La guerre des Te Deum - Blamont, Blanchard

La guerre des Te Deum - Blamont, Blanchard ©
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Duel musical à la Chapelle Royale

Emblème musical des événements festifs rythmant la vie de cour, mariages, naissances, convalescences, anniversaires, victoires militaires ou traités de paix, le Te Deum a inspiré, souvent avec bonheur, la plupart des compositeurs de renom de l’Ancien Régime. On connaît la fortune discographique de certains d’entre eux, qu’il s’agisse de celui, célébrissime, de Charpentier ou dans une moindre mesure, celui de Lully, plus grandiose encore et solidement architecturé ou encore de Delalande, dont Vincent Dumestre donnait une éclatante lecture, il y a peu (voir la chronique). Il était donc à prévoir, que la collection Château de Versailles se penchât sur des pièces illustres du genre. On lui saura gré ici de mettre à l’honneur deux compositeurs encore fort méconnus : Blanchard et Colin de Blamont.

La guerre des , auquel l’album doit son titre, donna lieu, au-delà de l’épisode narré par Laurent Brunner dans la notice (une querelle de préséance entre un sous-maître de la Chapelle Royale et le surintendant de la Chambre du Roi) à bien des batailles. Le conflit évoqué ici n’en constitue qu’un épisode. Benoît Dratwicki, auteur d’un ouvrage (issu lui-même d’une thèse remarquable) consacré à Colin de Blamont, rappelle les tensions lors d’exécutions de Te Deum, entre ce surintendant de Louis XV et les sous-maîtres de la Chapelle, Bernier et Campra, Madin s’étant, quant à lui, tenu à l’écart de cette querelle.

L’absence de réelle présentation des œuvres dans le livret (ce à quoi ne nous avait pas habitués les productions antérieures de cette collection) nécessite qu’on s’attarde à les considérer avant de nous prononcer sur la restitution qui en est faite. Toutes deux ont pour tonalité principale ré majeur, favorable aux trompettes très sollicitées dans les Te Deum de l’époque. Leur nombre de mouvements est tout à fait comparable. Toutefois, leur style en diffère quelque peu. Associé à la victoire de Fontenoy (1745), celui de Blanchard est daté du 20 mai 1744 (certains versets comprenant deux versions possibles) rappelle par sa cohérence les œuvres du siècle précédent, tandis que celui de Blamont fut composé entre 1725 et 1726 puis remanié ultérieurement, sacrifiant à l’évolution du goût du public, en introduisant des éléments rappelant parfois Rameau ou franchement italianisants, estompant peu à peu le modèle de Delalande, qui fut son maître.

Esprit Joseph Antoine Blanchard n’est fort heureusement plus tout à fait inconnu depuis que l’ensemble Les Passions sous la direction de Jean-Marc Andrieu a exhumé certains de ses superbes grands motets dans un enregistrement très remarqué, à juste titre. Ce provençal, qui eut Poitevin comme maître (le même que Campra), se fit remarquer en différents coins du royaume : Marseille, Besançon et Amiens avant de prendre la succession de Bernier à la Chapelle Royale en 1738. Son Cantique d’action de grâce s’avère remarquable à plus d’un titre. Son rondeau initial est assez irrésistible et débouche sur une immense page chorale (Te Deum laudamus), débutant comme une fugue à la française, puis superposant ensuite les vocalises de laudamus aux valeurs longues de confitemur. Des éléments de la fanfare introductive réapparaissent servant de transition entre des passages plus verticaux. Un cantus firmus apparaît sur Te aeternum Patrem en rondes, aux dessus, contrepointées par les cordes. Puis le motif initial de la fugue vient s’unir à ce motif en valeurs longues, démontrant un savoir-faire confondant. Cette section débouche sur un allègement de la texture, seules les voix aiguës du chœur étant requises pour le Tibi omnes angeli avant d’être rejointes par l’ensemble de l’effectif. Le Sanctus vient s’établir à nouveau sur un motif en blanches pointées, pendant que sont martelées les paroles incessabili voce proclamant. La cadence s’établit à partir d’un dramatique accord de septième diminuée qui se résout sur Dominus Deus Sabaoth dans la sérénité.

