Grands Motets - Mondonville

Grands Motets - Mondonville ©Portrait de Mondonville par Quentin de La Tour - 1747
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La gloire du Concert spirituel

Arborant un large sourire et un regard pénétrant, Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville respire de vie dans le portrait remarquable qu’en fit le « prince des pastellistes », Quentin de La Tour en 1747. Cette année-là, le compositeur livrait au public un Concert de violon avec chant malheureusement perdu. Brandissant son instrument, qu’il semble accorder sous nos yeux, Mondonville nous laisse imaginer, par sa physionomie engageante, un homme fort sociable, élégant et plein d’esprit, ce dont sa musique regorge.

Pourtant, la discographie de ses œuvres est assez peu nourrie tout en comptant cependant d’excellents enregistrements. En 1997, William Christie et Christophe Coin publiaient leur propre florilège de motets, évitant tout doublon par leur choix programmatique. En matière d’exécution, la différence s’affichait nettement : le premier privilégiant une approche grandiose (celle de la Chapelle Royale), le second plus provincial (ce qui pouvait pleinement se concevoir, étant donné le séjour lillois du compositeur) avec une atmosphère plus chambriste (et un latin non gallican). Plus proches de nous, Louis Castelain et son Parnasse Français s’étaient penchés avec bonheur sur le Nisi Dominus, repris par la suite par György Vashegyi dans son double album intégrant le Magnus Dominus et le Cantate Domino jusque-là laissés de côté par ses prédécesseurs. Au vu de la qualité des œuvres, on s’interroge sur leur rareté au répertoire, étant donné l’accessibilité des éditions. Sans doute, la configuration bien française (hautes-contre et tailles, ce qui suppose beaucoup de ténors dont certains très aigus) explique-t-elle le caractère encore confidentiel de ces motets qui firent les beaux jours du Concert Spirituel au XVIIIe siècle. Le Venite exultemus, par exemple, aurait ainsi bénéficié de plus de soixante auditions entre 1743 et 1762. Le Cœli enarrant gloriam Dei, ici présent, fut donné vingt fois entre 1750 et 1752, puis environ quatre fois par an les années suivantes.

L’étoile montante Gaétan Jarry, qui a offert déjà de très belles contributions chez Château de Versailles Spectacles (voir les chroniques Les Arts Florissants de Charpentier, George Dandin de Lully, ou encore les Te Deum de Blanchard et Colin de Blamont - avec Daniel Cuiller) ne pouvait qu’aborder avec la gourmandise qu’on lui connaît ce corpus absolument incontournable à qui veut saisir la magnificence du répertoire de la Chapelle Royale sous le règne de Louis XV, comme comprendre le singulier engouement suscité par ces œuvres hautes en couleurs auxquelles le public accourait en foule.

Pierre-Louis D’Aquin de Château Lyon, dans son Siècle littéraire de Louis XV ou Lettres sur les hommes célèbres se montre particulièrement prodigue d’éloges sur ce Narbonnais, né le jour de Noël 1711 et qui allait connaître une brillante carrière à Lille, Paris et Versailles avant de s’éteindre en 1772 à Belleville qui n’était alors encore qu’une campagne. Il avait épousé Anne-Jeanne Boucon (claveciniste réputée, élève de Rameau et dédicataire de plusieurs pièces de clavecin éponymes) avec qui il semble avoir été heureux et qui lui survivra jusqu’en 1780. Aussi n’est-il guère étonnant de lire ces lignes : « Monsieur de Mondonville paraît, on le met à côté de Lalande ; quelle gloire pour lui ! Campra, après s’être essayé contre Lully sans triomphe, avait voulu le disputer à Lalande, et sa défaite ne l’avait pas mis hors de combat ; Monsieur de Mondonville attaque le même athlète, il balance la victoire, monte enfin sur son trône et le partage. » Plus encore, une phrase résume à elle seule cette admiration sans bornes : « Mais si je n’étais pas Rameau, qu’aurais-je de mieux à désirer que d’être Mondonville ? ». Voilà qui nous fait infiniment regretter les pertes d’autres grands motets et en particulier de ceux en français (Les Israélites à la montagne d’Horeb, 1758, Les fureurs de Saül, 1759) ou encore cet intriguant Concert à trois chœurs (1738) dont on peine à imaginer les contours.

