Festin Royal du Mariage du Comte d’Artois

Festin Royal du Mariage du Comte d’Artois © Giovanni Battista Tiepolo : Le Banquet de Cléopâtre - 1744
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Opulent couvert pour le festin du Comte d’Artois : Alexis Kossenko rassasie les palais

Le 16 novembre prochain marquera le 250e anniversaire d’un mariage princier, le dernier des trois par lesquels le vieux Louis XV entendit unir en grande pompe ses petits-fils, héritiers du trône : les futurs Louis XVI, Louis XVIII et Charles X. Même quand les caisses sont vides, la France trouve toujours deniers pour de somptueuses solennités lorsqu’il s'agit de faire reluire son argenterie et son rang dans le concert des nations, aujourd'hui comme hier, sous les ors versaillais. Ni homard bleu ni macaron à la rose au menu des noces du comte d'Artois et de Marie-Thérèse de Savoie en 1773, mais des festivités réglées par l'avenante comtesse du Barry. À la table d'honneur, le machiniste Arnault a maquetté l'écoulement d'une rivière, aussi éblouissante et intarissable que la demoiselle turinoise reste effacée et mutique. Choisie en remplacement de Louise Adélaïde (écartée en raison d'une brouille entre son père le prince de Condé et le Roi), la toute nouvelle épouse déçoit l’assemblée et lasse aussitôt le vigoureux Charles-Philippe qui ne tarde pas à se consoler auprès de sa maîtresse Catherine Rosalie Gérard, courtisane connue comme « Mademoiselle Duthé ». Une infidélité qui justifia ce grivois quolibet : « le prince ayant eu une indigestion de gâteau de Savoie vient prendre Duthé à Paris ».

Fort heureusement, on sait dans le détail la musique qui accompagna le banquet, puisqu’elle se trouve conservée sous le titre « Simphonie du Festin Royal de Monseigneur le Comte d’Artois / Concert françois arrangé par Monsieur Francoeur, Surintendant de la Musique du Roy », et consultable sur le site Gallica de la Bibliothèque Nationale de France (voir le lien). Alexis Kossenko s’est penché sur le manuscrit pour en retracer précisément toutes les sources. Ce double-album aborde la totalité de cette quarantaine de pièces, jouées dans l’ordre de la partition. Douze compositeurs sont représentés dans cette compilation d’airs à la mode, principalement tirés du théâtre lyrique. Certains alors récents, d’autres remontant aux années 1730 (Pyrrhus et Zaïde de Pancrace Royer, L’Empire de l’Amour du marquis de Brassac).

Au crépuscule de l’Ancien Régime, François Francœur s’inscrit dans une tradition de cérémonial épulaire, celle des Symphonies pour les Soupers du roi Louis XIV écrites pour le rituel du Grand Couvert par Michel-Richard de Lalande et publiées en Suites en 1703 (copie d’André Danican-Philidor), en 1713 (sous l’autorité de Lalande lui-même), puis à titre posthume en 1733 et 1745 (second et troisième recueils). On goûtera ce répertoire dans le quadruple-album enregistré en 1990 par Hugo Reyne et sa troupe du Marais (Harmonia Mundi), et plus récemment Vincent Dumestre et son Poème Harmonique ( voir l’article de Stefan Wandriesse dans ces colonnes en novembre 2022).

Pour le label FNAC en 1993, sous la bannière Musiques des Tables Royales, Hugo Reyne s’était déjà mesuré à ces princières agapes de 1773, résumées en trois services. Avant lui la discographie comptait déjà un vinyle de Jean-François Paillard capté en juin 1966 (Erato, une louchée d’extraits des Deuxième et Quatrième Suites). Voilà trois ans, Alexis Kossenko nous avait déjà régalés par une somptueuse anthologie en hommage à l’orchestre dresdois d’Auguste Le Fort (voir mon compte-rendu) ; sur les brisées de ce récital d’apparat, il récidive ici par une fastueuse reconstitution. Rodé en concert (en septembre 2022 à Tourcoing) un mois avant les sessions versaillaises, le présent projet vise à reconstituer un son royal, « une royauté qui s'affirme tant dans la magnificence que dans la grâce, dans la fermeté comme dans la délicatesse, dans le drame comme dans la langueur ». Renseignés par les recherches de Michael Greenberg, les effectifs idoines ont été mis à contribution dans un souci de véridicité : comparé aux 78 musiciens attestés pour l'historique banquet, qui devaient se faire entendre par-delà le brouhaha des centaines de convives, l'enregistrement en a mobilisé 69, dont une cinquantaine de cordes, deux flûtes, cinq hautbois, deux clarinettes, six bassons, quatre cors, trompette et timbale.

