Les soupers du roi - Lalande

Les soupers du roi - Lalande © Louis XIV et sa famille travestis en dieux de l’Olympe, Jean Nocret, 1670
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Michel-Richard de Lalande, Comus musicien

Il est dix heures du soir. Dos à la cheminée, Le roi a réuni les membres de sa famille pour souper au grand-couvert selon un cérémonial rigoureusement organisé et très codifié : c’est un insigne honneur que d’y assister pour les convives et les privilégiés qui contemplent la scène. Tous les quinze jours, l’omnipotent surintendant de la musique du Roi, Michel-Richard de Lalande puise, pour la circonstance, dans ses divertissements profanes mais choisit aussi des pièces composées spécifiquement pour l’occasion de quoi constituer plusieurs suites où règne, presque sans partage, la danse, véritable miroir musical du monarque. Adressant à ses musiciens un regard plein d’autorité, de La Lande lève le rouleau qui lui sert à battre la mesure. Dans l’antichambre s’élève alors cette « grande pièce » aux accents de passacaille que le roi reconnaît aussitôt et qu’il demande souvent, tant elle lui plaît. Le roi est content et va témoigner publiquement de son solide appétit : sa belle-sœur, la Palatine, s’en fera à nouveau l’écho dans une prochaine lettre…

Pour notre part, nous avons « dévoré » cet album avec grand plaisir. En effet, malgré leur renommée, ces Symphonies pour les Soupers du Roi ont été négligées depuis de nombreuses années. Après avoir, des années 1950 jusqu’aux années 1970, offert des morceaux de choix à nombre de microsillons (et la notice cite fort opportunément des chefs comme Roger Désormière, Roland Douatte, Louis de Froment et Jean-François Paillard auxquels on pourrait ajouter Paul Kuentz, Günther Kehr et Bernard Wahl), ces pièces ont été ensuite éclipsées. Le caractère pompeux mettant essentiellement en avant les fanfares au détriment de pages plus subtiles les desservait sans doute. Un autre handicap résidait dans des sources souvent fragmentaires, livrant des partitions dépourvues de parties intermédiaires - cette « farce » si constitutive de la musique française de cette époque - (ici habilement reconstituées par des musiciens de grand talent : Lucas Peres, Gérard Geay et Thomas Leconte, qui signe à nouveau ici une notice aussi érudite que brillante).

Il fallut attendre 1990 et la contribution essentielle d’Hugo Reyne et de sa Simphonie du Marais pour que ces pages incontournables de la musique de table trouvassent enfin une lecture idiomatique, tant dans le choix des instruments que dans le respect des règles d’exécution. Présentée comme une intégrale (ce qui est juste au regard du premier recueil élaboré par André Danican-Philidor, copiste et bibliothécaire musical du roi), cette somme rassemblait 158 pièces colorées et très agréables à écouter en dépit de quelques instruments exotiques superflus. Toutefois, cette production audacieuse et inespérée avait de quoi intimider d’autres ensembles qui désertèrent malheureusement à nouveau ces Suites. En 2015, Jürgen Groß et son ensemble Elbipolis Barockorchester Hamburg renouaient avec ces florilèges d’antan, piochant parmi les suites et livrant une lecture originale du Caprice de Villers-Cotterêts, sans ses ajouts ultérieurs de trompettes et timbales. La matière orchestrale y était très belle avec un son charnu et une maîtrise du style français tout à fait remarquable.

