Organ Landscapes, vol. 1 - Bach

Organ Landscapes, vol. 1 - Bach © Steffen Geldner, Verena Ecker
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Première étape de l’intégrale Bach de Jörg Halubek, exploration texturale de la Clavierübung III à Waltershausen

Les quatre dernières parutions de cette intégrale en cours furent déjà commentées sur notre site (voir les chroniques des volumes 3 et 4, du volume 5 et du volume 6). Jetons un œil dans le rétroviseur, sur le tout premier volume, qui était consacré à la Clavierübung III. Revenons d’abord sur quelques singularités de ce projet, baptisé Organ landscapes. Chaque étape de ce paysage est identifiée par les coordonnées géographiques du lieu d’enregistrement. À terme, dix facteurs d’orgue, liés à la vie de Bach, seront mis à l’honneur. Et surtout, l’entreprise s’adosse à des ressources numériques incluant des interviews, des vidéos panoramiques, de rares photos des instruments, une banque sonore -pour chacun d’eux, mais aussi sous forme de table de comparaison. À titre d’exemple, voici le lien relatif au présent volume , capté voilà bientôt dix ans.

C’est dans cette Stadkirche « Zur Gotteshilfe » que Tobias Gottfried Heinrich Trost (c. 1680-1759) érigea ce qui demeure un des plus imposants buffets baroques de Thuringe, mesurant presque neuf mètres de hauteur et de largeur. À quelque 150 km, on peut admirer une autre de ses réalisations notoires, sise dans la Schlosskirche jouxtant le château d’Altenburg. Dans le livret, Jörg Halubek signale combien il associe la Clavierübung à cette esthétique sonore distinguée par son noble Plenum éclairé par les Mixtures à tierces, densifiée par l’abondance de ses jeux à bouche en 8’ et 4’, et par son acoustique peu réverbérée. Parmi la cinquantaine de tirants, plus d’un quart parlent à la pédale (presqu’autant que pour le clavier principal de Hauptwerk !), dont cinq 16’ et anches en 32’. Construit entre 1724 et 1730, cet orgue précède de peu la rédaction de ce qu’on appelle la Messe luthérienne, composée pour le bicentenaire de l’adoption de la Réforme par la ville de Leipzig (1739).

Flanqués par un Prélude et une Fugue (BWV 552), dix paires (du moins, neuf paires et une triade) de célèbres chorals du culte protestant se présentent chacune sous forme pedaliter et manualiter (BWV 669-689), que l’on désigne communément et respectivement comme grandes et petites versions. Le plan liturgique correspond successivement au Kyrie (deux séquences de triptyque Kyrie, Gott Vater/ Christe, aller Welt Trost/ Kyrie, Gott heiliger Geist), au Gloria (trois Allein Gott in der Höh', seule entorse aux couples), puis aborde les Dix Commandements, la Foi, la Prière (Notre Père), le Baptême, la Confession, la Communion. Concession profane, le corpus s’adjoint quatre Duetti (BWV 802-805), peut-être un hommage à l’école française.

Cette Clavierübung a déjà connu plusieurs enregistrements à Waltershausen, depuis une vingtaine d’années : Matteo Messori (Brilliant, cycle partagé avec les consoles de Grauhof Goslar et Zschortau), Margaret Phillips (Regent) et les époux Lebrun (Monthabor). Parmi une abondante discographie, on situerait cette interprétation dans le sillage de la sobriété de Bernard Foccroulle (Ricercar, 1987), de la droite rhétorique de Marie-Claire Alain (Erato, 1990) - tous deux sur le Schnitger de la Martinikerk de Groningen. Bien différemment du pénétrant génie narratif d’un André Isoir aux commandes du somptueux colosse de l’abbaye de Weingarten (Calliope), Jörg Halubek décline un camaïeu de timbres brossés, parfois en friction, à l’instar de Bernard Coudurier sur la verdoyante et abrasive palette de Lahm-in-Itzgrund (BNL).

L’absence d’épanouissement acoustique impose un phrasé soutenu, qui se traduit ainsi par l’astringente concentration accordée au Allein Gott BWV 676, par la diligence des pièces sur cantus firmus au pédalier, comme les Christ, unser Herr BWV 684 et Jesus Christus, unser Heiland BWV 688 (malgré quelques flottements arythmiques en fin de parcours), par l’impatience qui s’empare du Dies sind die heiligen zehn Gebot. La mécanique des Duetti s’engrène sous un éclairage en lumière rasante, tantôt rugueux (BWV 802 moiré par la Gross Qvintadena) tantôt spongieux (le dialogue Flöte travers, Spitzflöte, Nachthorn pour le BWV 804) : ces pages sont explorées comme une intéressante étude de matériau. Les registrations savent se faire frugales, particulièrement pour le second groupe manualiter des Kyrie, parfois sur un jeu soliste (Viole de gambe), à l’instar de la fughetta BWV 677 sur le Geigen 4’. Toutefois la gravitas et la solennité ne sont pas en reste dans les volets édifiants : Gott, heiliger Geist BWV 671, Aus tiefer Not BWV 686 et bien sûr la magistrale Fugue étayée sur les anches dont les Posaunen-Bass en 16’ et 32’.

Au gré de cette première livraison, l’intégrale s’annonçait sous les meilleurs auspices, arborant une Clavierübung d’un soin tout texturaliste, mat, grenu. Sorte de banc d’essai en rhéologie et tribologie. Ou dit plus poétiquement, des prémices en véraison qui prodiguent un contact intimiste, presque à foi de charbonnier, avec ce que l’on appelait autrefois les vingt-et-un « chorals du dogme ». La relative brièveté (une heure quarante) du double-album aurait pu être compensée par quelques opus complémentaires ; par exemple, les deux seuls autres cycles pour tuyaux dont Bach assura la publication : les six Chorals Schübler, et les Variations Canoniques. Mais ces dernières furent embarquées dans le volume suivant, couplées avec les dix-huit Chorals de Leipzig. On les retrouve à la prochaine destination, en Moyenne-Franconie : la St Gumbertus Kirche d’Ansbach.



Publié le 26 juil. 2023 par Christophe Steyne