On se réjouit que la gourmandise à gros gabarit se justifie par une telle caution d’authenticité. Laquelle esthétiquement, selon le maître-queux et maître d’œuvre, réinterroge « les règles d'interprétation dites baroque pour les adapter à la décennie 1764-1774, menant de la mort de Rameau à l'arrivée de Gluck à Paris, durant laquelle le style musical évolua imperceptiblement du baroque tardif au classicisme naissant ». En des années où Joseph Haydn bouillonne dans sa veine Sturm und Drang (Symphonies Funèbre, La Passion, Le Feu, Tempora Mutantur…), où Mozart pétille dans sa période salzbourgeoise (symphonies 14 à 30 du catalogue Köchel) : le langage et la nomenclature modernes se forgent, sans compter les innombrables prémices du genre émanés de la marmite hexagonale (voir le panorama de la base Philidor). Sous sa vêture instrumentale, cette cornucopia d’airs et rondeaux écrits ou assemblés par Francœur fournit des ingrédients dignes d’alimenter cette floraison. On notera que les morceaux les plus développés sont les quatre vastes Chaconnes qui chacune avoisinent les huit minutes (la longue conclusion de celle de Pierre-Montan Berton ne déparerait pas un Final de symphonie !).

Quand certaines pages éclosent dans une sensibilité galante (tour à tour délicates et fruitées, les parures avec cors et clarinettes de Bernard de Bury, avec flûtes et bassons de Joseph Hyacinthe Ferrand), d’autres renvoient à la danse ou la scène de genre (Musettes, Gavottes, Tambourin et autres Chasses, la facétieuse Contredanse de Jean-Claude Trial pour La Fête de Flore), d’autres s’ancrent encore dans un certain archaïsme, renforcé par la percussion : Air marqué du Ballet de la Félicité, une fière Marche des Fêtes de l’Hymen et de l’Amour, l’inénarrable Contredanse qui clôt le premier CD, ou globalement la Quatrième Suite « mêlée de trompette, timbales et cors ». Mais le génie du compilateur et (ré)orchestrateur est peut-être d’alterner tous ces mets, de rendre hommage aux dilections du vieux Louis XV tout autant que les compléter à sa propre guise et les actualiser à l’heure du jour, pour plaire à la nouvelle génération, remaniant tel Tambourin de Rameau comme on revisite une recette. Suivant en cela la même éthique que l’on lit dans le Discours préliminaire de L’Art du Cuisinier : « j’ai eu l’occasion de faire l’épreuve des méthodes les plus accréditées, souvent même de les améliorer, après des expériences successives ; et c’est le tableau de ces améliorations, de mes procédés particuliers que je présente, avec toutes les circonstances nécessaires » écrivait le célèbre gastronome et restaurateur Antoine Beauvilliers (1754-1817), ancien Officier de Bouche de l’obèse comte de Provence, frère du marié.

Ajoutant « La délicatesse de notre table fut portée, dans le siècle dernier, à un tel degré de perfection, qu’il sera bien difficile de la surpasser. Les Français se glorifiaient de voir le goût de leur cuisine régner, avec le même empire que leur langue et leurs modes ». De même que ces quatre Suites magnifiaient un patrimoine musical en résistant aux influences italiennes. Au long de ces deux roboratives heures en l’honneur du jeune Comte d’Artois, la prestation du conglomérat Les Ambassadeurs – La Grande Écurie permet d’admirer cette suprématie et s’avère sans rivale dans la discographie. Son copieux éventaire, offert avec le soin, l’opulence et les saveurs les plus légitimes, ne risque pas d’être menacé de sitôt. Hédonisme, raffinement et panache, à satiété. Serviette au col, les mélomanes épicuriens accourront à cette bombance de haute tenue.



Publié le 18 oct. 2023 par Christophe Steyne