Après avoir évoqué le coucher du roi (voir ma chronique), il était en effet indispensable pour la collection Château de Versailles Spectacles de célébrer les fastes de la table en rendant hommage au corpus de de Lalande et de poursuivre une collaboration déjà riche de plusieurs fleurons (Phaéton, Cadmus et Hermione et Le Bourgeois Gentilhomme de Lully) avec Vincent Dumestre et son extraordinaire Poème Harmonique. Le programme semble s’articuler en trois grands « services » introduits ou conclus par des passacailles ou des pièces qui en adoptent certaines caractéristiques. Entre-temps, trois suites viennent s’intercaler, invitant au passage le beau-frère de Michel-Richard, à savoir Jean-Féry Rebel, dont de Lalande avait épousé la sœur aînée, Anne, l’année suivant sa nomination comme l’un des sous-maîtres de la Chapelle Royale. Celle-ci, chanteuse renommée, donna deux filles au compositeur Marie Anne et Jeanne, toutes deux très estimées du roi mais qui moururent dans la fleur de l’âge en 1711. Le monarque, venant de perdre lui aussi son fils, le Grand Dauphin, témoigna de son affection au compositeur en lui disant : « Vous avez perdu deux filles qui avaient bien du mérite ; Moy, j'ay perdu Monseigneur. La Lande, il faut se soumettre ». Ici, c’est à un minutage un peu chiche qu’il faut se résigner, ce qui nous laisse un peu sur notre faim. Pourquoi avoir amputé le Concert de Trompettes ou plus encore le Caprice de Villers-Cotterêts de la sorte, limitant l’emploi de ces instruments à moins de six minutes ? Une autre légère réserve réside dans la présentation des pièces qui en omet la provenance détaillée. On se référera avec profit à l’ancien ouvrage de Marcelle Benoît et Norbert Dufourcq paru chez Picard ou mieux encore à la somme établie par Lionel Sawkins A Thematic Catalogue of the Works of Michel-Richard de Lalande (1657-1726) publié par Oxford University Press en 2005 (attention toutefois au prix prohibitif).

Fort heureusement, les beautés et plaisirs dispensés par cet album en compensent aisément les quelques frustrations. D’emblée, on est séduit par la gravité de la Grande Pièce royale à la matière sonore absolument magnifique. Le son est ample, généreux, velouté dans le volet introductif pour devenir incisif et pétillant dans l’épisode en fugato qui nous conduit au raffinement délicat du passage en majeur où violon et basson rivalisent de sensualité (remarquables Fiona-Émilie Poupard et Jérémie Papasergio). On pourra ici comparer avec l’approche chambriste adoptée dans l’album consacré au Coucher du roi (qui - bien que très réussie - nous privait de ces couleurs) et constater combien ce duo amoureux (d’un dessus et d’une taille – Lalande étant un brillant organiste) sait ici bien nous toucher. Le passage en gavotte, qui rétablit sol mineur, convoque une musette étonnante mais qui renouvelle avec bonheur notre approche de cette page. Les dialogues qui suivent entre les instruments à anche et les cordes sont également des plus réussis. On comprend aisément l’affection de Louis XIV pour cette pièce exceptionnelle révélatrice d’un très grand compositeur.

La suite en sol mineur débute sur une ouverture bien connue : celle des Éléments, ballet écrit en collaboration avec André Cardinal Destouches pour animer la jeunesse de Louis XV. Toutefois, cette ouverture pleine de majesté mais aussi d’esprit (magnifique fugato) lui est antérieure, de Lalande l’ayant déjà utilisée pour d’autres divertissements de jeunesse (Adonis, Myrtil et Mélicerte…). Si l’Air des Combattants évoque les bruits de guerre des tragédies en musique, la Muzette fait irrésistiblement penser à Marin Marais (que de Lalande eut comme camarade durant sa formation à St-Germain-L’Auxerrois) par ses sonorités graves et mystérieuses, véritablement envoûtantes. L’Entrée des Matelots précède de sa démarche bonhomme un Tambourin on ne peut plus coloré : c’est la Provence qui semble défiler devant la table du Roi Soleil, cordes pincées, percussions s’illuminent du son des petites flûtes et flageolets pour dispenser une joie inébranlable.

