Bach, le jeune héritier - Alard

Bach, le jeune héritier - Alard © IGOR Studio
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Première étape de l’intégrale Bach au clavier par Benjamin Alard : retour sur un projet d’envergure

Le jeune héritier : un titre doublement pertinent, tant au regard d’un compositeur abordé en ses prémices sous l’égide de ses devanciers, qu’au regard de qui le joue ici. Un musicien de 31 ans lors de ces sessions strasbourgeoises, né précisément trois siècles après Johann Sebastian Bach (quel augure !), qui a entrepris un périple dans le complet Klavierwerk. Un monument auquel tant de glorieux interprètes se sont mesurés avant lui. C’est par ce coffret que Benjamin Alard initiait son aventure, qui briguait à terme quatorze étapes, selon une trajectoire à la fois chronologique et esthétique. À ce jour, huit sont parues, et permettent rétrospectivement de jauger cette liminaire livraison dans une perspective de mi-parcours. On trouvait ainsi déjà dans ce premier jalon, explorant les vingt premières années de la biographie du futur Cantor, quelques traits qui singularisent cette gageure, renouant avec les grandes heures du label Harmonia Mundi. À l’aune du présent volume, rappelons les particularités de cette intégrale en cours.

D’abord, premier enjeu : situer la production de Bach dans son environnement musical contemporain, qui l’inspira ou qui en constitue un ingénieux prolongement. Autant de voies de traverse, suggérées par le musicologue bâlois Jean-Claude Zehnder, qui permettent ici d’accueillir dans le CD 1 quelques compositeurs de la famille, ou de la sphère des références du futur génie. Ainsi Johann Michael (1648-1694) dont le grand-père Johannes (1580-1626) était l’arrière-grand-père de Johann Sebastian, et le père de Maria Barbara (1684-1720), première épouse de ce dernier. Ses chorals (dont le Nun komm, der Heiden Heiland que nous entendons en exergue) purent influencer ceux du recueil dit Neumeister (redécouvert à Yale en 1984) que le CD 1 vient documenter par six numéros (BWV 1091, 1094, 1097, 1112, 1113, 1119). Notons que ces six opus apparaissent dans le premier volet de ce triple-album, structuré par les trois lieux associés à la jeunesse de l’apprenti (Ohrdruf, Lunebourg, Arnstadt – parenthèse de Weimar incluse) alors que les recherches académiques situent parfois leur écriture dans cette troisième ville. Aussi Johann Christoph (1642-1703), frère de Johann Michael, représenté par un Prélude & Fugue en mi bémol majeur (plage 5), déjà enregistré par Gustav Leonhardt pour Alpha. Ne pas le confondre avec le Johann Christoph (1671-1721) grand frère de l’orphelin qui recueillit celui-ci à Ohrdruf à la mort de leur père. Par une malencontreuse erreur de traduction du texte de Peter Wollny (page 7) est cité un Johann Christian. Plusieurs membres de la dynastie portent ce prénom, dont l’antépénultième fils (1735-1782) de Johann Sebastian, dit « le Bach de Londres », sans qu’aucun ne contribuât bien sûr à l’éducation de ce dernier, formé par le Johann Christoph qui était son aîné de treize ans. Celui-ci étudia à Erfurt auprès de Johann Pachelbel, dont nous trouvons en plage 18 le choral An Wasserflüssen Babylon, qui peut compter parmi le réseau de modèles que le juvénile Johann Sebastian avait en pitance.

À Lunebourg, où il poursuivit sa scolarité, l’inventif Georg Böhm (représenté en plage 9 par le choral Vater unser im Himmelreich), mit à disposition sa collection de partitions. À ce contact fertilisant, et en furetant dans les archives de la Johanniskirche, le pensionnaire de la Michaelisschule put se confronter aux polyptyques et à la manière abrupte de l’école septentrionale (plus avant investiguée dans le volume 2 de cette collection, Vers le Nord, 1705-1708), en recopiant par exemple à quinze ans une Fantaisie de Johann Adam Reinken (1643-1722), qu’il rencontrera à Hambourg, à soixante kilomètres de là, ainsi que Vincent Lübeck. Le téméraire n’aura pas froid aux yeux quand, prétextant un congés de quatre semaines alors qu’il venait d’être nommé organiste à Arnstadt en 1703, il s’absenta quatre mois pour aller admirer Dietrich Buxtehude (1637-1707), ce grand-maître de la tradition hanséatique, à la Marienkirche de Lübeck. Quelques diptyques portent cette empreinte, comme le BWV 551 en la mineur, ou le BWV 535a en sol mineur (CD 3). Bach revint transformé de ces expériences, au point que le Consistoire d’Arnstadt lui reprocha de décontenancer les paroissiens par la longueur et la liberté de ses improvisations à la tribune. Mais à Lunebourg, et à la voisine Cour de Celle, le trublion s’était par ailleurs immergé dans l’élégante ornementation du répertoire français. Ce Grand Siècle s’illustre ici par les extraits d’une Suite en ré mineur de Louis Marchand (1669-1732), et par la claironnante conclusion de l’hymne A Solis Ortus de Grigny, dont on a pu tracer les similitudes avec quelques toccatas sur pédale (Bach s’en souviendra dans les musettes de Nativité de sa Pastorale en fa majeur) de la plume d’un Georg Muffat (1653-1704) ou de Girolamo Frescobaldi (1583-1643). Lequel est convié plage 4 au gré d’une avenante Bergamasca –peut-être aurait-on pu sélectionner une autre pièce moins pittoresque et plus représentative de son art polyphonique.

