Oeuvre pour clavier - Bach (vol. 2)

Oeuvre pour clavier - Bach (vol. 2) ©
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Bach au clavier par Benjamin Alard, volume 2 : seconde étape nordique

Classement par genre, par style, par séquence chronologique, ou en lien avec le calendrier liturgique : aucun critère de classement n’est pleinement satisfaisant pour structurer l’enregistrement du Klavierwerk, surtout aussi complet que l’ambitionne l’intégrale de Benjamin Alard. Comme nous l’avons signalé dans nos commentaires des autres volumes, la distribution des œuvres entre les disques n’est pas toujours facile à suivre et à comprendre, malgré les experts éclairages de Peter Wollny dans la notice. On apprécie du moins la cohérence instrumentale : les deux premiers CDs à l’orgue, les deux autres au claviorganum. Après un liminaire jalon qui accueillait l’héritage des maîtres et se consacrait aux prémices (voir notre article), ce second volume apparut comme le premier de trois coffrets illustrant les influences respectivement septentrionales, française, italienne qui s’exercèrent sur le jeune Johann Sebastian.

Ohrdruf, Lunebourg, Arnstadt, la parenthèse de Weimar : intitulé Vers le Nord, le présent coffret évolue dans le même cadre géographique que le précédent, dont il constitue un prolongement. Les programmes s’avèrent ainsi complémentaires sous l’angle esthétique. L’opportunité de poursuivre l’exploration du recueil dit Neumeister (redécouvert à Yale en 1984), dont quinze chorals figuraient dans le volume 1 (BWV 1091, 1092, 1094, 1097, 1099, 1105, 1111-1119). Le CD 3 en embarque ici quatorze autres (BWV 714, 719, 737, 1090, 1093, 1095, 1098, 1100, 1101, 1102, 1106, 1108, 1110, 1120), délaissant les BWV 601, 639, 742, 957, 1103, 1104, 1107, 1109 (attribués à Bach) et les BWV 751 et 1096 que la musicologie rattache sans certitude à la plume de Johann Gottfried Walther, Johann Michael Bach, ou Johann Pachelbel. Sur ce même disque, principalement consacré au manuscrit de Yale, figurent aussi In dich hab ich gehoffet, Herr BWV 712, le BWV 721 en référence à Johann Kuhnau, le BWV 765, et O Lamm Gottes unschuldig BWV 1085 dont la paternité a été rétablie grâce à une copie de Johann Christoph Bach. Mentionnons que certains de ces chorals sont chantés, avec le concours de la soprano Gerlinde Sämann.

D’autres sont invités dans le premier disque, investiguant la période lübeckoise. On sait que l’apprenti avait effectué à pieds le voyage vers la cité hanséatique pour entendre Dieterich Buxtehude (1637-1707), l’organiste de la prestigieuse Marienkirche. Une absence de quatre mois qui indigna le Consistoire d’Arnstadt, courroucé face à ce congé non autorisé. Fidèle à son option de transversalité et de contextualisation, Benjamin Alard introduit judicieusement son anthologie par la vaste Fantaisie Nun freut euch, lieben Christen g'mein BuxWV 210. La frétillante Fugue en sol majeur rappelle pertinemment comment Buxtehude pouvait intégrer un mouvement de gigue dans un mouvement d’essence contrapuntique : en cela l’élève a bien appris du maître qui avait attiré ses souliers ! Autre fruit de cet hommage : le Prélude et Fugue BWV 566 déploie un polyptyque qui avère l’ascendant du Stylus Phantasticus.

Les instituteurs de toute époque connaissent la vertu pédagogique du recopiage. À un siècle où la reprographie n’existait pas, l’encrier permettait certes de garder trace, mais aussi d’apprendre en se confrontant aux entrailles de la source. La Weimarer Tabulatur révèle ainsi de qui Bach entendait s’inspirer, quelles sont les œuvres qu’il estimait dignes d’étude, et qui étaient les compositeurs qu’il vénérait. Johann Adam Reinken comptait parmi ces modèles, au point que Bach transcrivit pour son usage la majestueuse An Wasserflüssen Babylon imaginée par le vénérable titulaire de l'église Sainte-Catherine de Hambourg, qui durant sa carrière digne de Mathusalem y officia entre 1656 et 1722. Décalquée d’une sonate pour cordes de Reinken, le BWV 965 signale une autre preuve d’allégeance. Plutôt que deux pièces de Johann Pachelbel, empruntées à la même Tabulatur, on aurait pu préférer que le programme accordât une place à une autre tutelle, native du Schleswig : Nicolaus Bruhns (1665-1697), également admiré par Bach. Mais celui-ci ne limitait pas ses horizons, et puisa à toutes les écoles de son temps, y compris la sphère française, lors de son enseignement suivi auprès de Georg Böhm à Lunebourg : occasion de s’imprégner de l’art de l’ornementation qui ravissait le voisin royaume.

