Orgelbüchlein (vol. 7) - Bach

Orgelbüchlein (vol. 7) - Bach © Lucas Cranach (1515-1586), Luther dans les Vignes du Seigneur (Église de Wittenberg – agk images)
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L’Orgelbüchlein rendu à une vocation préludante

Alors que chacune des six précédentes étapes de cette intégrale de l’œuvre pour clavier recourait à plusieurs instruments (clavecin, clavicorde, orgue), un seul est à l’honneur dans cet enregistrement de l’Orgelbüchlein : la console de 21 jeux du Temple du Foyer de l’Âme, déjà entendue dans le volume 6 consacré aux Toccatas et Fugues. Malgré ses qualités intrinsèques et une esthétique adoptée au Baroque saxon, cette récente construction (2008-2009) des ateliers Blumenroeder d’Haguenau ne dispose pas d’une palette illimitée pour flatter la variété des couleurs et textures. Plénitude certes, des anches étoffées, mais fatalement peu de capacité de renouvellement dans les familles de jeux. Dans le même format réduit, le vent pur et les timbres enjôleurs de Saint-Cyprien en Périgord (Éric Lebrun & Marie-Ange Leurent, Monthabor, 2016) savent pourtant accomplir des miracles d’expressivité. Ici, seulement trois tirants spécifiques au pédalier, dont deux 16 pieds un peu bouffis qui alourdissent et obscurcissent l’édifice contrapuntique (surtout un Posaune qui grommelle comme balourd dans cette acoustique). Globalement, la panoplie ne s’annonce pas excessivement flatteuse, comparée aux munificences de l’abbaye d’Ottobeuren (Ton Koopman, Teldec, 1998), de la Martinikerk de Groningen (Wolfgang Zerer, Hänssler, 1999) ou même de Saint-Louis-en-L’Île (Margaret Philips, Regent, 2006, méconnue et passionnante).

La principale singularité de cet album consiste à faire entendre les chorals chantés à la suite du prélude imaginé par Bach pour les tuyaux. Une entreprise rare, mais pas inusitée, voir par exemple Francesco Cera avec le Coro della Radio Svizzera dirigé par Diego Fasolis (Brilliant, 2011). Pour l’intention didactique, mentionnons Pierre Bardon qui à Saint Maximin (Syrius, 2010) jouait le choral à nu. Dans le programme ici concocté, parfois le chant précède l’élaboration pour orgue (Christum wir sollen loben schon) ou même endosse une voix de la polyphonie (In dulci jubilo en canon ; Christe, du Lamm Gottes ; Alle Menschen müssen sterben, enchaîné dans la foulée). Observons aussi que l’ordre habituel du catalogue BWV, épousant le calendrier du Chrétien, n’est pas strictement respecté. Aucun argument n’est avancé dans le livret. Reste à deviner, -en l’occurrence les quelques réagencements s’avouent pertinents. Plutôt qu’introduire le voyage par les murmures du Nun komm, der Heiden Heiland, le premier CD débute par le trépidant Wer nur den lieben Gott lässt walten, puis enchaîne les BWV 599-617 à leur rang attendu. Plus anarchique, du moins au regard des habitudes, même si la réorganisation se justifie par la thématique, le second disque intercale Alle Menschen müssen sterben parmi les chorals de la Passion et conclut le cycle pascal par la note d’espérance du In dich hab' ich gehoffet, Herr. En fin de disque, Ich ruf zu dir, Herr Jesu Christ ne conclut pas le recueil comme il se doit mais précède Es ist das Heil uns kommen her. Le fugace Ach wie nichtig, ach wie flüchtig figure en pénultième position, avant le célèbre et magnifiquement orné Wenn wir in höchsten Nöten sein : un choix légitime quand on sait que Bach utilisa le même cantique pour clore les « Chorals de Leipzig » par le Vor deinen Thron BWV 668.

