Sainte-Colombe - Chaboseau

Sainte-Colombe - Chaboseau ©
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Monsieur de Sainte-Colombe n’a toujours pas livré ses secrets

La vie de Monsieur de Sainte Colombe (1640?-1700?) est nimbée de mystère. Il a laissé si peu de traces au cours de son existence que les historiens de la musique ne sont même pas d’accord sur son identité. Comme la littérature s’est emparée de sa personne avec le best-seller de Pascal Guignard, Les matins du monde et le film éponyme d’Alain Corneau, cela ajoute à la confusion. Le violiste Jonathan Dunford a publié une mise au point passionnante qui montre que la question de l’identité du grand compositeur n’a pas encore de réponse – à lire ici. Selon l’auteur de cet article, il aurait existé un Jean de Sainte Colombe, bourgeois de Paris et père de deux filles Brigide et Françoise ayant vécu entre 1650 et 1665 dans l’actuelle rue de Rivoli mais est-il superposable au célèbre violiste, élève de Nicolas Hotman (1614-1663), professeur de Marin Marais (1656-1728) et héros du livre et du film. D’après les données les plus récentes et compte tenu du décès probable en 1680 de Jean, la réponse serait négative. Les choses se compliquent quand on apprend suite aux recherches de Jonathan Dunford qu’il existait à Lyon un Sieur Augustin Dandricourt dict Sainte-Colombe qui enseignait la viole à Lyon dans les années 1650.

En tout état de cause celui qui nous intéresse ici est le compositeur d’une œuvre considérable, révélée très tardivement, comportant des pièces pour basse de viole seule et pour deux violes égales. Ces dernières, au nombre de 66, furent découvertes en 1966 dans les papiers du pianiste Alfred Cortot. Les pièces pour basse de viole seule (deux livres soit 106 pièces) se trouvent dans le manuscrit de Panmure (Bibliothèque nationale d’Ecosse). En 1992 fut révélé par Louis Berthelon, adjoint à la culture et musicologue, un trésor inestimable : un manuscrit de Sainte Colombe intitulé Pour la basse, comportant 144 pièces. Ce dernier a été découvert dans le fond patrimonial de la Bibliothèque municipale de Tournus et a été édité et publié en 2013. Plus tard il a été montré que les manuscrits écossais et de Tournus possèdent environ 70 pièces en commun. Ils ont fait l’objet d’un enregistrement (Dialogues) par Ronald Martin Alonso dont notre consœur Victoria Okada a rendu compte dans ces colonnes en 2020. L’édition Güntersberg est difficile à trouver mais le fond IMSLP a publié le fac simile du manuscrit de Tournus. Les 144 pièces y figurent dans l’ordre où elles se suivent, comme le suggèrent les numéros des pages. Très lisibles, on peut y admirer l’écriture et le graphisme du copiste du compositeur. Cette écriture reflétait la manière toute personnelle de Sainte-Colombe d’écrire les trilles, les ornements et les improvisations en rythme libre et en dehors du cadre de la métrique du morceau.

Le disque publié par Jérôme Chaboseau est principalement consacré au manuscrit de Tournus pour la basse de viole seule et plus précisément à de larges extraits des Suites n° 1 en ré mineur, n° 5 en do majeur et à des fragments des Suites n° 2 en ré majeur, n° 3 en sol majeur et n° 4 en sol mineur. A cela s’ajoute le Concert à deux violes égales n° 44, Tombeau des regrets ainsi que la Gavotte du Concert n° 3, Le Tendre.

Bien que pour une tonalité donnée, des préludes, courantes, sarabandes, gigues existassent en nombre parfois très élevé dans le manuscrit de Tournus (24 préludes en ré mineur parfois très développés figurent en tête de ce dernier) et que ces pièces se présentassent dans un ordre apparemment aléatoire, il nous est apparu que les morceaux choisis et interprétés par Jérôme Chaboseau formaient des clusters identifiables sur le manuscrit, relevant peut-être d’une même inspiration et composés dans la foulée. On pouvait aussi imaginer que l’option de la suite idéale fût laissé à un interprète désireux d’assembler les pièces de son choix. Une notice eût été utile afin d’éclaircir ce point et notamment de donner les critères ayant présidé au choix des morceaux interprétés dans cet enregistrement.

Le célèbre violiste Jean Rousseau (1644-1699), auteur d’un traité de viole de gambe, fut probablement un élève de Sainte-Colombe. En tous cas il le connaissait très bien et dans ses écrits mentionne que Sainte Colombe introduisit une septième corde plus grave à la basse de viole étendant ainsi la tessiture de l’instrument. Il semble aussi que Sainte-Colombe inventa la corde en boyau filetée d’argent. De la sorte les trois cordes les plus graves devenaient plus minces et de ce fait plus faciles à jouer car elles permettaient des traits bien plus rapides. Il s’avère que l’écriture de Sainte-Colombe est beaucoup plus complexe que celle de ses contemporains et que cet artiste est le fondateur d’une école de viole qui aura comme héritiers, outre Jean Rousseau et Marin Marais, le violiste dijonnais Jean-Baptiste Cappus (1689-1751) – voir mon compte-rendu.