La fanfare inaugurale du Concert de Trompettes pour les Fêtes sur le Canal de Versailles introduit par son rondeau le Caprice de Villers-Cotterêts, une autre page très appréciée de Louis XIV. Seul le final en est ici restitué. Après une éclatante sonnerie, c’est un passage très émouvant, qui se teinte d’une terrible nostalgie qui donne une fois encore l’occasion au basson de livrer toute son expressivité. Si l’on ne peut que déplorer l’absence de pièces d’orgue du compositeur, on imagine aisément grâce à cet épisode ce que pouvait donner un récit de tierce en taille sous ses doigts avec une manière qu’un François Couperin ou un Nicolas de Grigny ne pouvaient qu’imiter.

Les pièces de Monsieur Rebel nous plongent aussitôt dans l’univers des ballets de ce compositeur si créatif et original, lui aussi grand maître du « Caprice » (une œuvre éponyme est signée de lui et ses propres Éléments s’achèvent sur une page flamboyante de ce genre tout comme ses fameux Caractères de la Danse). Sa Villageoise arbore une rusticité roborative à laquelle succède l’agitation d’une Tempête, sœur de celles de Thétis et Pélée (Collasse) et d’Alcyone (Marin Marais) : notes répétées, gammes fusées et machine à vents sont très affairées pour nous plonger dans un désordre climatique pittoresque. Mais c’est essentiellement le Quatuor qui retient le plus l’attention par la splendeur de son écriture. Outre l’élégance de son contrepoint, celui-ci mobilise également le basson pour des passages en récit ou en dialogue avec les cordes. Une grande sérénité imprègne cette page magnifique qu’on trouve souvent attribuée à de Lalande puisque figurant dans le 3e Caprice de ce dernier dont est ici donné un aperçu. De ce fait, il se termine en suspens sur la dominante (la majeur), ce qui rend un peu abrupte l’arrivée de la Passacaille (en ut mineur), signalant sans doute l’acheminement de nouveaux mets. Cette pièce semble se muer en chaconne avec un passage en majeur particulièrement aérien d’une grande légèreté. Le retour du mineur n’en est que plus saisissant. Certains passages font immanquablement penser à celle d’Armide de Lully.

La dernière suite ne cesse de moduler. Son Prélude en mi mineur pourrait tout à fait évoquer l’arrivée de quelque magicienne, alors que l’Allemande passant à la sous-dominante en la mineur affiche, quant à elle, un profil assez hautain qui ne laisse guère présager de la tendresse mélancolique qui parcourt le Trio (délicieux dialogue de la flûte et du hautbois) pas plus que de l’irrésistible pulsation qui anime le Petit Air où l’on retrouve la marque de Vincent Dumestre avec cette manière inimitable de colorer et faire danser des pages qui pourraient paraître insignifiantes par d’autres et qui ici se parent d’une grâce incroyable. Le Rondeau semble rendre hommage à Robert de Visée par le choix des cordes pincées (merveilleux Thibault Roussel et Victorien Disse). Quel plaisir en outre de retrouver la souriante Musette de l’Inconnu (autre ballet de jeunesse de Louis XV) ! Cette page figurait dans la plupart des florilèges des anciens microsillons pour devenir introuvable ensuite (Reyne ne l’ayant pas retenue puisqu’elle sortait du corpus de 1703). Il suffit de l’entendre une fois pour la mémoriser instantanément tant son refrain charme et évoque les délices d’une campagne verdoyante. Musette, hautbois, cordes s’unissent ici pour un concert pastoral digne des Fêtes Galantes. Une alerte Gigue devance la Passacaille ou Grande Pièce qui vient s’offrir en miroir de celle qui a introduit ce festin royal. Majesté, grâce mélodique, ligne de basse qui parfois semble déjà faire songer à Rameau, maîtrise suprême des dialogues entre les pupitres, architecture d’un discours qui se renouvelle sans cesse, beauté des voix intermédiaires : tout concourt ici à conclure ce souper en apothéose, comblant autant l’esprit que les sens.



Publié le 30 nov. 2022 par Stefan Wandriesse