les baroques reste encore assez neutre, sert ici à dépeindre de façon explicite la tristesse, voire le désespoir. C'est très net dans Non piangete, amati rai, chant très émouvant dans la tonalité sombre de fa mineur ou encore dans Afflitta e misera, sommet dramatique du recueil dans la même tonalité de fa mineur. Le mode majeur sert souvent à décrire des paysages arcadiens et des scènes bucoliques. Alla prigione antica, un chant dans la tonalité ensoleillée de sol majeur, aux harmonies et retards subtils, en est un superbe exemple. Dans ce chant, le poète use de la métaphore de l'oiseau qui retourne dans sa cage après avoir été libéré. Scherza il pastor, également en sol majeur, est un chant très séduisant, très ornementé, évoquant la nature grâce à la métaphore du ruisseau paisible qui peut devenir torrent impétueux. Dans un des chants les plus remarquables du recueil, Ah Non so io che parlo, en sol majeur, les incessants passages du mode majeur au mode mineur, certaines harmonies osées reflètent la grande mobilité des sentiments de l'héroïne qui délire, qui ne sait plus ce qu'elle dit. Le quintette à cordes qui accompagne a aussi une sonorité très moderne et cela malgré la présence (très discrète) du continuo. On pense souvent aux quatuors à cordes Fürnberg opus 1 du jeune Joseph Haydn, composés en 1757. Comme cela a été noté chez Hasse, les parties instrumentales attirent l'attention par l'usage de gimmicks qui peuvent être des rythmes lombards, des appoggiatures, des trilles, ou plus généralement de courts motifs répétés tout au long du morceau.

Au plan formel ces chants sont bien moins novateurs, ils respectent à la lettre la forme de l'aria da capo (AA1BA'A'1) et de ce point de vue s'apparentent aux airs composés par Johann Adolphe Hasse dont l'influence est très nette ici. La section B contraste toujours vivement avec les sections A. Si ces dernières sont écrites dans le mode majeur, la section B adoptera le mode mineur. Comme chez Hasse, les chants sont précédés par une introduction orchestrale fournie et les cinq sections de l'aria da capo sont séparées par des ritournelles généreuses. Cette forme perdurera longtemps dans les opere serie du Bach de Londres et du jeune Mozart. Il faudra attendre 1772 pour que Tommaso Traetta (1728-1779) bouleverse l'opéra seria avec sa réforme concrétisée dans son ambitieuse et géniale Antigona.

Elena De Simone, mezzo soprano, a récemment publié un enregistrement, Arie d'opera, consacré à des airs de Johann Adolphe Hasse, et commenté dans ces colonnes. Le présent CD s'inscrit dans la suite logique du précédent. Elena de Simone possède une voix au timbre chaleureux et envoûtant. Le medium est bien nourri et le grave remarquablement puissant. Par contre le registre aigu de sa tessiture m'a semblé un peu dur dans le premier air, Son confusa pastorella. Heureusement ce petit défaut s'atténue puis disparaît dans les airs suivants. A partir du troisième air, Ah non son io chi parlo, et jusqu'à la fin du CD, la projection, l'intonation excellentes et une belle ligne de chant permettent à Elena De Simone de faire briller les couleurs très séduisantes de sa voix. Ces qualités ainsi qu'une diction parfaite donnent la possibilité à l'auditeur de jouir pleinement de cette musique à fleur de peau, dont la mezzo-soprano met en valeur les affects les plus variés et les plus intenses. Un sommet d'émotion est atteint dans cette plainte déchirante qu'est l'aria Afflitta et misera, notamment sur les paroles Il cor che palpita. Dans Scherza il pastor, et dans Ah non son io chi parlo, la chanteuse agrémente son chant de vocalises et varie son chant dans les reprises da capo d'ornements raffinés qui montrent sa très bonne connaissance de la musique baroque et pré-classique.

Elena de Simone était accompagnée d'Il Mosaico, un ensemble de six instrumentistes, jouant sur instruments anciens de manière historiquement informée et menés de main de maître par l'excellent Gian Andrea Guerra au premier violon. L'équilibre entre les instruments et la voix était parfait. Les musiciens pouvaient montrer leur virtuosité et leur remarquable connaissance de ce répertoire dans les introductions de chaque air et dans les ritournelles qui séparent les cinq sections de chaque air. Les écouter était un régal.

Merci à Elena de Simone et à l'Ensemble Il Mosaico de faire découvrir Maria Teresa Agnesi, une compositrice attachante et surprenante ayant produit des œuvres de grande valeur à une époque charnière de l'histoire de la musique.



Publié le 24 déc. 2019 par Pierre Benveniste