Nymphes - Thomas

Nymphes - Thomas © Virginie Thomas : Autoportrait d’une nymphe à la piscine – Jordanie, Septembre 2014
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L’Opéra des Nymphes

Prenant le soleil et reposant sur l’eau, une « nymphe » bien contemporaine nous convie à un voyage, qui en remontant le temps, va nous permettre de rencontrer ses illustres compagnes, celles, qui des décennies durant, ont peuplé tragédies en musique, pastorales héroïques et ballets de l’Académie royale de musique. Cette nymphe, c’est Virginie Thomas qui se permet un clin d’œil humoristique en pochette, contrastant avec l’univers souvent élégiaque ou champêtre dans lequel baignent ces personnages surnaturels qui ont inspiré des pages véritablement ensorcelantes.

Le projet, tel qu’il est exposé par Benoît Dratwicki, se propose d’illustrer en premier lieu la remarquable continuité stylistique de la musique française de Louis XIV jusqu’au milieu du XVIIIe siècle où la nymphe constitue un personnage récurrent, souvent cantonné à des rôles secondaires, ce qui n’est toutefois guère synonyme d’un moindre intérêt musical, fort au contraire. En deuxième lieu, le choix des pièces offre toute une galerie de portraits des chanteuses qui excellèrent dans ces rôles (Marie-Madeleine Brigogne ; Marie-Louise Moreau ; Marie-Catherine Poussin ; Anne Mignier ; Mademoiselle Petitpas ; Marie Fel ou encore Marie-Jeanne Lemière pour ne citer que quelques-unes d’entre elles). Mais ce programme témoigne en outre de la migration des partitions d’opéra vers l’univers intime du salon. Aussi quitterons-nous bassins, fontaines et bosquets pour des atmosphères lambrissées, suivant en cela les usages d’alors où concerts et pratique domestique donnaient lieu à l’exécution des pages les plus en vogue.

Virginie Thomas, après nous avoir déjà enthousiasmés dans le cadre spirituel du grand motet (ceux de Mondonville en l’occurrence, véritablement éblouissants, voir le compte-rendu), que de la comédie-ballet (George Dandin de Lully, avec une déchirante Plainte de Cloris, voir le compte-rendu) ou de l’opéra de chambre (Les Arts Florissants de Charpentier - elle y chantait la Poésie, voir le compte-rendu) avec l’excellent Ensemble Marguerite Louise transporté par le charismatique Gaétan Jarry. Volant ici de ses propres ailes, Virginie Thomas signe un album qui constitue une véritable pépite discographique aux qualités intrinsèques multiples.

Soulignons d’emblée la beauté d’un programme sachant piocher avec une rare intelligence et un goût très sûr dans un florilège de partitions somptueuses signées Lully, Collasse, Desmarest, Campra, Colin de Blamont, Francœur, Rebel, Mondonville, Leclair et Rameau. Se dessine alors un petit opéra imaginaire permettant de retracer quelque quatre-vingts ans de musique, au sein d’une structure en trois actes et un prologue, empruntant son cadre à la pastorale plus qu’à la tragédie. Naturellement prédominantes, les pages vocales se voient néanmoins environnées de préludes, danses et pièces de caractère suscitant liens ou ruptures de ton pour renouveler sans cesse l’intérêt au gré de l’écoute. Chaque acte témoigne d’un âge en particulier : le premier fait la part belle à Lully et son fidèle élève et secrétaire Collasse ; le deuxième illustre la période pré-ramiste avec Campra et Colin de Blamont ; le troisième enfin voit se succéder rivaux et héritiers de Rameau (Francœur, Rebel, Mondonville et Leclair) pour finalement lui laisser le dernier mot, par le sublime air de Clarine dans Platée, concluant ce périple dans une délicate atmosphère nocturne quasi irréelle.

Un tel programme mêlant récits, petits airs (certains proches de brunettes), grands monologues, airs parodiés (souvent des danses parées de paroles), petits ensembles, permet de témoigner de toute la diversité des splendides talents vocaux de Virginie Thomas. Le timbre est clair, lumineux ; la voix souple et agile sait ornementer délicatement et avec le meilleur goût qui soit ; la diction parfaite, optant pour un français contemporain (on ne s’en plaindra point). Mais au-delà de ces mérites techniques, il y a surtout une capacité à incarner une foule de nymphes finalement singulières dans leurs expressions. Les pages ici réunies parcourent tout un éventail d’émotions, allant de la légèreté jusqu’au désespoir le plus grand, en passant par la joie, plus ou moins teintée de mélancolie. Toute cette palette rend cet album complètement addictif, tant les charmes qu’il dispense sont puissants.

Si le récit inaugural extrait du prologue de Circé (récemment exhumée, voir le compte-rendu) met en avant les qualités déclamatoires de la chanteuse, on est aussitôt séduit par la gravité qui habite son air du prologue d’Alceste, L’art d’accord avec la nature (suivi de l’air des Nymphes d’Isis) auquel répond un peu plus loin celui extrait du divertissement du deuxième acte d’Armide (Au temps heureux où l’on sait plaire), illuminé par l’ensemble Ah ! Quelle erreur ! Quelle folie ! (l’une des pages les plus heureuses de tout Lully) auquel Maud Gnidzaz, Juliette Perret et Anaïs Bertrand joignent leurs voix enchanteresses. Le contraste n’en est que plus accusé avec l’extraordinaire plainte d’Orithie, extraite du premier opéra-ballet paru en France, celui des Saisons signé Pascal Collasse, auquel l’ancien secrétaire du maître avait adjoint quelques pièces instrumentales et vocales de ce dernier (et non de son fils, Louis le mauvais sujet comme l’indique la notice). Nous plongeant dans une atmosphère languissante (ré mineur), cette page reprend un procédé cher à Collasse consistant à jouer sur des effets d’échos instrumentaux (des bribes de phrases vocales sont reprises par les cordes), ajoutant encore à la désolation de la nymphe. Le compositeur avait déjà expérimenté en effet cette écriture dans sa pastorale Astrée, dans l’air Enfin me voilà seule (Acte III, scène 1). Après ce joyau (l’un des sommets de cet album, qui plus est inédit !),  Les Idées heureuses  de François Couperin surgissent avec à-propos : elles résument à elles-seules l’état d’esprit dans lequel on se trouve alors. C’est Béatrice Martin qui les joue ici avec superbe, touchant un admirable clavecin Collesse, aux graves puissants et moelleux, ce qui doit être souligné (c’est en effet rarement le cas dans ce genre d’album, l’instrument d’accompagnement étant trop souvent décevant).

