Hypermnestre - Gervais

Hypermnestre - Gervais ©
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L'oracle est accompli...Lyncée règne...et je meurs !

Le mythe des Danaïdes a fait l'objet d’œuvres lyriques marquantes ; une des plus connues est la tragédie lyrique du même nom d'Antonio Salieri (1752-1825) créée en 1786 à Paris. Par contre Hypermnestre de Charles-Hubert Gervais (1671-1744), composée 70 ans auparavant, était pratiquement oubliée quand le Centre de Musique Baroque de Versailles effectua une étude musicologique approfondie et un travail scientifique et éditorial sur les nombreuses sources (partitions, écrits, critiques...) de l’œuvre, avant de le monter et de l'enregistrer. Cette tragédie lyrique avait fait à son époque une carrière glorieuse puisqu'elle fut régulièrement représentée pendant la Régence et une bonne partie du règne de Louis XV jusqu'en 1766, longévité que beaucoup de compositeurs des 17ème et 18ème siècles pouvaient envier.

Le succès d'Hypermnestre est sans doute du à l'excellent livret de Joseph de La Font (1686-1725) dont la grande force dramatique et la versification harmonieuse furent unanimement loués. Ce livret donne la vedette à trois personnages seulement: Danaüs, Lyncée et Hypermnestre ce qui permet d'approfondir leur caractérisation psychologique. Il y a en outre une multitude de personnages allégoriques ou anonymes (matelots, coryphées, naïades, bergers etc...) dont l'intérêt est avant tout musical et qui donnent une respiration bienvenue à une action progressant de façon implacable vers sa terrible fin. En fait la conclusion initiale du livret prévoyait une fin relativement heureuse avec intervention d'un Deus ex machina. Cette dernière ayant été contestée par la critique lors de la première de 1716, une autre version plus sombre de l'acte V fut écrite en 1717 par Simon-Joseph Pellegrin (1663-1745) et c'est cette dernière qui fut retenue par la suite. Les deux versions de l'acte V figurent dans le présent enregistrement.

Le mythe relate la rivalité existant entre le roi d'Argos, Danaüs et son frère jumeau Egyptus qui règne sur Memphis. Danaüs accepte d'Egyptus la proposition de marier ses cinquante filles aux cinquante fils d'Egyptus. Hypermnestre, fille ainée de Danaüs est ainsi promise à Lyncée. Danaus qui s'est emparé par la force du trône d'Argos occupé par Gélanor, est considéré comme un usurpateur par les Argiens. L'ombre de Gélanor sort du tombeau et annonce qu'un des fils d'Egyptus tuera Danaüs pour régner à sa place. Danaüs décide en secret de sacrifier Lyncée car il le considère comme son bourreau potentiel. Hypermnestre et Lyncée se jurent fidélité en présence du Grand Prêtre. Danaüs resté seul avec Hypermnestre lui signifie ce qu'il attend d'elle: il lui présente un poignard et lui intime de tuer Lyncée. Hypermnestre fait face à un dilemme terrible car elle est partagée entre son amour pour Lyncée et son devoir de fille du roi. Des clameurs sortent du palais et Hypermnestre comprend que ses sœurs sont en train d'immoler les frères de Lyncée; désespérée, elle implore en vain les dieux de la faire mourir. Finalement, elle épargne Lyncée et le convainc de ne pas tuer Danaüs mais ne peut empêcher ce dernier de partir en guerre contre les égyptiens. Au cours du combat qui suit, Lyncée victorieux épargne Danaüs mais ce dernier est blessé mortellement par un guerrier d'Egyptus.

Si le livret est remarquable, la musique de Gervais ne l'est pas moins. L'opéra est en effet une des plus belles tragédies lyriques du premier quart du 18ème siècle. L'influence de Jean-Baptiste Lully (1632-1687) est évidente notamment dans le traitement orchestral et les chœurs mais la complexité de la musique et certaines audaces harmoniques annoncent aussi Jean-Philippe Rameau (1683-1764). On ne saurait passer sous silence une influence italienne, cette dernière est manifeste dans plusieurs airs de structure ternaire avec da capo. Ces airs sont en outre riches en vocalises élaborées. L'instrumentation est très riche avec un orchestre avec cinq parties de cordes et une écriture très dense. Les instruments à vent jouent un grand rôle avec plusieurs parties de flûtes, de hautbois et de basson. De nombreuses fanfares de trompette donnent un caractère guerrier manifeste. La déclamation française lors des récitatifs, particulièrement noble et claire, est un des attraits majeurs de cet opéra.