Curieusement, le Pleni sunt caeli (en ré mineur) est confié à la haute-contre soliste, dans un air très virtuose de par ses héroïques vocalises sollicitant à de multiples reprises le contre-ut (de manière encore plus marquée sur laudat exercitus). Le Patrem omnipotentem (la mineur) débute sur un motif (une sixte descendante) qui rappelle celui du quatuor du troisième caprice de Lalande. C’est un magnifique duo de tailles empreint de noblesse, auquel répond un duo de dessus aux exubérants mélismes sur Tu rex gloriae qui rappellerait davantage Mondonville. La fin sur Judex crederis et le retour en la mineur est assez saisissante. Le Te ergo quaesumus choral débute en fa majeur pour s’assombrir un ut mineur avant de trouver apaisement dans le ton initial sur redemisti. Confié à la basse-taille, l’Aeterna fac (fa majeur) constitue une sorte d’ariette où la voix dialogue avec les figurations joyeuses des violons. Le Salvum fac renoue en revanche avec le récit de basse-taille à la française avant de retrouver l’esprit italien sur Et rege eos. le Per singulos dies renoue avec ré majeur et appartient au genre air entonné par coryphée (haute-contre) et repris par le chœur en rondeau. Le Dignare Domine est un touchant récit de dessus (ré mineur) tandis que mesure ternaire et mode majeur animent le Fiat misericordia illuminé par les gazouillements des flûtes. L’In Te Domine speravi débute sur une fugue à deux sujets avant que les voix ne scandent non et que trompettes et timbales ne viennent couronner le tout de leur éclat.

L’œuvre de Colin de Blamont frappe par sa variété et le côté spectaculaire de certaines de ses pages. Plus d’une vingtaine d’exécutions à la cour en ont été recensées entre 1727 et 1758, c’est dire le succès d’une partition qui fut applaudie à diverses reprises au Concert Spirituel. La version de 1745 est profondément remaniée et constitue une œuvre repensée de fond en comble. Avec trompettes et timbales, le prélude initial, qui offre le matériau à une ariette de haute-contre, diffère complètement de la symphonie d’origine. L’effet d’entrée du chœur en ré mineur, qui devait s’avérer particulièrement redoutable, se voit ici quelque peu gommé par le caractère léger qui le précède. Toutefois sa polyphonie montre le métier du surintendant de Louis XV et combien sa formation auprès de Delalande lui a été profitable. Le Te aeternum Patrem offre une transition verticale à laquelle succèdent des motifs ascendants qui aboutissent à un terrifiant accord de neuvième avec quinte augmentée de toute beauté sur Terra suivi d’un silence dramatique avant de trouver le repos sur le veneratur de la cadence.

À l’instar du traitement de Blanchard sur le même verset, le Tibi omnes angeli est confié aux dessus et hautes-contre du chœur mais cette fois-ci sur un rythme de gavotte, du plus gracieux effet. Vient ensuite l’un des sommets de ce Te Deum : la louange du Dieu des armées, sur Sanctus Dominus Deus Sabaoth, d’un développement inusité. Motif ascendant en valeurs longues, entrées en imitations puis passages verticaux scandés, le tout rehaussé de fanfares impétueuses des trompettes et timbales : tout concourt ici à dépeindre une bataille où les légions célestes connaissent une victoire triomphale. Des passages en trio de solistes viennent de surcroît créer des effets de dialogue permettant de gagner à chaque fois davantage en intensité. On pourrait presque croire par moments à un chœur final tant cette page est somptueuse, ses dernières mesures ayant même quelque chose d’haendélien dans leurs accents.

Le Pleni sunt caeli est ici aussi confié à la taille d’une façon assez traditionnelle. Après tant de faste, le trio Te gloriosus (en si mineur) frappe par son économie de moyens. On y relève de très beaux effets sur Patrem immensae majestatis. Le Tu Rex gloriae Christe (récit de dessus) s’établit dans une atmosphère quasi chambriste, aux douces touches mélancoliques des flûtes. La descendante chromatique qui vient clôturer ce verset est touchante. Le Tu devicto mortis est complètement révisé : d’un duo de basses-tailles en sol majeur, Blamont a fait un récit de basse-taille en ré majeur où la résurrection est célébrée par des fanfares de trompettes et timbales avant de céder la place à des gammes fusées des cordes (influence de Rameau) sur Judex crederis (en duo avec la haute-contre), plongeant l’auditeur dans quelque orage ou tremblement de terre de la scène lyrique. Il n’est pas toujours sûr qu’on y gagne musicalement, de même sur le Te ergo quaesumus, transformé en banal duo alors qu’un double trio (une absolue rareté) venait offrir un dialogue sombre et grave dans la version de 1726-1727. Le chœur du Salvum fac oppose deux sections, l’une marquée par un gracieux balancement ternaire, l’autre sur Et rege eos reposant sur un motif martelé. Le Per singulos dies est constitué d’un récit de haute-contre qu’anime une basse très mouvante, en croches quasi continues qui se meuvent en triolets sur les dernières mesures. Le Dignare Domine est dévolu à la basse-taille pour un poignant récit en ré mineur qui évolue vers ré majeur sur Fiat misericordia, promesse de la joie qui éclate dans le chœur final. Celui-ci confronte deux sujets : l’un en valeurs longues sur In te Domine speravi, l’autre en noires sur non confundar in aeternum. Entrecoupé de grandes exclamations sur speravi et auréolé de l’éclat des trompettes et timbales, ce final retrouve l’esprit jubilatoire du début de l’œuvre, sans toutefois atteindre le grandiose du Sanctus évoqué plus haut.