Cette dernière réserve nous amène à la conception du programme, qui mêle les genres sans que l’enchaînement des pièces reflète toujours une évidente cohérence, notamment dans le CD 1. Un guingois à l’instar du volume 7 qui présente L’Orgelbüchlein sans ordre apparent (voir notre article). En l’occurrence, on peut se demander ce que viennent faire cette Bergamasca entre Vom Himmel hoch, da komm ich her et un Prélude & Fugue, puis la Suonata quarta (tirée des Histoires bibliques de Johann Kuhnau) avant un choral pour le Nouvel An (Das alte Jahr vergangen ist). La logique peut échapper… Dans les deux autres CD, le groupement des chorals préserve une certaine cohésion de genre. Concernant le versant qui relève de Bach (ou lui est attribué, malgré les incertitudes de paternité), le programme rassemble 42 numéros d’opus dont, pour le catalogue organistique, seulement huit partagés avec le double album de thématique similaire enregistré par Andrea Marcon chez Hänssler (lui-aussi intitulé Ohrdruf, Lüneburg, Arnstadt) : les Fantaisies BWV 570, 1121, les chorals BWV 700, 724, 741, les diptyques BWV 531, 535a (version antérieure du 535) et 549. Certaines pièces ne sont pas aisément datables, ou sont abordées dans d’autres étapes de ces intégrales (dérogeant à un strict spectre chronologique, les volumes 2, 3 et 4 se vouent respectivement aux influences nordique, française et italienne), ce qui suffit à expliquer la non-congruence.

Si on tente un classement par forme, on trouve dans le présent triple-album neuf diptyques ou Fantaisies (BWV 531, 533, 535a, 549a, 551, 563, 570, 571), un choral tiré du recueil Kirnberger (BWV 700), quinze chorals extraits de la quarantaine du recueil Neumeister (BWV 1091, 1092, 1094, 1097, 1099, 1105, 1111-1119), deux chorals non assignés (BWV 724, 741), les variations sur choral BWV 770 (Ach, was soll ich Sünder Machen). Et associés au clavier (potentiellement clavecin, clavicorde…) : les Préludes et Partitas BWV 832 (attribué parfois à Georg Philipp Telemann) et 833 (Bernardo Pasquini), un Prélude & Fugue (BWV 896), six Fugues (BWV 946, 947, 949, 950, 951a, 957, certaines d’auteur incertain), deux Sonates (BWV 963 et 967), la délicieuse Aria variata alla maniera italiana BWV 989, et deux Capriccios (BWV 992-993) dont celui en l’honneur de son frère Johann Christoph.

Les choix organologiques sont un autre marqueur de cette intégrale. Benjamin Alard ne s’assujettit pas à la vocation instrumentale que les partitions, l’exégèse ou la tradition interprétative lui affectent. Il ne se borne pas au clavecin, mais sollicite aussi des clavicordes ou le claviorganum. Dans ce premier volume se déjouaient déjà les attentes. Les BWV 533, 563, 1114, 1121 pincés au clavecin et non sur les tuyaux. Réciproquement : les BWV 946, 957, 992, 993 épanchés à l’orgue. Nullement un crime, quand l’on sait la porosité des pratiques de l’époque, et quand le compositeur lui-même suppléait l’orgue par des expédients domestiques, dans le confort du foyer. « Réétudier la façon d’interpréter les œuvres et de les faire vivre autrement » confiera Benjamin Alard dans son volume 5. Quitte à décaper les routines, en abordant par exemple (volume 4, Alla Veneziana) les Concertos pour orgue sur… clavecin à pédalier ! Les modèles historiques (Hieronymus Albrecht Haas, Joannes Couchet, Johann Adolph Hasse, Mattia De Gand) voisinent avec des avatars contemporains signés de François Ciocca, Philippe Humeau, ou Émile Jobin, qui pour le clavecin entendu en ce volume 1 s’inspirait de Joannes Ruckers (1612, conservé au Musée de Picardie) et Joannes Dulken (1747, Musée Vleeshuis d’Anvers).