Le Prologue débute avec une ouverture à la française majestueuse en rythmes pointés suivie par une fugue très nerveuse et incisive. On remarque tout de suite le magnifique air de l'Egyptien Parmi les beautés immortelles, qui nous montre que Gervais est un mélodiste hors pair. Plus loin le trio du Nil, de l'Egyptien et de l'Egyptienne, Mais quelle lumière éclatante, est un moment de pur plaisir; l'oreille est charmée par l'euphonie découlant de l'alternance des trois voix humaines et de deux flûtes accompagnées par une basse de viole. A la fin du prologue, l'air d'Isis avec chœurs, Chantez ; que du milieu des airs, Isis entende vos concerts, est une merveille de grâce et en même temps de puissance.

Acte I. L'air de Danaüs, Je l'ai vu cette nuit, relate le rêve terrible du roi d'Argos. Sur mon palais, Gélanor a lancé la foudre, il a brisé mon trône en mille éclats.... L'influence de Lully y est patente. Après une marche triomphale pour les peuples Argiens donnant la primauté à la trompette, l'air grandiose avec chœurs, Chantons de ce héros, la valeur et la gloire, qui rappelle Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) dans David et Jonathas (voir ma chronique), est un des sommets de l’œuvre. Le premier acte se termine par la terrible malédiction de l'Ombre de Gélanor, Ne crois pas expier ta sacrilège audace.

Acte II. Le grand chœur des matelots, Venez jeune héros, est un des passages les plus spectaculaires de l'opéra. Malgré la densité du contrepoint, les voix se détachent clairement du fait de l'habileté de l'écriture vocale; les mouvements des dessus, des haute-contre et des basses sont grandioses et éclatants. L'acte se termine avec un duo d'amour intense entre Hypermnestre et Lyncée, O sort heureux, aimable jour....

Acte III. L'acte débute avec l'invocation solennelle du Grand Prêtre d'Isis, O, vous divinité suprême, magnifique morceau accompagné par le chœur. Suit un passage plus détendu avec l'air gracieux de la bergère, Les chaînes les plus belles, qui répond aux sollicitations énamourées du berger, Faites régner, belle princesse, charmante irruption de la galanterie dans un contexte très sombre. Fin très dramatique avec le terrible et cruel monologue de Danaüs, En vain, l'Amour retient tes coups.

Acte IV. Sans doute le sommet de l'opéra en raison de la Grande Passacaille pour les Jeunes Gens. Cette passacaille, visiblement inspirée de celle d'Armide de Lully comporte trois parties: la première très développée est confiée à l'orchestre, la deuxième, Dieu d'hymen, dieu des amants, écrite pour deux solistes (haute-contre et soprano), un chœur de dessus et de haute-contres et les flûtes, est d'une sublime beauté et d'une sonorité enchanteresse; la troisième de nouveau confiée à l'orchestre complétait la passacaille avec des variations d'une invention inépuisable. Suivait un très bel air de la Coryphée, Brillez, flambeau d'hymen. Dans cet air avec da capo, l'influence italienne est manifeste avec en plus des vocalises très fluides. C'est Hypermnestre qui concluait avec un air désespéré, O Nuit ! A quels forfaits, dans lequel elle envisage de mettre fin à ses jours.

Acte V (version de 1717). Il est presqu'entièrement déclamé. Le récitatif est ici extrêmement dramatique. Malgré tous les efforts de Lyncée et d'Hypermnestre, Danaüs ne peut échapper à son destin comme il le reconnaît lui-même en s'adressant à Lyncée: L'oracle est accompli, tu règnes... et je meurs..., mots sur lesquels s'achève l'opéra et conclusion d'une grande puissance dramatique.

Le présent disque résulte d'une coproduction du Centre de Musique Baroque de Versailles et de l'Orfeo Music Foundation de Budapest. Cette collaboration a été également illustrée ces dernières années par les enregistrements de Phèdre de Jean-Baptiste Lemoyne, Isbé de Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville,Naïs de Jean-Philippe Rameau, Les voyages de l'Amour de Joseph Bodin de Boismortier. A noter que György Vashegyi a assuré la direction musicale de tous ces ouvrages lyriques lors de leur enregistrement.

