Daphnis et Alcimadure - Mondonville

Daphnis et Alcimadure - Mondonville ©
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L’aura mystérieuse des objets uniques et précieux

L’intérêt pour les langues régionales est toujours très vif en France bien qu’il faille admettre que, de nos jours, beaucoup d’entre elles sont très peu parlées sinon quasiment éteintes. Ce n’est pas encore le cas de l’occitan qui, selon une étude de 2002, a accompagné l’enfance de plus de 500 000 adultes en vie à cette date mais il convient d’être très vigilant car la situation peut se dégrader rapidement comme le montrent des chiffres précis concernant une autre langue régionale : l’alsacien. Entre 1915 et 1919, l’alsacien était transmis aux enfants de moins de cinq ans par plus de 70% des parents en Alsace. Ce chiffre était tombé à 18% en 1985; il avoisine les 5% aujourd’hui. Ce dernier pourcentage est alarmant sachant que s’il tombait au dessous de 3%, la transmission aux générations suivantes ne serait plus assurée et par voie de conséquence, le déclin de la langue deviendrait quasiment irréversible.

Cette disparition programmée des parlers régionaux ne peut être ignorée quand on écoute une œuvre telle que Daphnis et Alcimadure, opéra dont le livret fut écrit en occitan-langue d’oc et plus précisément dans sa forme parlée à Toulouse par Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711-1772) à partir d’une fable tragique de Jean de La Fontaine (1621-1695) (livre XII des Fables). Cette création était hautement significative et constituait un geste fort en faveur de l’occitan-langue d’oc quand l’opéra fut créé au théâtre du château de Fontainebleau le mardi 29 octobre 1754. Il est vrai qu’alors cette langue était couramment parlée ou tout au moins comprise dans une vaste zone allant de Bordeaux jusqu’en Provence. L’œuvre fut si favorablement accueillie lors de sa création que Mondonville osa la dédier à Madame la Dauphine, Marie-Josèphe de Saxe. Il est vrai que les plus célèbres chanteurs de l’époque apportèrent leur concours lors de ces représentations : Marie Fel dans le rôle d’Alcimadure, Pierre Jélyotte dans celui de Daphnis et François de la Tour dans celui de Jeanet. Natifs respectivement de Bordeaux, de Pau et de Toulouse, ces chanteurs étaient particulièrement qualifiés pour chanter dans la langue de leurs ancêtres.

Une représentation récente (2022) de cette pastorale languedocienne au théâtre Olympe de Gouges de Montauban a fait l’objet d’une chronique dans ces colonnes. Cette exécution n’a plus le même impact à notre époque que du vivant de Mondonville car l’occitan-langue d’oc n’est compris et parlé que par une frange de la population vivant dans le sud de la France. Bien que cette œuvre eût pu toutefois trouver un écho favorable dans les contrées transfrontalières où domine le catalan, une langue vivante présentant un pourcentage élevé de lexique commun avec l’occitan, on pouvait craindre que Daphnis et Alcimadure fût considérée par certains comme une curiosité sans avenir. La parution par les mêmes artistes de l’album dont il est question ici ainsi que celle de Béatrice de Planissoles, opéra de Jacques Charpentier composé en 1971 en langue d’oc, permettait de graver dans le marbre ces témoignages incontournables de l’art musical occitan.

Le manuscrit de l’ouvrage est un canevas comportant les voix principales de l’orchestre, à l’exception de la partie d’alto. La situation est similaire dans le chœur où les voix intermédiaires manquent. Les parties des nombreux instruments à vent prévus ne semblent pas avoir été notées mais quelques indications existent ça et là sur le manuscrit. Heureusement la bibliothèque du duc d’Aiguillon, gentilhomme exilé dans ses terres en 1775 par Louis XVI, a fourni de précieux documents permettant à Jean-Marc Andrieu, directeur musical de ce projet, de reconstituer le prologue de l’opéra et finalement de restituer la partition dans le respect des usages de l’époque.