Au-delà de la liberté rhapsodique cultivée au nord, l’Allemagne centrale fertilisa aussi cette écriture par des ferments plus rigoureux. Un creuset qui s’exprime dans les Toccatas pour clavecin, mais aussi dans le genre de la Choralpartita. On a compris au fil des parutions combien Benjamin Alard se plaisait à déjouer les habitudes en matière d’instrument. Deux des Toccatas (BWV 913a, 914) sont ainsi abordées sur le claviorganum, et la troisième (BWV 912a)… à l’orgue, sachant que cette mouture primitive était certes peut-être conçue pour résonner à la tribune. Des deux célèbres cycles élaborés sur choral (Christ, der du bist der helle Tag et O Gott, du frommer Gott BWV 767), le BWV 767 est abordé à l’orgue, l’autre… au claviorganum. En l’occurrence, le couplage d’un clavecin de François Ciocca et des tuyaux de Quentin Blumenroeder offre un luxe de subtiles nuances, visitant les Neumeister comme une carte du tendre. En revanche, la même gracilité tend à éteindre l’extraversion des Toccatas, qui palissent face à la poigne d’un Pierre Hantaï (Virgin) ou d’un Bob van Asperen (Emi).

Pour ce projet de longue haleine hébergé chez Harmonia Mundi, aujourd’hui à mi-parcours, on ne s’est pas toujours montré comblé par le choix des orgues, dont la palette nous semblait parfois trop restreinte pour assurer la variété des registrations. On saluera d’autant volontiers la console retenue pour ce volume 2. Non pas un instrument historique, mais une superbe reconstitution construite en 2001 pour l’église Saint-Vaast de Béthune, et conforme à la facture d’Arp Schnitger. Attrayante option ! Étayés sur des fonds amples, et la profondeur des anches en 32’, les 44 jeux (trois claviers et pédalier) dispensent toute la panoplie de couleurs et le contraste de textures propices à stimuler la palette bigarrée des pages en Stylus Phantasticus. Certains choix sonneront peut-être trop chamarrés (la claironnante lecture de la Fugue BWV 532a) si on tient à un idiome édulcoré, mais si on devait invoquer les mânes, on se rappellera comment les anciens enregistrements d’un Helmut Walcha (à Cappel ou Lübeck) osaient des registrations autrement plus acidulées.

À cette gamme en teintes vives, l’interprète répond par un phrasé qui cultive la spontanéité, le jaillissement, dans une veine instinctive dont la franchise nous a souvent rappelé les témoignages du jeune Bernard Foccroulle (Ricercar) voire la suggestivité désinhibée d’un Peter Hurford (Decca). Idéale recette pour dramatiser les formes multisectionnelles. On distinguera aussi l’animation tellement fraîche qui se dégage des Fugues BWV 575, 578. Pour la fameuse Fugue sur un thème de Legrenzi (en fait de Giovanni Maria Bononcini, selon de récentes découvertes), Benjamin Alard confronte les sujets avec un sens de la dialectique qui s’émancipe de la stricte architecture polyphonique. Ce zèle de l’instant, qui rend son approche particulièrement éloquente, le jeune musicien l’applique tout autant aux constructions en Choralpartita et Choralfantasie (Buxtehude et Reinken), ce qui nous vaut des narrations ardentes. Plénitude et relief à Béthune, finesse et transparence à Sainte-Aurélie de Strasbourg : des captations réalistement spatialisées contribuaient à ériger ces sessions de 2008 comme une des meilleures étapes de cette intégrale qui, par ses audaces organologiques, sait se soustraire à la comparaison sans relativiser sa propre valeur.



Publié le 22 juin 2024 par Christophe Steyne