Le Manuscrit Retrouvé - Marais

Le Manuscrit Retrouvé - Marais © Hubert Caldaguès
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Tombeau pour Nicolas

La musique de Marin Marais est désormais bien connue de nos jours. Les mythiques anthologies de Jordi Savall ont ouvert une voie que nombre de gambistes ont à sa suite explorée, renouvelée et enrichie. Les livres imprimés du compositeur ont donné lieu à une remarquable intégrale signée François Joubert-Caillet, soignant avec délicatesse les quelque 600 pièces laissées par celui dont le jeu était comparé par les contemporains à celui d’un ange. À côté, nombre d’extraits ou de florilèges paraissent régulièrement, puisant dans cet immense corpus afin d’en constituer des suites parfois créées de toutes pièces (comme avec le récital de Jay Bernfeld – voir ma chronique dans ces pages), parfois conformes à certains exemples maraisiens parmi les plus fameux (Suite d’un goût étranger, par Robin Pharo, voir la chronique). Mais ici, on songe surtout à la regrettée Sophie Watillon dont l’album paru chez Alpha demeure un incontournable de la discographie du compositeur.

Noémie Lenhof entre donc en scène avec ce premier enregistrement en tout point remarquable, à commencer par un programme particulièrement original. Si le Deuxième livre donne lieu à deux extraits (nous y reviendrons), l’essentiel du contenu est constitué de pièces restées manuscrites, retrouvées en Écosse où les fils du comte de Panmure, James et Harie Maule, après avoir séjourné en France à la fin des années 1670, les y ont ramenées. Ces pièces sont inestimables car elles offrent le seul exemple de manuscrit autographe du compositeur. En outre, ces compositions, sans doute les plus anciennes de leur auteur, livrent la première version de certaines d’entre elles, remaniées par la suite (Les Folies d’Espagne). De surcroît, doigtés, phrasés et coups d’archet y ont été précisés, témoignage ô combien appréciable d’une pratique alors vivante. Si le titre de l’album Le manuscrit retrouvé laisse penser à quelque découverte récente, rendons justice à Jonathan Dunford qui, le premier, en donna des extraits dans un double album de belle tenue, paru chez Accord il y a presque deux décennies. Déjà s’était posée la question de la réécriture des basses continues manquantes alors dans ce manuscrit. Ici, c’est le claveciniste Guillaume Haldenwang qui s’est livré à l’exercice, fort de ses connaissances de l’œuvre de Marais, à partir d’un travail fouillé sur les basses des livres gravés, fournissant nombre d’exemples propices à une recréation pleinement convaincante.

L’album s’ouvre sur un merveilleux Prélude pour la viole et le Théorbe, dont le discours est sans cesse relancé par ses cadences évitées et dont la pochette offre un fac simile. Marais recourt au jeu mélodique comme au jeu harmonique avec de puissants accords. Voilà d’emblée une viole qui nous parle avec éloquence, s’émeut, chante, pleure… Le contraste est saisissant entre cette page inaugurale rêveuse et l’altière Allemande qui la suit, pleine d’aplomb. La Courante de cette Suite en ré mineur s’inscrit dans la lignée de sa devancière pour céder la place à une Sarabande d’une grande intériorité, il est vrai coutumière de celui qui composera La Rêveuse. Le Double qui l’accompagne étoffe quelque peu le propos sans lui en ôter son caractère sinueux et pénétrant. Tout en conservant le mode mineur, la Gigue apporte un esprit récréatif, empli d’une virtuosité contenue quand le Menuet charme par sa légèreté. La Plainte clôturant cette suite s’offre comme un miroir du Prélude mais dont les effets jusque-là suggérés sont amplifiés. Vers 1’30’’, on frémit devant ces sanglots irrésistibles puis viennent les lourds soupirs (vers 2’26’’) d’un cœur gros avant que le chant ne s’élève à nouveau pour progressivement retomber dans un abîme insondable. Mais quelle merveille !

