Leclair - The Beggar's Ensemble

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Une lecture jubilatoire

Après un premier enregistrement consacré à la musique anglaise, le Beggar’s Ensemble propose un second album dédié cette fois à la musique française. Comme son nom ne l’indique pas, le Beggars Ensemble et un ensemble de musique baroque français de Poitiers, fondé en 2016 par le violoniste Augustin Lusson qui en assure également la direction, avec la claveciniste Daria Zemele.


Frontispice de l’Elite des bons mots

Cet album édité sous le label Flora, sous-titré Élite de bons mots, est principalement consacré à Jean-Marie Leclair, l’un des plus grands violonistes virtuose de son époque, mais le programme inclut également une sonate de Jean-Baptiste Barrière, un compositeur contemporain au nom plus confidentiel, mais qui était considéré comme l’un des plus grands violoncellistes de son époque. Pourquoi ce titre sans rapport apparent avec la musique proposée dans cet album ? Il s’agit en fait du titre d’un livre retrouvé près du corps de Jean-Marie Leclair, assassiné dans des conditions mystérieuses et jamais élucidées au cours de la nuit du 22 au 23 octobre 1764 devant son domicile rue Carême-Prenant à Paris dans le quartier du Temple. Un livre imprimé aux Pays-Bas hors des circuits légaux de l’époque et donc sans subir la censure royale, dans lequel on peut lire de petits contes, des histoires courtes, des pensées philosophiques, des anecdotes, des maximes… Né le 10 mai 1697 à Lyon, Jean-Marie Leclair est considéré comme le père de l’école française du violon. Violoniste dont la renommée dépassait largement les frontières de la France, il fut également l’un des compositeur les plus talentueux du Siècle des Lumières. C'est toutefois comme danseur qu'il commence sa carrière. Maître de Ballet à la cour des ducs de Savoie à Turin à une époque ou les danseurs français jouissent d’une grande réputation à travers toute l’Europe, il perfectionne en même temps sa pratique du violon auprès de Giovanni Battista Somis. un maître incontesté de l’époque qui fut l’élève d’Archangelo Corelli et très probablement d’Antonio Vivaldi. De retour à Paris, il donne en avril et mai 1728 au Palais des Tuileries avec le Concert Spirituel deux concerts loués dans le Mercure de France comme l'« ultime perfection ». Après quatre années au service du roi Louis XV comme ordinaire de la musique, il rejoint la cour d’Anne de Hanovre, régente des Provinces Unies (Pays-Bas) et musicienne au talent reconnu qui fut une élève de Georg Friedrich Haendel. Auteur d’un unique opéra, Scylla et Glaucus (voir le compte-rendu du dernier enregistrement paru), il est surtout célèbre pour ses sonates et ses concertos. Le Mercure de France de mars 1753 se fait ainsi l’écho de l’une de ses publications : « M. Leclerc (Leclair NDLR) l'aîné (l’un de ses frères portait le même prénom et était également musicien) vient de donner un Recueil d'Ouvertures & de Sonates en trio. Si notre suffrage particulier pouvoit ajouter quelque chose à l'idée qu'a l'Europe entière de cet artiste, le plus célèbre qu'ait eu la France pour la Musique purement instrumentale, nous dirions que les nouveaux ouvrages de ce Musicien sont égaux, supérieurs même, à tout ce qu'il a fait de plus estimé… », une phrase qui résume à elle seule l’aura dont pouvait bénéficier ce musicien en cette seconde moitié du XVIIIe siècle. Après une séparation tumultueuse avec sa seconde femme, Jean-Marie Leclair s’établit dans le quartier mal famé du Temple ou il sera poignardé en regagnant son domicile en 1764 à l’âge de soixante sept ans. Considéré comme le fondateur de l’école française de violon, on lui doit d’avoir introduit le concerto pour violon en France et d’avoir su réaliser à travers sa musique la synthèse des goûts italiens et français. Professeur de grande renommée, il a compté parmi ses élèves le Chevalier de Saint-George. Et enfin, il jouait sur un violon signé Stradivarius fabriqué en 1721 à Crémone et surnommé «Le Noir », un violon de légende qui lui a survécu et qui appartient actuellement au violoniste italien Guido Rimonda.