Cet opéra présente des aspects inspirés de l’opéra bouffe transalpin dont quelques représentants étaient connus en France comme La serva padrona de Giovanni Battista Pergolèse (1710-1736) qui en 1752 déclencha la Querelle des Bouffons ; il apparaît comme une heureuse synthèse d’esthétiques musicales françaises et italiennes. En fait Mondonville bien qu’il prît clairement le parti de la musique française, se tint à l’écart de cette stérile querelle qui empoisonnait la vie musicale à cette époque.

A la place de l’ouverture à la française par laquelle débutaient la plupart des opéras des prédécesseurs de Mondonville, on trouve une sinfonia à l’italienne en trois mouvements: un premier mouvement rapide riche en marches harmoniques rappelant Arcangelo Corelli, une ariette mélancolique dans le mode mineur et un finale 3/8. Le prologue chanté en français, est écrit dans un très beau style et ne déparerait pas une tragédie lyrique. Les récits sont très soignés d’une belle qualité mélodique et prennent souvent l’allure d’airs notamment dans le récit de Clémence-Isaure, Pour que l’amour soit durable et charmant. L’air de Clémence-Isaure assez développé, Nous ne cherchons point d’autre gloire, merveille d’élégance et de raffinement est un sommet de l’opéra.

Acte I. Le contraste est grand entre l’aristocratique prologue et ce premier acte d’esprit tout différent. La sonorité, les syllabes finales dépourvues de voyelles muettes, la prosodie, le rythme de la langue occitane étant très différents de ceux d’un texte français, les tournures musicales s’en ressentent évidemment. Les airs sont très courts (en général moins de deux minutes) et possèdent un caractère populaire affirmé. Alcimadura donne le ton avec un air léger d’allure très italienne, Gazolhatz, auseletz. Comme dans le prologue, les récits remarquablement riches en mélodies, ne se distinguent pas toujours des airs. L’air de Dafnis, Qui vei la béla Alcimadura est une mélodie chaleureuse qui se grave instantanément dans la tête. Les nombreux choeurs généralement homophones et parfois un peu faciles, ne possèdent pas l’intérêt de ceux du prologue.

Acte II. Il contient la musique la plus originale de l’œuvre et débute par un bel air de Jeanet, frère d’Alcimadura, Per triomfar dal lop salvatge. Cet air d’esprit très italien est remarquable par ses vocalises. Sa coupe ABA’ est proche de celle de l’aria da capo. Dafnis se lamente ensuite dans un air très émouvant, Hélas qui me ramena, précédé d’une pathétique introduction orchestrale. L’air de Jeanet, Res n’es tan bel, est désopilant et s’apparente de près à l’opera buffa. Jeanet récidive avec Lo meishant lop per son ravatge, air irrésistible accompagné par un chœur de chasseurs. A noter que les trois actes se terminent par un ballet dont le style est éminemment français et dont les danses: tambourins, gigues et menuets, font preuve d'une séduisante variété rythmique.

L’acte III débute par un air dans le mode mineur d’Alcimadura. La présence de ritournelles d’orchestre, la coupe ABA’ rapprochent cet air de l’aria da capo. Il en est de même pour l’air d’Alcimadura, Dafnis, mon cher Dafnis, également dans le mode mineur et sommet expressif de l’acte. Le duo, N’aurai jamai trop de leser, termine l’oeuvre dans la joie. Dans le grand ballet conclusif, l’esprit français reprend ses droits; deux grands airs hors d’œuvre contrastent par leurs dimensions avec ce qui précède, notamment Le dieu nenet es un embelynaire, accompagné par un chœur très élaboré.