Entre Étienne Lemoyne (contemporain de Marais), par un lumineux Prélude en sol majeur qui tombe comme un rayon de soleil matinal sur une chambre obscure. Le son émerge du silence, d’une façon quasi surnaturelle (la prise de son est fantastique !). Puis le moelleux du théorbe de Nicolas Wattinne nous enveloppe, nous caresse, nous susurre quelque mot doux, nous invite à nous lever, à nous préparer. Voilà qui nous touche doublement quand on sait que ce merveilleux musicien nous a quittés tragiquement en décembre dernier. Aussi cet enregistrement s’avère-t-il encore plus précieux par les regrets qu’il inspire comme pour les souvenirs qu’il doit remémorer à ses amis musiciens. Pouvait-on prévoir plus éloquente entrée en matière pour introduire la Grande Chaconne ? Assurément pas. On sait combien Marais est maître de cette forme qu’il a cultivée dans toutes ses œuvres (les livres imprimés, les splendides Pièces en trio pour les Couchers du Roy ou celles de ses tragédies en Musique, notamment à la fin d’Alcyone ou celle, immense entre toutes, au cœur de Sémélé). Toute virtuose qu’elle soit, cette chaconne, après avoir fait montre de toute sa superbe (de nombreux couplets virevoltent, s’embrasent tels des feux d’artifice), vient trouver son accomplissement dans une exquise douceur. À ce titre, elle est très emblématique de cet album qui sait, pour reprendre le mot de Rameau, « cacher l’art par l’art même ».

Le célèbre Tombeau pour Monsieur de Sainte Colombe n’en résonne a posteriori que de façon encore plus touchante. Comment retenir des pleurs (vers 4’25’’) ? Et quels regrets palpables (à 5’15’’) ensuite ! Marais rendait un hommage saisissant à son maître par un sens du discours ici maîtrisé par Noémie Lenhof et les siens à la perfection. Cette pièce a beau avoir été enregistrée dans de nombreux récitals, on ne s’en lasse pas tant l’inspiration du propos est digne des plus grands éloges. Ce Tombeau trouve ici une version parmi les plus convaincantes de toute la discographie.

L’Allemande de Jean-Nicolas Geoffroy apporte tout juste le temps de souffler tant elle transpire, par son la mineur, la mélancolie. À son clavecin, Guillaume Haldenwang apporte par son jeu très fluide et naturel un pendant au sublime Prélude de Lemoyne, magnifié par Nicolas Wattinne, c’est assez dire sur la beauté pure de cette introduction aux somptueux Couplets de Folies, version originelle des Folies d’Espagne (32 Couplets de Folies au sein du Deuxième Livre de Pièces de Viole de 1701). Afin de leur donner une fin éblouissante, le manuscrit a été réordonné, la première rédaction du compositeur ne ménageant pas encore les plus grands effets. Relevons des passages d’une incroyable beauté, comme à 3’05’’ avec ce couplet dans l’aigu de la viole d’une saisissante apesanteur ou encore cet autre à 5’39 plein d’une pudique gravité. À 10’49’’, il est difficile de ne point céder les armes devant tant de tendresse. Ailleurs, on note une virtuosité sans faille, un son généreux et qui sait déployer toutes les beautés d’un instrument, très judicieusement choisi et signé Judith Kraft (Paris, 2017), d’après un modèle de Guillaume Barbey (Paris, 1687), donc pleinement contemporain de ces premières productions maraisiennes. Il serait injuste en outre de ne point louer les qualités d’Alice Trocellier, qui joue d’une viole de Pierre Jaquier (Cucuron, 1999). Au même niveau d’excellence que ses amis, elle apporte un soutien aussi efficace que raffiné à ces pages.

C’est dans une douceur ineffable que surgissent les fameuses Voix Humaines, l’une des plus belles pièces de Marais. Loin d’un ré majeur héroïque et martial, c’est au contraire une profonde nostalgie qui imprègne cette page si subtilement poétique. Tout Marais s’y résume : profondeur de l’inspiration, sobriété de l’écriture, pureté de l’expression et un art à nul autre pareil pour faire sonner la viole de la façon sans doute la plus parfaite qui ait jamais été. Voilà qui nous remémore cette scène si touchante de Tous les matins du MondeSainte-Colombe jouant voit apparaître son épouse défunte. Quelle puissance dans cette douceur qui nous met en relation directe avec ceux qui ne sont plus ! C’est sur ces notes, ô combien recueillies, que s’achève l’un des meilleurs albums Marais jamais parus. Assurément, Noémie Lenhof vient de gagner sa place au Parnasse des violistes, en enfantant ce témoignage de son art.



Publié le 24 févr. 2024 par Stefan Wandriesse