Portrait de Jean-Marie Leclair

Le ton est donné d’entrée avec l’ouverture de la Première Récréation de Musique d'une Exécution facile de l’Opus 6 qui tient lieu d’introduction au programme. Il s’agit de l’ouverture à la française d’une suite de danses, qui débute sur un mouvement solennel auquel succède un Fugato enjoué révélant d’emblée une écriture élégante et raffinée, et s’achevant sur un Da Capo du premier mouvement. Les neuf musiciens qui composent l’ensemble en proposent une interprétation pleine de verve et de légèreté.

Une synthèse des goûts français et italiens
Le concerto n°1 en ré mineur de l’Opus 7, composé en 1737, constitue une belle synthèse des styles français et italien. Les concertos composant cet Opus sont considérés comme les premiers véritables concertos pour violon français de l’histoire de la musique. Dans le premier mouvement, les solos d’Augustin Lusson (sur un instrument signé Vincenzo Panormo, daté de 1747 - voir la notice concernant ce luthier) sont à la fois fulgurants et parfaits. L’Aria contraste par sa douceur chantante, laissant place à un Vivace final ébouriffant, témoignant d’une incontestable influence de Vivaldi. A la fois soliste et chef d’orchestre, Augustin Lusson mène l’orchestre avec brio, et livre en début de troisième mouvement une cadence époustouflante.

Le concerto n°2 extrait du même opus, en ré majeur cette fois, laisse entrevoir une une écriture dense et un contrepoint très élaboré. Il témoigne lui aussi d’une forte influence du style italien. Le premier mouvement Adagio/ Allegro ma non troppo comprend de belles envolées lyriques au violon, des doubles cordes et des passages dans l’aigu impeccables nécessitant une grande maîtrise de l’instrument, la cadence finale au violon constitue une belle démonstration de virtuosité, étant précisé que la virtuosité demeure toujours au service de la musique chez Leclair. L’Adagio très vivaldien (à écouter ici), dévoile des accents à la fois poétiques et dramatiques, l’accompagnement au clavecin de Daria Zemele est d’une grande subtilité. L’Allegro final, très difficile techniquement parlant comme la plupart des concertos de Leclair, permet une fois de plus à Augustin Lusson de faire montre de son formidable talent au travers de cadences étonnantes de virtuosité et de musicalité, tout particulièrement celle qui tient lieu de conclusion à ce dernier mouvement.

Un compositeur délaissé
La sonate n°6 en do mineur Opus 2 de Jean-Baptiste Barrière induit un changement radical d’ambiance… A l’exubérance de Jean Marie Leclair succède la beauté sombre du violoncelle dans une sonate au caractère crépusculaire, dû au timbre de l’instrument soliste et au mode mineur.

Né à Bordeaux en 1707, Jean-Baptiste Barrière, est un compositeur contemporain de Jean-Marie Leclair. Gambiste à l’origine, il devint violoncelliste à une époque où la viole tombait peu à peu en désuétude au profit du violoncelle en France, avant de la remplacer complètement quarante ans après l’Italie. Et ce malgré l’ouvrage d’Hubert Le Blanc publié en 1740 intitulé Défense de la basse de viole contre les entreprises du violon et les prétentions du violoncelle, qui n’eut cependant aucun impact sur sa disparition inéluctable et programmée au nom de la modernité et de l’évolution de la musique. Devenu un virtuose de son instrument, au même titre que Leclair l’était au violon, il se produisit au Concert Spirituel en 1738, où il impressionna l’auditoire par sa virtuosité et la maîtrise de son instrument. Les œuvres qu’il a publiées entre 1733 et 1740 à une époque ou le violoncelle commençait à s’imposer sont d’une exécution particulièrement difficile et nécessitent le plus souvent une technique sans failles. Elles constituent elles aussi une fusion entre les styles français et italien. D’un grand raffinement, elles mettent à jour un style très personnel représentatif de la musique française de son temps. Jean-Baptiste Barrière décède à Paris en 1747.

François Gallon, qui étudia le violoncelle aux côtés de Christophe Coin et de Bruno Cocset, livre une interprétation de la Sonate n°6 en do mineur opus 2 de haut vol, à la fois pleine de sensibilité, mais aussi de virtuosité maîtrisée, notamment dans l’Adagio d’une grande expressivité. L’Allegro de son second mouvement s’achève sur une cadence de haute virtuosité. La résonance émotionnelle de cette sonate est étonnante ; on notera en particulier le troisième mouvement Andante d’une grande intensité lyrique. L’approche est très différente de l’interprétation proposée par Bruno Cocset et Les Basses Réunies, bien qu’aussi intéressante. Elle semble en effet un peu empesée, plus introvertie que celle proposée dans le présent enregistrement, les deux mouvements longs Adagio et Largetto sont joués plus lentement ; le Beggar’s Ensemble a en effet choisi un tempo plus rapide qui, étonnamment, n’enlève rien au côté sombre de cette sonate.

