Orgue - Bach (vol.8 )

Orgue - Bach (vol.8 ) © Fabrice Bravard  : Soli Deo Gloria VIII (acrylique sur toile)
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Orgue de Bach, l’intégrale Lebrun/ Leurent. Un humble huitième jalon ? Non point ornière, mais tiroir secret !

Après une remarquable intégrale de l’œuvre d’orgue de Dieterich Buxtehude (1637-1707), parue chez Bayard Musique à l’occasion du trois-centième anniversaire de sa disparition, après des coffrets consacrés à Alexandre Boëly (2008) et Gaston Litaize (2009), Marie-Ange Leurent et Éric Lebrun ont entrepris l’ascension d’un monument : l’Orgelwerk de Johann Sebastian Bach. Depuis le premier volume, capté en octobre 2014 et novembre 2015, nous avons suivi avec un enthousiasme justifié chaque étape de ce cycle qui s’achemine vers sa conclusion. Pour autant, le projet ne saurait décemment s’achever sur ce CD, dans la mesure où manquent encore à l’appel deux notoires ensembles : les six Chorals Schübler BWV 645-650 et les Sonates en trio BWV 525-530. Les sept précédents double-albums étaient successivement consacrés aux Partitas et aux chorals d’Arnstadt (dont la série des Neumeister), à l’Orgelbüchlein et aux Chorals Kirnberger, à la Clavierübung III, aux chorals des époques de Leipzig et Weimar, aux Concertos sur matériau emprunté et à des pièces diverses, aux Préludes & Fugues, aux Toccatas & Fugues. Le présent programme complète les volumes 3, 4 et 5, incluant la queue du catalogue BWV, principalement des chorals « flottants » et des pages d’attribution rectifiée ou douteuse (Johann Ludwig Krebs, Johann Michael Bach, Johann Caspar Ferdinand Fischer…) : « pour la plupart relativement méconnues ; elles apportent un éclairage particulier sur le style du jeune compositeur » indique le livret.

Les Silbermann de Soulz et d’Ebersmunster, le Freytag-Tricoteaux de l’église Saint-Vaast de Béthune, le Fossaert de l’église Saint-Sévère de Bourron Marlotte, le Köhler de la Kreuzkirche de Suhl, le Trost de Waltershausen, le Grenzing de Saint-Cyprien-en-Périgord : se mêlent les terroirs hexagonaux et allemands, de facture historique ou contemporaine, –mais bien sûr conformes (ou propices) à l’esthétique baroque. Cette huitième livraison a posé ses micros en l’église de Notre-Dame-de-l’Assomption de Belvès, un des plus beaux villages de France, dans l’arrondissement de Sarlat-la-Canéda. Nous y découvrons une tribune rarissime au disque (voire, on n’a pas en tête d’autres exemples), ce qui s’explique certes par la récence de cet orgue rénové. Dans un buffet installé au milieu du XIXe siècle, signé de Charles Jean-Baptiste Gadaud (sic, ou Charles Gadault), Gerhard Grenzing logea en 1986 un nouvel instrument, sur le conseil de Francis Chapelet, renforcé en 2015 par un Positif et un Posaune 16’ construits par Bertrand Cattiaux. La console compte aujourd’hui une trentaine de jeux, d’école classique (moyennant Hautbois) française. En exergue, le Prélude traité en grand jeu avoue d’emblée l’éclat des anches. On ne manquera pas la superbe allocution du cromorne au cœur de la Fantaisie Wo Gott, der Herr, nicht bei uns hält, exhumée en mars 2008 dans les archives de l'Université de Halle.

Entre juvenilia, voies de traverse et apocryphes, on aurait pu craindre que ce volume 8 s’engonce dans la relégation, égrenant un menu privé de motivante locomotive, hormis la Fantaisie BWV 563 et la Fugue BWV 579 sur un thème de Corelli, toutes deux en si mineur. Le parcours vient apporter du liant, structuré en huit volets, suivant la chronologie et la thématique liturgiques : Annonciation, Noël (dont les adorables mélodies des Gottes Sohn ist kommen et In dulci jubilo), Passion, Pâques, Parole de Dieu, Vie Chrétienne, La foi, Méditation sur la vie. Même dans les opus de moindre génie, les enjôleuses sonorités de ces tuyaux dordognais courtisent la phonogénie, instillant en filigrane le cliquetis mécanique des claviers (BWV 724). Elles ravissent dans toute registration, même les plus simples (Trio en do mineur). Au sein du couple et duo musicien, les pièces libres échoient à Éric Lebrun, Marie-Ange Leurent endossant la quasi-totalité des chorals. De l’un à l’autre, aucune rupture, ni de ton ni de concentration : l’interprétation se distingue par sa sobriété, sans inutile sophistication, son humble lyrisme, ses phrasés patients. Les œuvres et leur esprit nous sont communiqués par une éloquence sans poids ni fard. Le génie tient peut-être à transfigurer les partitions les plus modestes par la saveur du timbre et la profondeur de l’inspiration, suggérant une magie qui va droit à l’âme. Serait-ce la ferveur qui les innerve ? Par ses affirmations comme dans ses questionnements, ainsi ce Ach was ist doch unser Leben. En un répertoire de second rayon qui creuserait l’ornière pour des artistes moins habiles, les deux compagnons révèlent un fascinant meuble à secret.

Car dans les collines du Périgord noir, l’esprit a soufflé sur ces sessions animées d’une saine respiration, saturées d’une constante poésie. Les valeureuses trajectoires Bach en cours, par Benjamin Alard (Harmonia Mundi), Peter Kofler (Farao), James Johnstone (Metronome), Jörg Halubek (Berlin Classics – voir mon récent compte-rendu) tracent leur chemin, avec leurs flagrantes réussites et les quelques réticences qu’elles inspirent parfois (choix des instruments, style, prise de son). En marge de réalisations plus ostentatoires qui cherchent la singularité chez des labels qui ont pignon sur rue, cette intégrale chez Monthabor/Chanteloup verse le vin nouveau dans des outres qui leur siéent, interrogeant le pacte sans jamais distendre les coutures. Cette adéquation du message et du véhicule qu’elle s’ajuste paraphe une des plus cohérentes visions qu’on saurait entendre au disque, et certainement la plus globalement désirable de ces vingt dernières années. Les splendides captations accumulées pour ces huit volumes contribuent aussi à placer ces témoignages sans défaut parmi les plus gratifiants pour l’oreille. Sous réserve d’inventaire, on peut d’ores et déjà situer cette intégrale de haut plateau comme celle de l’honnête Homme, qui veut s’instruire et surtout s’émouvoir de cet emblématique corpus, et s’en pénétrer comme les miracles du quotidien. En l’occurrence, cet in petto enregistré au bourg de Belvès s’inscrirait volontiers dans l’apostolat d’un Glenn Gould quand il écrivait « l’objectif de l’art n’est pas le déclenchement d’une sécrétion momentanée d’adrénaline, mais la construction progressive, sur la durée d’une vie entière, d’un état d’émerveillement et de sérénité ».



Publié le 31 déc. 2023 par Christophe Steyne