Le rôle de Danaüs était tenu par Thomas Dolié, baryton-basse. Ce rôle est le plus lourd de l'opéra avec beaucoup de récitatifs et de nombreux airs. La déclamation française est d'une grande noblesse et la diction impeccable. Le timbre de voix est celui, impérieux, que l'on attend d'un roi. Ce terrible personnage évolue le plus souvent dans les cris et la fureur mais Thomas Dolié va au delà de cette enveloppe, pénètre au tréfonds de son âme et révèle sa fragilité ainsi qu'une grande variété de sentiments comme par exemple dans l'air du sépulcre, Ombre d'un prince infortuné.

Le rôle titre était incarné par Katherine Watson, soprano. A l'opposé du personnage monolithique et sans concession de son père Danaüs, Hypermnestre est un rôle tout en nuances ; se croyant appelée à une vie paisible avec son amoureux, elle se voit entraînée dans une histoire atroce qui la dépasse complètement et exprime des sentiments très variés allant de la passion la plus sincère jusqu'au désespoir le plus total. Avec sa très belle voix, Katherine Watson a su avec infiniment de talent et de sensibilité, transmettre toutes ces émotions. Mathias Vidal, ténor, était Lyncée. On ne présente plus cet immense chanteur qui fait corps avec la musique française des 17ème et 18ème siècle. Bien que son rôle soit moins fourni ici qu'ailleurs, il intervient très efficacement de sa voix incomparable au timbre épanoui dans plusieurs duos avec Hypermnestre.

Chantal Santon Jeffery chante une multitude de petits rôles: une Egyptienne, une Naïade, une Argienne, une Bergère, une Coryphée mais paradoxalement bénéficie des airs les plus structurées de la partition notamment des airs tripartites avec da capo et de nombreuses vocalises, elle est donc dans son élément et peut faire valoir sa voix au timbre reconnaissable entre tous par son brillant, notamment dans cet air aux accents haendéliens, Hâte toi de quitter les cieux.

Manuel Nuñez Camelino, haute-contre, intervient dans les nombreux divertissements qui scandent la partition et prête sa voix aux personnages suivants: un Egyptien, le Grand Prêtre d'Isis, un Berger, un Coryphée. Son timbre de voix est très original, il apporte beaucoup de fraîcheur à la musique et possède une superbe technique qui lui permet de vocaliser avec aisance et naturel notamment dans Parmi les beautés immortelles ou dans la Passacaille. Il est pour moi la révélation de ce disque.

Juliette Mars, mezzo-soprano incarne une Matelote et Isis. La déesse apparaît dans la première version (1716) de l'acte V. La voix est charnue et le timbre d'une grande plénitude, notamment dans son air magnifique avec chœur du prologue, Chantez, que du milieu des airs…Philippe-Nicolas Martin, baryton basse, jouait les rôles du Nil, d' Arcas, de l'Ombre de Gélanor, dont il s'appropriait avec beaucoup d'intelligence les personnalités très différentes. Sa sortie du tombeau au premier acte, Ne crois pas, expie ta sacrilège audace..., est impressionnante. On rêve d'une mise en scène qui rendrait justice à ce grand moment de théâtre.

Le Purcell Choir est une magnifique phalange avec un pupitre de dessus renversant. Les autres pupitres ne sont pas en reste avec des hautes-contre dominateurs, des tailles et des basses puissantes. La qualité exceptionnelle des voix ressortait notablement dans la Passacaille de l'acte IV, Dieu d'hymen, dieu des amants.

L'Orfeo Orchestra brille par ses cordes nerveuses et ses vents. Les flûtes traversières omniprésentes se distinguent par leur sonorité fruitée et leur intonation parfaite. Trois hautbois virtuoses apportaient à l'orchestre leur voix mordantes. Le basson, instrument qui donne au basses de l'orchestre beaucoup de relief, était confié à trois remarquables interprètes.

György Vashegyi (direction musicale) doit être chaleureusement remercié d'avoir mis sa connaissance éclairée de ce répertoire au service d'Hypermnestre, fleuron du grand genre français dans ce qu'il a de plus sublime.



Publié le 22 avr. 2022 par Pierre Benveniste