Même si on peut comprendre la logique de la démarche d’Augustin Lusson qui a souhaité inclure une œuvre de celui qui fut en quelque sorte le Leclair du violoncelle, le contraste en termes d’instrument et de style tend à rompre l’unité d’un enregistrement qui aurait mérité d’être intégralement consacré intégralement à Leclair. Mais qu’importe au fond, Jean-Baptiste Barrière est un compositeur qui mériterait d’être plus souvent enregistré eu égard à la qualité de sa production musicale.

Une évolution de style
Retour à Leclair avec cette fois un concerto n°6 extrait de l’Opus 10. Huit années après son Opus 7, force est de constater dès les premières mesures que le style d’écriture a fortement évolué. Ce concerto préfigure le mouvement de l’Empfindsamkeit (expression des sentiments par la musique). Le premier mouvement d’un style très novateur laisse la part belle au violon avec des solos et une cadence finale magistrale qui n’est pas sans rappeler, aussi étonnant que cela puisse paraître, certaines œuvres de Niccolo Paganini. Dans ce concerto, Leclair est au faîte de son talent et se montre maître dans l’art de varier les climats ainsi que les couleurs sonores. L’Allegro ma poco constitue indéniablement un monument musical renfermant de splendides développements au violon, dont une cadence étonnante par son coté avant-gardiste et novateur pour l’époque ! L’Andante qui dégage une douce émotion est subtilement restitué par le Beggar’s Ensemble qui a de toute évidence totalement compris la musique de Leclair. La grande poésie dont ce second mouvement est imprégné est parfaitement restitué, le phrasé, les respirations sont parfaites. Enfin, l’Allegro final au caractère jubilatoire (à écouter ici), d’une difficulté extrême pour le soliste, laisse la part belle au violon d’Augustin Lusson qui offre des passages littéralement éblouissants techniquement parlant. Sautillés, staccatos, incursions dans l’extrême aigu, doubles et triples cordes, ce jeune violoniste en livre une lecture flamboyante. On retiendra de ce concerto la richesse d’inspiration, un raffinement avéré ainsi qu’une grande inventivité mélodique : « entre les traits virtuoses et étincelants du style italien et les tournures mélodiques propres à l'esprit français. » écrivait le musicologue Sylvain Gasser dans Répertoire en octobre 2002. L’ennui ne s’installe jamais !

Le programme s’achève sur la chaconne finale de la Deuxième Récréation de Musique d’une exécution facile, Opus 8. La chaconne avec son mouvement ternaire évoque un mouvement perpétuel et déroule de belles variations presque hypnotique. Elle clôture en beauté ce programme passionnant… mais trop court !

Le ton juste
A travers ce second album, le Beggar’s Ensemble offre un programme du plus grand intérêt, empreint de fantaisie et d’exubérance, pour le plus grand bonheur de l’auditeur. Il propose une lecture étonnante, dynamique, jubilatoire, presque extravertie de la musique de Leclair et de Barrière à laquelle il est impossible de rester insensible ! La qualité de la prise de son est irréprochable, l’équilibre choisi pour la réverbération est excellent et permet d’apprécier le son des instruments, et surtout du violon. Les neuf musiciens de ce jeune ensemble ont assurément trouvé le ton juste, mêlant savamment virtuosité, musicalité et sensibilité. Cohésion et complicité sont assurément les ingrédients qui ont conduit à ce remarquable résultat. Il constitue un bien bel hommage à deux compositeurs trop longtemps délaissé qui étaient pourtant considérés en leur temps comme les plus fabuleux coups d'archet de toute l'Europe. Pas de doute, le Beggar’s Ensemble signe là une réussite absolue. Reste à souhaiter, à espérer surtout, que ce jeune ensemble nous gratifie rapidement d’une intégrale des concertos de Leclair ou tout au moins de l’intégrale des concertos de l’Opus 10 et puissent disposer des fonds pour le faire. Laissons le mot de la fin à Jean de Serré de Rieux, conseiller au parlement de Paris, poète et littérateur à ses heures qui 1734 louait le talent et l’originalité de Jean-Marie Leclair par ces vers :
« Leclair est le premier qui, sans imiter rien
Créa du beau, du neuf qu'il peut dire sien ».



Publié le 08 avr. 2023 par Eric Lambert