Cette originalité ne réside pas seulement dans le caractère novateur de ses compositions mais aussi dans des spécificités d’écriture qui font sa marque de fabrique. À la texture française à cinq, Mondonville préfère souvent une écriture à trois parties de cordes, très virtuose, et agrémente celle-ci de parties de flûtes, de bassons ou de hautbois pour des couleurs particulières en lien avec le sens du texte. Il possède également une prédilection pour les francs unissons massifs aussi bien au chœur qu’à l’orchestre, connaissant parfaitement l’énergie qui s’en dégage. Pour autant, il sait recourir également à un contrepoint d’une rare élégance et manie les dialogues entre textures avec une aisance étourdissante. De surcroît, ses récits et ensembles sont marqués par un charme mélodique évident qui séduisent immédiatement l’auditeur. Son inventivité s’exprime enfin dans les contrastes qu’il sait insuffler aux différentes sections d’un motet, parfois même au sein d’une même page, illustrant les textes sacrés avec une rare intelligence, sachant dépasser un trait décoratif qu’on a pu parfois lui reprocher : bien des épisodes sont empreints de profondeur et c’est souvent un souffle réellement épique qui éclate avec une puissance très impressionnante en de nombreux endroits.

C’est d’ailleurs celle-ci qui s’exprime d’emblée, au mépris de la justesse chronologique, puisque l’In exitu Israël est le motet le moins ancien du programme (1753), mince réserve il est vrai. Son altière marche inaugurale figurant la sortie d’Égypte débouche sur trois chœurs très dissemblables qui s’enchaînent : une psalmodie initiale, reprise en faux-bourdon, plante le décor en référence aux temps anciens pour céder la place au tempétueux Mare vidit aux notes tremblées et aux gammes affirmées avant que l’électrisant Jordanis conversus est ne vienne nous clouer sur notre siège par son aspect terrifiant. Ce triple exorde servirait à lui seul de carte de visite pour Marguerite Louise et l’excellence de son chœur : mise en place millimétrée, éventail de nuances confondant, diction parfaite, le tout reposant sur un édifice orchestral d’une extrême fluidité. Voilà un début d’une splendeur effrayante.

Avec Mathias Vidal, les montagnes aux masses pesantes (cordes dans le grave et bassons) dansent avec grâce et se parent d’éclairages subtils portés par une ligne vocale ciselée avec un rare raffinement, surclassant son prédécesseur Paul Agnew. Les vocalises nous conduisent avec délices sur les sommets de ces paysages escarpés.

Entonné par toutes les basses, le Quid est tibi renoue avec l’esprit de gravité initial, encore plus assombri par sa tonalité audacieuse de si bémol mineur. Quelques mesures plus loin, la musique s’enflamme sur A facie Dei Jacob (l’entrée du chœur procure de réels frissons !). L’ensemble s’anime encore davantage sur Qui convertit petram entonné par la basse avec d’ardentes vocalises galvanisant la masse chorale pour déboucher sur des gammes ascendantes (stagna aquarum) et nous plonger en plein drame à partir de Non nobis Domine (retour de si bémol mineur). L’urgence qui se dégage de cet ensemble est absolument irrésistible.

Par son esprit galant, le Qui timent Dominum ne laisse en rien présager le caractère endeuillé qui initie le Non mortui laudabunt qui rappelle le De profundis écrit par Mondonville pour les obsèques de son collègue Henry Madin à la Chapelle Royale. Mais la lumière triomphe avec l’irruption en sol majeur sur Sed nos qui vivimus plein d’une vivacité qui ne peut se contenir. Ce verset pourrait faire penser au Euntes ibant et flebant de l’In convertendo de Rameau par sa structure mais l’écoute permettra aussitôt de différencier les deux compositeurs : science et subtilité chez le Bourguignon, efficacité sans ambages chez le Narbonnais.