Les chanteurs avaient la tâche difficile de s’exprimer dans une langue présentant de multiples difficultés: compréhension et interprétation du texte original de Mondonville, recherche d’une prononciation authentique. Ils furent assistés dans cette entreprise par Muriel Batbié Castell, conseillère linguistique. Hélène Le Corre (dessus) incarnait Clémence-Isaure, mythique fondatrice des antiques Jeux floraux de Toulouse en 1323. Ce personnage monopolise la scène pendant le prologue avec quatorze numéros en soliste ou accompagnée du chœur. Hélène Le Corre donne à ce prologue un éclat impressionnant grâce au brillant du timbre de sa voix, à son agilité vocale et à la noblesse de sa déclamation française. François-Nicolas Geslot, haute-contre, jouait et chantait de sa voix ductile le rôle de Dafnis, amoureux transi de la farouche Alcimadura qui de façon très lucide préfère sa liberté à l’amour. L’air de l’acte I, Qui vei la bèla Alcimadura, que Dafnis chante d’une voix énamourée, était singulièrement séduisant. Plus loin le jeune berger exprimait de façon particulièrement émouvante sa désolation dans Hélas qui me ramena dedans aqueste luoc. Le rôle de Jeanet, frère d’Alcimadura, était tenu par Fabien Hyon (taille). A ce personnage un peu naïf étaient attribués les airs les plus spectaculaires de la partition notamment l’étonnant Lo meishant lop per son ravatge. Il tente ensuite de convaincre sa sœur que Dafnis est ritche, aymable, dous coumo mél. Il bénéficie d’un air de vitesse, Res n’es tan bel ni tan grand qu’un armada, basé sur l’énumération rapide de mots et d’onomatopées, une tradition dans l’opera buffa dont l’effet comique est garanti grâce à la faconde et au brio de cet excellent chanteur. La bergère Alcimadura est une femme sûre d’elle et éprise de liberté, Elodie Fonnard, dessus, lui prêtait sa voix agile et excellait dans les vocalises et mélismes de son invocation aux oiseaux, Gasolhatz, auseletz….bous celebratz la libertat, un air qui aura une brillante postérité dans l’opéra buffa et seria. Elle se montrait bouleversante dans l’air en ré mineur bourré de chromatismes pathétiques, Dafnis, mon cher Dafnis. Croyant Dafnis mort, désespérée et rongée par le remords, Alcimadure veut mourir à son tour.

Le chœur de chambre Les Eléments (direction Joël Suhubiette) a un rôle très important dans les airs des quatre personnages. Souvent le chœur répète les propos du soliste en les soulignant ou bien il procède en imitations ce qui donne plus de densité à la musique, le tout avec une intonation parfaite et une belle musicalité. On ne se plaindra pas ici du creux français causé par l’absence des voix d’alto. Ce dispositif choral mettait au devant de la scène les superbes pupitres de haute-contres et de dessus.

L’orchestre Les Passions (Orchestre baroque de Montauban) contribuait efficacement au charme de cet enregistrement grâce à un pupitre de cordes (emmené par Gilone Gaubert) d’une solide maîtrise technique et à la superbe sonorité dans l’accompagnement des airs comme dans les danses et avec le concours des sonorités fruitées des vents et notamment de traversos virtuoses et de bassons très expressifs. On notait les beaux cors naturels des scènes de chasse et d’éclatantes trompettes anciennes. On remercie Jean-Marc Andrieu, directeur musical de cette production, d’avoir redonné vie à ce remarquable opéra baroque occitan.

Un énième enregistrement de Giulio Cesare ou de Don Giovanni est facilement oubliable car on sait qu’on en écoutera bientôt un autre aussi bon sinon meilleur. Par contre on ne peut que s’attacher profondément à cette magnifique gravure de Daphnis et Alcimadure car elle possède l’aura mystérieuse des objets uniques et précieux. On prend aussi conscience à l’écoute de cette merveille qu’une langue régionale est un trésor dont la perte est une tragédie pour le patrimoine commun.



Publié le 07 déc. 2023 par Pierre Benveniste