Rodelinda - Haendel

Rodelinda - Haendel ©
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Une hirondelle ne fait pas le printemps mais les beaux jours reviennent quand sa compagne est auprès d'elle

Rodelinda, dramma per musica HWV 19 de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) sur un livret de Nicola Francesco Haym (1678-1729), a été créé le 13 février 1725 et succède à Tamerlano et Giulio Cesare de l'année précédente, deux magnifiques chefs-d’œuvre. Disons-le d'emblée, Rodelinda bien que moins connue, n'a pas à rougir d'un tel voisinage et fait partie des plus belles créations du Caro Sassone. Les circonstances de la création de cet opéra seria, le résumé de l'action et une brève revue de ses représentations récentes ont été décrites dans un précédent article.

Il m'a paru plus intéressant d'insister ici sur l'intérêt de la musique de cet opéra. Ce dernier est l'archétype de l'opéra seria non réformé avec une suite d'airs entrecoupés de récitatifs secs et de quelques récitatifs accompagnés. Les actes II et III se terminent par un duetto. Un bref chœur homophone sert de conclusion. Rien de révolutionnaire en somme au plan formel ! L'intérêt majeur de cet opéra seria tient dans la qualité exceptionnelle de la musique avec dans chaque acte et pour chacun des six personnages, des airs qui sont parmi les plus beaux de toute l’œuvre de Haendel. Le langage harmonique du Saxon est ici particulièrement riche avec un emploi fréquent de tonalités rarissimes comme si bémol mineur (cinq bémols) ou fa dièse majeur (six dièses). Cet élargissement de la palette tonale permettait aussi d'agrandir le champs des affects exprimés par les protagonistes. Un autre intérêt provient de la révision par Haym du livret d’Antonio Salvi. En réduisant le nombre de personnages à six, il rend l'action plus percutante et accroît notablement la force dramatique en supprimant les aspects superflus. Il focalise l'action sur l'amour conjugal et la fidélité de Rodelinda, ainsi que sur la personnalité particulière de Grimoaldo, usurpateur de trône et assassin au début mais accédant à une forme d'humanité sous l'influence de Rodelinda et Unulfo. Enfin dernière caractéristique, le petit nombre d'arie di paragone (airs métaphoriques) ; il n'y en a aucun parmi les huit airs de Rodelinda.

Acte I. Après l'ouverture à la française d'une belle architecture classique, le premier air de Rodelinda, Ho perduto il caro sposo, nous emmène d'emblée vers les sommets. Il s'agit d'un largo solennel en do mineur d'une noble grandeur et de caractère français. Rodelinda clame son désespoir suite à la mort de son époux Bertarido avec dignité et exprime son angoisse pour les épreuves à venir. Grimoaldo lui répond avec un air très original en si bémol majeur, Io già t'amai, ritrosa, dans lequel il lui reproche sa froideur et son refus de l'épouser. Cet air consiste en une fugue à deux sujets dynamique et brillante. Pendant tout le premier acte, Bertarido que l'on croit mort, est en dehors de l'action principale. Il fait son apparition dans un grand récitatif accompagné, Pompe vane di morte, en sol mineur où il médite sur sa pierre tombale. L'air qui suit, Dove sei, amato bene (où est-tu, mon amour), en mi majeur est très tendre et émouvant. La partie B module en sol dièse mineur, tonalité peu fréquente à l'époque de Haendel. Cet air est sans doute un sommet du premier acte. Rodelinda n'arrive pas à faire le deuil de son époux dans un arioso très dramatique en si mineur, Ombre, piante, urne funeste, avec de belles interventions de la flûte traversière qui répond en écho à la voix.

Acte II. On remarque le très bel air de Rodelinda en si bémol majeur, Spietati, io vi giurai, un air de fureur avec deux hautbois dans lequel la reine déchue menace Garibaldo. La soprano Lucie Crowe fait preuve de beaucoup d'aisance dans les vocalises et nous régale de merveilleux suraigus dans le da capo. Tirannia gli diede il regno (La tyrannie lui donne le royaume et la cruauté le lui conserve), un air en ré mineur chanté par Garibaldo, est un des sommets de l'acte, il est parfaitement représentatif de la brutalité et du cynisme de ce personnage félon du fait d'intervalles inattendus et de dissonances. C'est un des plus spectaculaires airs de basse de l’œuvre de Haendel. On arrive maintenant à un climax avec cette merveilleuse pastorale 12/8 au rythme de Sicilienne, Con rauco mormorio, chantée par Bertarido dans laquelle la nature vibre à l'unisson de l'âme du roi banni. Les deux bassons ajoutent leurs thrènes endeuillés pianissimo à celle des altos, deux parties de flûtes à bec contrepointent celle de la flûte traversière avec des effets sonores magiques. Le résultat est sublime ! Bertarido continue sur sa lancée avec une aria di paragone en do mineur, Scacciata dal suo nido, d'esprit très vivaldien. Il se compare à une hirondelle chassée de son nid dont la peine est adoucie par la présence de sa compagne. La célèbre sicilienne, Ritorna, oh caro e dolce mio tesoro, chantée par Rodelinda, est un sommet de délicatesse et de sensualité. L'air de Grimoaldo en sol mineur, Tuo drudo è mio rivale, très dissonant, révèle la face brutale de ce personnage complexe. Enfin le sublime duetto dans la tonalité rarissime de fa dièse mineur, Io t'abbraccio, de Rodelinda et Bertarido, est sans aucun doute, le point culminant de l'opéra. Aux deux époux se joint un autre personnage invisible, l'ensemble des violons qui tout au long de l'air, exprime toutes les facettes d'un thème d'une puissance inouïe dans lequel je crois entendre les cris de jalousie et de dépit de Grimoaldo.