La Suite en ré mineur pour basse de viole seule comporte ici six mouvements. La tonalité de ré mineur, grave et dévote selon Marc-Antoine Charpentier (1643-1704) confère une passion contenue à cette suite. Le Prélude très développé est une des pièces les plus virtuoses du recueil. Avec de longs passages sans barres de mesure, il possède un net caractère d’improvisation. On y trouve de nombreux trilles entièrement écrits que Jérôme Chaboseau s’applique à jouer dans un tempo modéré ce qui permet à l’auditeur d’avoir une idée de la façon dont on jouait ces ornements à la fin du 17ème siècle. De nombreux bariolages font penser à certains passages des Suites pour violoncelle seul de Jean-Sébastien Bach (1685-1750). Parmi les pièces suivantes : Allemande, Courante, Sarabande, Gigue et Chaconne, nous avons retenu particulièrement la dernière, superbe par sa profondeur et sa densité. Le contrepoint est omniprésent avec deux voix qui s’enchevêtrent en permanence dans la recherche de l’euphonie parfaite. Jérôme Chaboseau maîtrise totalement cette pièce très difficile, fait résonner merveilleusement les doubles et triples cordes qui abondent dans ce morceau ainsi que les notes les plus graves qui initient les accords à six notes qui terminent la chaconne et les autres danses de cette suite.

Des Suites n° 2 en ré majeur et n° 4 en sol mineur, quelques mouvements seulement ont été interprétés. Les pièces La persillade et La Vielle de la suite n° 2 possèdent un caractère pastoral affirmé. Dans la Suite n° 4, on note un morceau appelé La Pianelle. Il s’agit d’une sorte de danse à trois temps qu’à notre connaissance, Sainte-Colombe fut le seul à utiliser. En tous cas ce morceau, sous les doigts de Jérôme Chaboseau, est remarquable par sa densité et son expressivité avec ses doubles et triples cordes.

Avec la Suite n° 5 en do majeur, Sainte-Colombe renoue avec la virtuosité et les dimensions de la suite en ré mineur mais ici le caractère général est beaucoup plus placide et serein. L’Allemande commence par un rythme de marche quasiment militaire puis tout s’interrompt et le violiste entonne une mélodie au rythme très différent. En fait il s’agit d’une gigue en bonne et due forme. Cette danse figure aussi en tant que telle dans cette suite. A ce propos toutes les gigues de ce recueil sont marquées à trois temps mais la métrique est généralement 6/4 avec des motifs de sicilienne énergiquement affirmés. Enfin la suite se termine par une vaste chaconne. Moins dramatique que la chaconne en ré mineur, elle est d’un agrément mélodique et d’une luminosité constants et Jérôme Chaboseau lui donne un lustre et un éclat remarquables.

Les concerts à deux violes égales sont des œuvres tardives, sans doute composées à la fin de la vie de Sainte-Colombe. Les cinq pièces (Les regrets, Quadrillon, Appel de Charon, Les pleurs et Joye des élysées) du Concert à deux violes égales n° 44, Tombeau des regrets sont parmi les plus célèbres de ce répertoire. La deuxième basse de viole qui évolue en permanence dans le registre grave de sa tessiture, est loin de jouer un rôle d’accompagnement, elle a en fait une partie indépendante aussi virtuose que la première et joue sa propre partition dans un esprit d’improvisation. Comme chaque viole joue souvent en double cordes, le son est tellement nourri qu’on croirait entendre un quatuor. Dans les tombeaux, genre musical prisé au 17ème siècle, on célèbre la mémoire d’un défunt, déploration entraînant une effusion d’émotions. La pièce la plus connue est la poignante pièce n° IV, Les pleurs, dont les thrènes endeuillés et les accents déchirants (on croit entendre des sanglots), nous émeuvent jusqu’à la moelle.

En l’absence de notice, je craignais que ce disque ne fût difficile à écouter et présentât des obscurités. En fait il n’en est rien; la musique parle d’elle-même de façon limpide et l’interprétation de Jérôme Chaboseau d’une grande probité et d’une élégance superlative, n’a que des qualités. La prise de son est en outre très soignée. Ce violiste de grand talent se met au service de l’œuvre de Sainte-Colombe, un trésor pour le moment mal connu, et illumine de façon éclatante ce répertoire.



Publié le 26 déc. 2023 par Pierre Benveniste