S’agissant des orgues, quatre ont été conviés à ce jour. Trois reflètent un tropisme pour Andreas Silbermann et les réalisations de Quentin Blumenroeder, dont les ateliers ont restauré les prestigieux instruments de l’Abbaye Saint-Étienne de Marmoutier (1710, entendu dans le volume 4) et de l’église Sainte-Aurélie de Strasbourg (1718, entendu dans ce volume 1). Plus encore que pour le récent Blumenroeder (2009) du Temple du Foyer de l’Âme, on pourrait regretter un modeste nuancier de registration, limité à 18 jeux, certes charnus. « Les qualités de l’instrument, capable de soutenir le chant d’une puissante assemblée, offrent un contexte tout à fait similaire à celui que le jeune Bach a pu connaître dans son enfance » argumente l’interview page 17. Admettons que cela suffise pour les chorals influencés de l’école sud-allemande, où lumière, brio et chaleur importent davantage que le contraste des timbres. Pour autant, même si jusqu’aux années de Weimar il ne fut appointé à aucune console excédant trente jeux, comment l’adolescent n’aurait-il pu rêver devant le colosse qu’Arp Schnitger avait construit en 32 pieds à Sainte-Catherine de Hambourg ? Aurait-il résisté à la tentation de faire gronder les anches de pédale ? Lui qui, à peine sorti de l’adolescence, se piquera bientôt déjà d’expertise pour rénover l’orgue de la Blasikirche de Mülhausen, aspirant à la gravitas des 16’ même manuels (Quintaton, voire Basson), et préconisant les soubasses les plus profondes ?

Bref, en idéaliste, sans faire de contingence vertu : envisageant l’orgue tel qu’il le voudrait et non tel qu’il dut s’en satisfaire dans les provinces qu’il traversa. Pour embrasser les multiples genres abordés dans ce triple-album, et notamment, les Préludes & Fugues (le raffut introductif du BWV 531 sonne ici un peu maigre), le volume et le caractère bien trempé d’un instrument tel que le Treutman de Grauhof/Goslar en Basse-Saxe peut par exemple sembler mieux adapté ou du moins, plus polyvalent, certes au prix d’une sonorité un peu rustique. L’Aubertin de l’église parisienne de Saint-Louis-en-l’île, dont Benjamin Alard était titulaire depuis 2005, nous aurait aussi comblés. Le mariage instrument/répertoire nous semble plus heureux dans le volume 2, sur le Freytag-Tricoteaux (2001) de l'église Saint Vaast de Béthune. En tout cas, le Silbermann de 1718 ne manque ni de séduction, ni de plénitude. Ni de gouaille si besoin. Ainsi ce Capriccio sopra la lontananza del fratello dilettissimo, qu’on connaît ordinairement égrené par les plectres, et dont les vignettes essaient de dissuader le départ du frère bien-aimé, frétille-t-il judicieusement alla francese, à renfort d’anches, pour l’aria et la fuga di postiglione.

Dernier marqueur que nous pouvons signaler pour cette intégrale : une louable intention didactique. Elle passe, nous l’avons dit, par les répertoires de transversalité qui invitent des compositeurs d’influence. Ou par des choix organologiques alternatifs, qui nous ramènent aux partitions plutôt qu’à leur vêtement habituellement entendu. Et pour les pages liturgiques, les situer dans un contexte orant, – soliste ou collectif. Pour l’Orgelbüchlein (volume 7), faire chanter les textes par l’Ensemble Vocal Bergamasque et la Maîtrise de Notre-Dame de Paris, à la suite du prélude imaginé par Bach pour les tuyaux. Et ici, prolonger la version organistique par la voix de la soprano Gerlinde Sämann, « afin que l’auditeur puisse apprivoiser le sens de chacun de ces chorals ».

Enfin, mentionnons deux regrets. Considérant l’ambition vulgarisatrice que nous venons de saluer, on aurait aimé que le livret offrît aux non-germanophones la traduction des paroles reproduites en allemand (pages 43-45). On aurait aimé qu’il précisât la nomenclature de l’orgue et les registrations employées. Photos des instruments et de l’église auraient été bienvenues. Par ailleurs, sous l’aspect sonore, les plages de clavecin, de moindre volume quoique captées dans la même acoustique de l’église alsacienne, apparaissent un peu en retrait, réfugiées dans une certaine gracilité. Face à la scintillante lecture de Robert Hill (Hänssler, mars 1999) l’Aria variata alla maniera italiana fait pâle figure. Au demeurant, l’orgue est somptueusement restitué.

Concluons en encourageant cet admirable projet, qui jamais ne laisse indifférent, et souvent stimule un intérêt renouvelé pour cet emblématique Klavierwerk prévu en quatorze stations (et qui comptera peut-être dix-sept jalons). Pour l’ensemble de ses qualités, éditoriales et interprétatives, à malle pleine (plus de quatre heures), la première escale plaçait haut la barre. Les sept suivantes méritent les mêmes félicitations. Venant d’un musicien aussi accompli que Benjamin Alard, on espère que les prochaines, qui vont s’acheminer vers les pages de maturité, tiendront ces promesses. On n’en doute pas, quand le volume 6 (Livre I du Clavier bien Tempéré) a reçu force louanges dans la presse spécialisée, tant française qu’anglophone. En attendant, ce coffret se referme sur un geste d’humilité, quand cette Fugue sur un thème d’Albinoni s’efface pudiquement sur le portrait d’un « jeune héritier », non point rongeant son frein, mais en germe d’atteindre les sommets que l’on sait.



Publié le 06 févr. 2024 par Christophe Steyne