Acte III. Au début de l'acte, Bertarido exprime sa douleur d'avoir été trompé par Rodelinda dans un extraordinaire récitatif accompagné en si bémol mineur, Chi di voi fu piu infedele, d'une grande audace harmonique. Le lamento de Rodelinda en fa mineur, Se'l mio duol, est remarquable par ses rythmes pointés et sa descente chromatique aux basses qui évoque la musique de Francesco Cavalli. Les violons maintiennent pendant tout l'air un rythme pointé obstiné qui évoque une chaconne. L'instrumentation est riche avec des bassons très expressifs et une flûte traversière qui dialogue avec la voix. Ici encore Lucy Crowe transfigure le da capo avec des ornements magnifiques. Cet air est un des sommets de l'opéra. On arrive maintenant à un climax d'intensité avec un récitatif accompagné de Grimoaldo en mi mineur, Fatto inferno è il mio petto. Grimoaldo est désormais en proie à une grande agitation, à la fureur, la jalousie et le remords. Le récitatif s’enchaîne à un arioso Larghetto dans la tonalité incroyable de fa dièse majeur. Le tyran montre enfin ses failles dans un air exceptionnel, Pastorello d'un povero armento, sicilienne d'une troublante beauté mélodique, une autre merveille d'un opéra qui en compte tant.

Avec huit airs, le personnage de Rodelinda couvre tous les affects possibles et apparaît comme un des rôles les mieux caractérisés de Haendel. Lucy Crowe était une Rodelinda idéale. La voix est chaleureuse, corpulente et en même temps nerveuse et agile. Elle interprète les nombreuses vocalises et mélismes qui abondent dans l'écriture de Haendel avec rigueur. Elle n'hésite pas à introduire dans les airs qui le supportent, des suraigus d'une pureté et d'une justesse admirables et des cadences acrobatiques. Enfin elle transfigure les da capo avec des ornements et des figurations magnifiques comme dans l'air Spietati, io vi giurai.

Iestyn Davies, contre ténor, prêtait sa voix d'une douceur et d'une suavité admirables au personnage de Bertarido qui passera les épreuves les plus redoutables avant de récupérer son statut de roi des Lombards. La prestation vocale et dramatique de ce chanteur est impeccable de bout en bout notamment dans une des plus belles siciliennes de Haendel, Con rauco mormorio, très délicatement orchestrée comme on l'a vu plus haut.

Joshua Ellicott, ténor, avait la difficile tâche d'incarner le personnage protéiforme qu'est Grimoaldo. Tour à tour méprisant, arrogant, il commence à douter quand il réalise que Rodelinda ne peut pas être achetée même pas avec une couronne de reine des Lombards. Le ténor exprime avec beaucoup d'engagement et de nuances les tourments amoureux qui agitent son personnage ainsi qu'une multitude d'autres affects et émotions.

Garibaldo, seul vrai méchant de l'histoire, était interprété par Brandon Cedel. Ce dernier est très convaincant dans ses deux magnifiques airs. La voix est superbe mais on peut reprocher à cette basse remarquable, un déficit de noirceur notamment dans son air de l'acte II, Tirannia gli diede il regno.

Jess Dandy, contralto, était une magnifique Eduige. Elle possède une voix au timbre somptueux et est aussi à l'aise dans les passages virtuoses que dans les moments plus méditatifs. Sa voix résonne idéalement dans l'air Quanto piu fiera tempesta freme.

Le jeune chevalier Unulfo, écuyer de Bertarido était interprété par Tim Mead, chanteur prestigieux qui impressionne par sa voix puissante et délicate, oxymore rendant justice à un des meilleurs contre ténors du moment.

L'orchestre acquiert une importance inusitée dans cet opéra et illustre, on ne peut mieux, le pouvoir de la musique instrumentale qui souvent permet de suggérer des sentiments secrets et profonds que les protagonistes ne peuvent pas exprimer par des paroles. Dans certains airs, les paroles sont joyeuses mais la musique chante une autre chanson. Les cordes de The English Concert étaient exceptionnelles de beauté sonore et de tension et offraient la plus belle interprétation de Io t'abbraccio qu'on pût imaginer. Les vents (hautbois, bassons, flûtes à bec, traversos) étaient superbes au plan technique et expressif mais malheureusement un peu en retrait du fait d'une prise de son déséquilibrée. Cet ensemble relativement fourni était dirigé magistralement par Harry Bickett qui livrait ici une version passionnante et inspirée de Rodelinda.

Par l'expressivité et la densité de ses airs, Rodelinda ne serait-elle pas l'héroïne la plus sublime et l'opéra homonyme, le plus beau de Haendel comme le suggère Olivier Rouvière (Les opéras de Haendel, un vade mecum, Van Dieren éditeur, Paris 2021) ? En tout état de cause, le plateau vocal réuni dans cet enregistrement, The English Concert et Harry Bickett rendent pleinement justice à ce chef-d’œuvre.



Publié le 09 févr. 2022 par Pierre Benveniste