Poro - Haendel

Poro - Haendel © Nicolas Poussin : Hannibal traversant les Alpes (1625)
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Les pépites d’une œuvre trop peu connue

Cet enregistrement du rare Poro fait suite à la représentation, en version de concert, du 25 mars 2023, représentation qui avait connu un très gros succès (voir mon compte-rendu). A ma connaissance, cet enregistrement est désormais le seul qui soit disponible, celui de Fabio Biondi paru en 1994 ne semblant plus être sur le marché.

Poro, re delle Indie aligne à sa création en février 1731 une distribution prestigieuse, et notamment Senesino (Poro), Anna Maria Starda del Po (Cleofide) et Annibale Fabri (Alessandro), destinée à permettre à la nouvelle Academy de Haendel de renouer avec le succès. L’objectif est totalement atteint avec une création triomphale et seize représentations dans la première saison.

Enchevêtrement complexe de drames, d’événement plus ou moins historiques, de psychologies fragiles et de passions contrariées qui aboutira, comme il se doit a un lieto fine, le livret semble comme embarrassé par l’ombre du grand Métastase et ne parvient pas vraiment à nous faire adhérer à l’histoire qui nous est contée. C’est probablement cette faiblesse qui explique que cet ouvrage reste méconnu malgré une musique splendide et une inventivité haendélienne qui fait des prodiges.

L’enregistrement aligne des artistes de grand talent qui apportent une contribution d’autant plus décisive que, comme pour la création, l’engagement et le talent des interprètes me semble indispensable à compenser les faiblesses du livret et certains alanguissements dans le déroulé dramatique de l’œuvre.

Dans le rôle-titre, Christopher Lowrey est en grande forme. Le timbre clair, le chant précis et la technique assurée font merveille dans ce personnage un peu alambiqué dans lequel il faut savoir - et Christopher Lowrey le fait avec une immense aisance - varier les couleurs et les affects, pas seulement les ornements. De la bravoure de Vedrai con tuo periglio, à la tendresse de Se mai piu saro geloso, en passant par le sinueux Senza procelle ancora, son interprétation est captivante, jusqu’à l’époustouflant Dove s’affretti aux ornements ciselés et auquel l’orchestre donne toute son intensité. Il est également très impressionnant dans ses deux duos avec la superbe Cleofide de Lucia Martin Carton (Caro, vieni al moi seno final) et le splendide Caro, Dolce amico. Lucia Martin Carton qui apporte à Cleofide toute la grandeur nécessaire avec une voix vraiment très belle qui rend particulièrement convaincantes ses interventions, notamment son Se mai turbo il tuo riposo aérien ou, plus intériorisés et douloureux, ses Digli ch’io son fedele et Se il ciel mi divide.

Giuseppina Bridelli ne m’avait pas totalement convaincu lors de la représentation, la faute, de mon point de vue, à des couleurs un peu trop appuyées dans le sombre et une interprétation un peu trop centrée sur la coquetterie pour une sœur de roi. Mais ces défauts sont gommés par l’enregistrement qui met en avant la technique sûre de la mezzo-soprano qui rend mieux justice à son personnage : après un Chi vive amante un peu engorgé, son Compagni nell’amore sautille joyeusement avant un De rendemi la calma de toute beauté et une exécution impeccable du célèbre Son confusa pastorella.

Le timbre moiré et sombre de Paul-Antoine Bénos-Djian est parfait pour Gandarte et réalise un contraste de plus intéressants avec celui de l’autre contre-ténor, Christopher Lowrey. La maîtrise de Paul Antoine Bénos-Djian est totale dans un rôle désormais un peu étroit pour ses capacités vocales et théâtrales. E prezzo leggiero est enlevé de main de maître, orné à souhait. On prend un plaisir infini à son interprétation de Se viver non poss’io, et Mio ben, ricordati est bouleversant.

Si Timagène n’est gratifié d’aucun air, la contribution d’Alessandro Ravasio, au timbre très séduisant de basse, est remarquable dans les ensembles et récitatifs.

Marco Angioloni, qui dirige son ensemble Il Groviglio dans cet enregistrement s’offre également le plaisir d’interpréter Alessandro auquel il donne avec son timbre juvénile toute la grandeur d’âme requise dans une interprétation royale et intéressante du conquérant. D’un Vil trofeo tendre et noble, au périlleux Serbati a grandi imprese dans lequel il fait appel à toutes ses ressources techniques en passant par un remarquable D’un barbaro scortese très enlevé et qui convient particulièrement bien à ses moyens et à son timbre.

Pour chacun de ces très bons chanteurs, on ne peut que remarquer, car c’est flagrant dans l’enregistrement, le soin extrême, méticuleux, apporté aux récitatifs.

L’ensemble Il Groviglio est à son meilleur niveau, sous la direction fougueuse mais parfaitement maîtrisée de Marco Angioloni. La surprenante ouverture en mi mineur, remarquablement exécutée, donne d’emblée un ton de gravité triste un peu inhabituel chez Haendel. Également parfaitement maîtrisées, les quatre Sinfonie qui animent les trois actes sont particulièrement éloquentes sous la baguette d’Angioloni. Au-delà de l’excellent travail du continuo et, pour accompagner les récitatifs, du clavecin, l’ensemble des airs et ensembles sont rendus avec une très grande musicalité, une grande spontanéité et une fougue savante et maîtrisée qui sont en passe de devenir la marque de Marco Angioloni.

Si l’œuvre, je l’ai dit plus haut, comprend des faiblesses qui l’empêcheront peut-être d’entrer au catalogue des grands opéras de Haendel, on tient néanmoins avec cet enregistrement une version de référence qui rend pleinement justice aux pépites musicales qui la jalonnent et à l’inventivité musicale d’un Haendel en quête d’un succès avec lequel il veut renouer.



Publié le 11 juin 2024 par Jean-Luc Izard