L’arrivée de Proserpine et de ses compagnes renoue avec la lumière printanière donnant lieu à une nouvelle séquence consacrée à Lully, particulièrement heureuse : Les beaux jours et la paix sont revenus ensemble, suivis d’airs auxquels le petit chœur se joint délivrant un message dispensateur d’un bonheur palpable. Après cet épisode en ut majeur, l’air d’Aréthuse (en sol mineur) Vaine fierté, faible rigueur distille sa tendre langueur qu’emporte l’air de Borée et des 4 Vents (celui-là même qui enlève Orithie, rencontrée plus haut !).

L’entrée en scène de Campra marque un tournant : un nouvel « acte » avec quelques inflexions stylistiques. Il est impossible de résister aux délices procurées par le Menuet de Tancrède Nos plaisirs seront peu durables. Teintée d’amertume (ut mineur), cette page hédoniste invite à profiter de l’instant présent. Typiquement, cela fait partie des plages du CD qu’on écoute en boucle, la mélodie se retenant aussitôt et vous habitant ensuite pour toujours. L’air d’Aréthuse (à nouveau elle !) Sévère tyran de mon cœur séduit par la richesse de son accompagnement ondulant évoquant les flots qui frémissent. Mais se substituant à Neptune (qui paraît ensuite dans la partition), les Cyclopes de Rameau font irruption avec fougue et fureur ne laissant guère présager la sobriété pure qui caractérise les extraits d’Endymion de Colin de Blamont (nouvel inédit, absolument délicieux). C’est tout d’abord un magnifique dialogue en rondeau entre un chœur de nymphes et une nymphe, en apesanteur, invitant à se prémunir contre l’Amour et à lui préférer la liberté. Puis vient une délicate gavotte en mi mineur Dans nos forêts tout plaît, tout enchante que suit un rondeau entêtant et voluptueux (une sorte de sicilienne en sol mineur) Chantons dans ces retraites.

Précédé d’une somptueuse Flore (Couperin) puissant ses forces dans la déesse Terre (quels graves !), le dernier « acte » réserve encore d’autres merveilles, qu’il s’agisse des grands monologues d’Ismène (Francœur et Rebel) ou de Scylla (Leclair) aux riches accompagnements, trahissant l’influence de Rameau ou des airs si délicatement ciselés de Mondonville, l’un avec basson solo Que je plains les cœurs amoureux, l’autre avec un violon aérien figurant un ruisseau murmurant dans la plaine et ensoleillé d’un éclat tout méridional. Mais deux perles sont encore à relever, extraites de Zélindor (Francœur et Rebel). Il s’agit d’une part du chœur Il faut que tout seconde véritablement envoûtant (en mi mineur), avec ses motifs tournoyants ou ascendants (Le plus aimable objet du monde) et les chromatismes descendants de sa basse dans ses dernières mesures d’une beauté confondante. D’autre part, on ne peut que rendre les armes devant l’air Sur vos pas, par quel charme admirable rayonnant (en mi majeur) où l’emprunt à la sous-dominante (ah ce ré bécarre à la basse qui fait frémir de bonheur !) vous étreint le cœur et où Virginie Thomas, une fois encore, nous subjugue littéralement.

À ce joyau vocal, il fallait un écrin instrumental. C’est peu dire que Virginie Thomas sait particulièrement bien s’entourer. Menées par un solaire Emmanuel Resche-Caserta, les cordes (excellents Patrizio Germone, Christophe Robert, Maialen Loth, Elena Andreyev) emboîtent le pas à son violon chaleureux, raffiné et compagnon de chaque instant pour la voix, partenaire idéal reflétant les intentions de la chanteuse avec évidence. Du côté de la basse continue (Béatrice Martin, Etienne Galletier), on ne peut que louer le soin apporté à la variété de la réalisation : quels contrechants au clavecin, sans pour autant sombrer dans le bavardage ! Que de subtilité au théorbe ! Bref, du grand art ! Quant aux vents, notre chanteuse pouvait-elle rêver mieux ? Au traverso comme à la flûte à bec, l’admirable et génial Alexis Kossenko se voit secondé avec bonheur par Gabrielle Rubio. Au hautbois, c’est le merveilleux Neven Lesage qui, en compagnie de Joan Olaberria (également à la basse de flûte) et de Josep Casadellà Cunillera, colore ici de son extraordinaire présence bien des pages instrumentales, qui, loin de se borner à une dimension décorative, sont véritablement habitées. On citera à cet égard l’extraordinaire Loure de l’Endymion de Colin de Blamont, où tous ces instruments dialoguent avec un naturel rare pour nous faire quitter quelques instants le salon et nous aventurer au milieu des bois, des sources où se cachent encore sûrement quelques nymphes.



Publié le 21 juin 2023 par Stefan Wandriesse