Daniel Cuiller et Stradivaria qui avaient restitué avec bonheur le Te Deum de Madin, autre sous-maître prestigieux de la Chapelle Royale de Louis XV renouvellent ici leurs exploits. La direction est vive et spirituelle. L’orchestre sait varier les éclairages, jouant aussi bien l’opulence dans les pages les plus somptueuses que l’intimité dans les passages qui l’exigent. Les cordes mobilisent bien entendu toute la famille nécessaire à la musique française de l’époque : dessus, hautes-contre, taille, quinte et basses de violons s’emploient à en fournir les couleurs chaudes et charnues. On aurait aimé cependant que la prise de son fasse davantage justice aux passages plus chambristes, en captant les instruments solistes d’un peu plus près. En revanche, on est admiratif devant la seule trompette de Thibaut Robinne qui sait donner l’illusion que l’orchestre en possède plusieurs.

Les solistes sont à la hauteur des exigences de ces partitions. Les dessus de Michiko Takahashi et Caroline Arnaud (qui est issue du chœur) ont des timbres fort agréables et des voix pleines de fraîcheur qui se marient fort bien dans les duos. L’avant dernier verset du Te Deum de Blanchard s’avère particulièrement émouvant et sait conserver l’intériorité qui convient. Les moyens vocaux de Sebastian Monti (haute-contre) s’avèrent impressionnants, tant par le volume que l’étendue de la voix qui s’élève facilement dans les aigus. Toutefois, son style s’avère parfois un peu trop opératique (il est vrai que certains passages virtuoses peuvent inciter à ce genre d’effets), et j’avoue préférer le timbre plus rond de Romain Champion à qui reviennent les récits de taille, dont il s’acquitte fort bien en solo comme en duo. Cyril Costanzo affiche une belle voix de basse-taille, claire et bien projetée. Son chant est très élégant. Et lorsqu’il se permet quelques ornementations improvisées (fin du Fiat misericordia de Blamont), c’est en sachant rester dans les limites du bon goût.

Le vrai héros de l’enregistrement est assurément le Chœur Marguerite Louise. Le récent enregistrement des Arts Florissans de Charpentier dans la même collection m’avait déjà permis d’en dire grand bien. Quel engagement et quel enthousiasme communicatifs ! Malgré l’absence des voix d’enfants, pourtant idéales dans ce répertoire - un album consacré à Delalande il y a peu en témoigne (lire la chronique) -, l’ardeur dont témoignent ces chanteurs est digne d’éloges. Se voyant confiée la moitié des numéros de chaque motet, le chœur sait jouer d’une variété de registres qui évite toute lassitude (c’était tout de même un peu une gageure que de se faire succéder deux Te Deum, dans la même tonalité !). La palette de nuances, les qualités de diction, la mise en place (fugues, dialogues…) : tout atteste d’un savoir-faire dont Gaétan Jarry peut se montrer fier. Il offre à Daniel Cuiller un bataillon de haute volée, prêt à répondre à chaque indication et soucieux d’exprimer toutes les intentions possibles. Si les exemples abondent, il suffira aux moins convaincus d’écouter le galvanisant Sanctus Dominus Deus Sabaoth de Blamont pour rendre instantanément les armes ! Puissent ces artistes continuer à explorer le répertoire de la Chapelle Royale de la sorte : François Giroust attend lui aussi patiemment son tour.



Publié le 08 avr. 2019 par Stefan Wandriesse