La période de composition, essentiellement dans les années 1710, laisse entrevoir deux orgues auxquels, voire pour lesquels, ce recueil fut conçu : celui de la Liebfrauenkirche de Halle, et/ou celui de la Schlosskirche de Weimar, dont l’édifice est éloquemment décrit par la notice de Peter Wollny. Là, dans la chapelle ducale, le diapason élevé (chormässig) prédisposait sans doute à une exécution par des chanteurs professionnels (attestée par les recherches de Reinhold Jauernig, 1893-1966), plus habile qu’une congrégation, dans les tessitures parfois très hautes explorées par l’Orgelbüchlein. Pour autant, deux équipes chorales sont ici sollicitées (principalement l’Ensemble Vocal Bergamasque, et les enfants de la Maîtrise Notre-Dame de Paris dans neuf chorals) que Benjamin Alard investit du « rôle d’une honnête assemblée, comme l’auraient faits de fervents fidèles luthériens à l’époque ».

On doit saluer l’impeccable performance chorale préparée par Marine Fribourg et Émilie Fleury, ainsi que l’accompagnement vif et audacieux que soutient l’organiste. Au demeurant, on se montre plus circonspect sur l’interprétation des chorals pour orgue seul : dès le motif dactylique du Wer nur den lieben Gott lässt walten, on pressent que la vivacité du tempo et du phrasé risque de contrarier l’évidence mélodique et de chahuter les délicats équilibres du discours, ce qui se confirme aussitôt par le Nun komm, der Heiden Heiland, très stimulé, dressant un urgent appel au Sauveur des païens au détriment de son mystère. Un Herr Christ, der ein'ge Gottes Sohn peu lisible, un Christ ist erstanden qui s’envase, quand l’élan est contredit par une registration pataude. A contrario, un Jesu, meine Freude blafard et déspiritualisé, un Wir Christenleut tout aussi gazeux et presque approximatif, un In dir ist Freude sans poids ni envergure. La captation elle-même semble envisager l’orgue comme un support de continuo plutôt qu’un soliste, ce qui expliquerait une perspective étroite et compacte. On en goûtera d’autant la registration moelleuse et l’aisance de respiration d’O Lamm Gottes, unschuldig ou O Mensch, bewein' dein' Sünde gross.

Dans le cadre des complètes gravures de l’Orgelwerk ou en propositions séparées (voire éclatées entre plusieurs instruments, ainsi Peter Hurford chez Decca, Olivier Vernet chez Ligia ou Marie-Claire Alain en son ultime regard chez Erato), l’Orgelbüchlein jouit d’une imposante discographie. L’on se rappelle le pieux reliquaire d’Helmut Walcha à Cappel (Archiv), la savoureuse méticulosité de Michel Chapuis à Copenhague (Valois), les émouvantes narrations d’André Isoir (Calliope), les puissantes paraboles d’Ullrich Böhme (Querstand) sur les inépuisables ressources de la Thomaskirche, ou la verve pressée au tube de René Saorgin à Luxeuil (Harmonia Mundi). Et plus récemment, la réussite de Jörg Halubek que nous vantions l’an dernier dans nos colonnes (voir notre chronique).

À l’aune de nombreux témoignages qu’on ne pourrait tous citer en leur mérite, la prestation de Benjamin Alard trahit son approche préludante, dont le verbe fougueux (même le subtil Ich ruf zu dir court la poste) parait s’exalter vers le chant qu’elle introduit et qu’elle anime avec faconde, limitant par là-même la portée et l’intérêt du seul vestibule instrumental. Écoutée isolément, l’interprétation des chorals pour orgue pourra décontenancer par son zèle plus inchoatif que suggestif, son horizon symbolique congru, son imagination courte. Est-ce ici que l’on viendra chercher une fine vascularisation du commentaire liturgique ? Mais elle trouve sens dans son rôle liminaire et peut plaider son idiome par le parcours alterné avec le texte religieux qui constitue sa vocation : un itinéraire orant tendu par le contexte congrégatif, qui la borne tout autant. C’est dans cette combinaison que ce style particulier, à l’instar d’une chapelle ardente, pourra défendre son approche au clavier, et que ce coffret élégamment présenté pourra quérir la recommandation. Une peinture à fresque sans risque de doublonner aucune version de votre collection du Petit Livre d’orgue.



Publié le 23 mars 2023 par Christophe Steyne