Datant de la période lilloise (1734), le Dominus regnavit est le plus ancien des motets de ce programme et possède encore quelques traits de l’écriture de Lalande. La fugue toute française, qu’il offre dans son premier verset s’établit sur le matériau présenté dans la ritournelle introductive, et fait montre d’une fière allure par son rythme pointé. L’homophonie règne à partir de la modulation en si bémol majeur avec une mise en valeur de Decorem indutus est avant de réaffirmer le sujet initial à l’unisson et de conclure magistralement cette page qui ne pouvait que saisir les contemporains. Si Gaétan Jarry lui confère un peu plus de légèreté que William Christie, il sait néanmoins adopter un ton juste qui plutôt que de nous faire baisser les yeux devant Dieu, nous invite à regarder vers le ciel avec admiration.

L’Etenim firmavit orbem terræ et le Parata sedes tua ex tunc offrent des contrastes saisissants : à l’extrême gravité (presque un trio des Parques) du premier épisode (parfaits Mathias Vidal, François Joron et David Witczak) s’oppose un délicieux duo de dessus agrémenté des notes pastorales des hautbois (remarquables Neven Lesage et Joan Olaberria aux timbres fruités et moelleux). Mais le sommet de ce motet réside bien entendu dans sa fameuse tempête Elevaverunt flumina qui valut à son auteur une réputation pleinement justifiée. Tout mugit ici, les flûtes élancent leurs notes étincelantes, les cordes grondent de leurs gammes roulées et qu’entrecoupent ça-et-là des arpèges brisés, plantant un décor dont le chœur, d’une excellence admirable, devient à la fois protagoniste et commentateur du spectacle agité des eaux. Que les exclamations sur flumina vous foudroient ! Il faut entendre comment ces voix rayonnantes qui s’ajoutent peu à peu savent donner cette sensation du flot qui enfle, pour finalement procurer une sensation d’immensité étale sur mirabiles figurant le caractère admirable des soulèvements de la mer. Comment mieux préparer la voie au merveilleux Testimonia tout illuminé de la voix radieuse de Maïlys de Villoutreys ? Si son début fait la part belle à une noble déclamation qui opère son retour pour conclure, c’est un épisode central plein d’une gaîté aérienne magnifiquement rendue qui vient inviter à danser (c’est en effet une gavotte qui se fait jour sur Domum tuam).

Le chœur offre enfin une doxologie inoubliable où prime l’aspect concertant avec des réminiscences vivaldiennes (unissons, marches d’harmonie) assez nettes. L’audition rend palpable la joie qu’ont les chanteurs et musiciens à faire sonner ce final véritablement grisant.

Le programme se conclut par le Coeli enarrant que la Reine Marie Leszczynska avait commandé au compositeur et fit exécuter chez la Dauphine qui gardait sa chambre le 13 décembre 1749. Il semblerait d’ailleurs que plusieurs musiciens aient eu à travailler sur ce psaume 18 même si les partitions n’en ont pas été conservées. Loin de traiter tous les versets, Mondonville se concentre sur les pages lui permettant de cultiver cette « harmonie imitative et ce vrai que peu de compositeurs connaissent » pour reprendre les termes de D’Aquin de Château Lyon. Le succès fut au rendez-vous, comme cela a été souligné plus haut, comme l’envie dont firent preuve les rivaux de Mondonville face à l’excellence de cette partition.

Par son portique inaugural, propulsé par les arpèges en noires des violons, le chœur initial, en ré majeur, s’élance fièrement, par des entrées fuguées sur Coeli enarrant qui, une fois leur exposition réalisée, donnent lieu à de savoureux dialogues entre tailles, basses-tailles et basses puis dessus, hautes-contre et tailles sur opera manu ejus pour envisager diverses combinaisons par la suite et conclure avec une assurance non dissimulée. Le duo de dessus (en sol majeur) est ici plus animé dans son tempo que chez Christophe Coin. Loin de considérer comme Carmontel ce duo comme « le babil de deux commères », nous préférons ici donner crédit à l’abbé Joannet qui évoque « un badinage ingénieux et plein de grâces ». Adressons nos bravos pour ces délicates vocalises en triolets de doubles croches si bien servies par Maïlys de Villoutreys et Virginie Thomas. Ce duo était promis au succès et on comprend pourquoi Michel Blavet en réalisa une transcription pour deux flûtes allemandes, permettant une réappropriation domestique de cette page souriante. On sait par ailleurs que Madame Victoire, l’une des filles de Louis XV, fit chanter indépendamment ce duo chez elle vers 1751.

Au relatif (mi mineur), le chœur In omnem terram prouve, s’il en était encore besoin, le solide métier de Mondonville. Mais le sommet de ce motet est assurément le double récit de basse-taille où David Witczak (déjà magnifique dans l’In exitu) fait montre d’une réelle perfection, surpassant son devancier Jérôme Corréas, ce qui n’est pas peu dire ! Dans la lumière de la majeur (la tonalité solaire de la fête des Incas dans Les Indes Galantes !), l’étagement des accords des cordes, rejointes par les flûtes, rend hommage à Rameau : rayonnement et chaleur sont tangibles, In sole posuit tabernaculum suum constitue le premier volet d’un triptyque auquel s’enchaîne aussitôt (Gaétan Jarry respectant scrupuleusement la partition qui spécifie bien « d’enchaîner ») l’une des pages les plus époustouflantes de tous les grands motets du XVIIIe siècle : l’Exultavit ut jigas qui dépeint la course du soleil. Il faut dire que l’idée en est absolument géniale en dépit de son extrême simplicité : les voix du chœur opèrent par tuilage, se relayant d’un pupitre à l’autre sur une simple gamme en la majeur, ascendante, surgissant des profondeurs pour atteindre son zénith au la aigu des dessus et amorcer en suite sa lente descente en sens inverse. Une sorte de Walking Bass vient animer le mouvement, contrepointé par le récit extasié de la basse-taille, qui nous communique toute sa ferveur. Cette page est un véritable chant d’amour à la nature qui trouve son extraordinaire péroraison dans une incroyable acclamation vocale où est réaffirmé le premier verset du motet sollicitant avec héroïsme l’aigu de la voix de basse (fa dièse et sol bécarre). On comprend encore d’Aquin de Château Lyon quand il écrit que « ce motet doit engager son Auteur à ne pas quitter une carrière dans laquelle il est le premier ».

La doxologie semble reprendre les ingrédients de celle du Dominus regnavit mais augmentant encore celle-ci par une écriture qui semble mêler ariette avec chœur et fugue. Il semble qu’au XVIIIe siècle aient été envisagées diverses possibilités d’exécution pour la partie soliste puisque Mesdemoiselles Fel ou Chevalier sont citées dans les témoignages mais aussi un certain Monsieur Besche, le cadet, Ordinaire de la Musique du Roi, haute-contre alors en pleine ascension, qui acquiert alors de vifs applaudissements grâce à cet éblouissant final. Si Rodrigo del Pozo (version Coin) se risquait à un téméraire contre-ré sur la cadence, son timbre de voix s’avérait moins séduisant que celui de Mathias Vidal qui vient ici couronner l’édifice choral avec panache. Après une fausse fin (quelques applaudissements ont certainement dû se faire entendre lors des premières exécutions !), le mode mineur opère un retour aussi saisissant que bref avec une conclusion péremptoire à l’unisson du sujet initial en ré majeur. On comprend donc aisément le triomphe récolté par un tel motet, tant le caractère de cette musique est direct, immédiatement saisissable, ce qui ne veut pas dire facile ou superficiel.

Ce cinquième numéro de la collection Grands Motets s’affirme donc comme l’un des plus heureux du genre, Gaétan Jarry et les siens « partageant le trône » pour l’excellence avec Stéphane Fuget (inoubliables Lully, voir les chroniques du Miserere et du Dies Irae). Puisse Marguerite Louise nous donner les autres motets de Mondonville (on rêve d’un Venite exultemus auquel pourraient s’adjoindre les Pages) et explorer d’autres terres, notamment celles d’Esprit Blanchard, d’Henry Madin mais aussi du brillant François Giroust auquel l’enthousiasme de Gaétan Jarry saurait donner une renaissance bien méritée.



Publié le 26 juil. 2022 par Stefan Wandriesse