Sémélé - Haendel

Sémélé - Haendel ©
Afficher les détails
Saisissantes histoires parallèles

D’un côté, Sémélé, princesse de Thèbes. Victime de la jalousie ombrageuse de Junon, elle finit par accéder à l’immortalité lorsque, avec l’accord de son père, Jupiter, Bacchus descend aux Enfers pour en extraire sa mère et la conduire à l’Olympe. Après cette apothéose, Sémélé prendra le nom de Thyoné.

De l’autre, Sémélé accède à l’immortalité numérique lorsque, après avoir été reléguée aux enfers des ouvrages délaissés, la partition de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) se réanime à Cambridge (Angleterre), en 1925, dans une version montée pour la scène par Dennis Drew Arundell (1898-1988). Elle est distribuée, en 1956, par les éditions de l’Oiseau Lyre. Le New Symphony Orchestra of London était alors placé sous la direction d’Anthony Carey Lewis (1915-1983). La pièce a également été filmée, pour la première fois en janvier-février 2007, pour le même label, avec William Christie à la baguette, l’orchestre La Scintilla aux instruments et les voix du Chœur de l’Opernhaus de Zürich.

Le personnage mythologique et sa réincarnation sur scène semblent donc partager le même sort. Jusque dans une forme de malédiction, comme le suggère la réinterprétation de l’épisode par Ovide (43 avant J.-C.-17 après J.-C.). En effet, nul n’ignore que Junon se montrait généralement intraitable avec les maîtresses de son époux, Jupiter. Encore dernièrement, son mari volage, métamorphosé en taureau blanc, avait séduit Europe, la tante de Sémélé et la fille d’Agénor, le roi de Thèbes. Alors, lorsque Actéon, l’un des frères de Sémélé, est dévoré par une meute de chiens, elle « se réjouit du malheur qui frappe la maison d’Agénor ; elle étend la haine qu’elle a conçue pour la Tyrienne (Europe), sa rivale, à tous les membres de la même famille. Voici qu’à ses anciens griefs s’en ajoute un autre tout récent : elle s’indigne que Sémélé porte dans son sein la semence du grand Jupiter (nota : Bacchus naîtra de cette union) ; sa langue se déchaînait pour une querelle ; mais aussitôt : « A quoi donc, dit-elle, m’ont servi ces querelles tant de fois répétées ? C’est à cette femme elle-même qu’il faut m’attaquer ; c’est elle que je perdrai, si j’ai droit qu’on m’appelle la puissante Junon » (Livre III, 253-270, Métamorphoses).

Junon poursuivrait-elle de sa vindicte jusqu’à la mémoire de Sémélé ? Les mésaventures subies par le livret de Sémélé pourraient le laisser à penser.

Son auteur : William Congreve (1670-1729). « Celui de tous les Anglais qui a porté le plus loin la gloire du théâtre comique », estime Voltaire (1694-1778) dans la dix-neuvième de ses Lettres philosophiques publiées en 1734. Voici, brièvement, l’histoire de la déconfiture d’un livret.


Godfrey Kneller (1646-1723) portrait de William Congreve (1709) – National Portrait Gallery, Londres

Le poète s’était associé à l’architecte-dramaturge John Vanbrugh (1664-1728) pour créer un nouveau théâtre : le Queen’s Theatre (dont le nom changera avec le sexe du monarque, en 1714, avant de devenir, au XXème siècle le Her Majesty’s Theatre). Inauguré le 9 avril 1705, les administrateurs annoncent aussitôt leurs intentions. Parmi les pièces à venir, deux d’entre elles intéressent notre propos : Rosamond de Joseph Addison (1672-1719) pour le livret, Thomas Clayton (1673-1725) pour la musique et Sémélé de William Congreve pour le livret, John Eccles (1668-1735) pour la musique. Or, au moment de programmer Sémélé, Eccles n'est pas prêt. Les répétitions auraient pu commencer en janvier 1707. Mais, cette fois, Henry Grey (1671-1740), premier duc de Kent exerçant alors les fonctions de lord-chambellan, venait d’accorder à une institution concurrente, le Théâtre Royal Drury Lane, le monopole provisoire de la mise en scène d’opéras. Logiquement, Eccles soumet sa partition à la direction de ce théâtre. Circonspect après l’échec de Rosamond, Christopher Rich (1657-1714), son directeur, renonce à produire un nouvel opéra anglais entièrement chanté. Ravagé, Eccles se retire définitivement de la scène. « Il s’adonna à la pêche, déshérita ses filles et légua toute sa fortune à sa bonne », selon Jonathan Keates (Georg Friedrich Haendel, Fayard, 1995). Il faudra attendre 1964 pour que sa musique parvienne aux oreilles d’un public. Celui d’Oxford, dans l’Etat de New York. De son côté, accablé, Congreve abandonne toute idée de représentation. D’autant que sa comédienne favorite, Anne Bracegirdle (1671-1748), celle qui avait incarné ses rôles-titres féminins et pour laquelle il avait conçu un texte sur mesure, décide d’abandonner la scène. Il finir par le publier dans le Second volume of the works of Mr. William Congreve (1710). Haendel ou, peut-être son librettiste du moment, le gentilhomme irlandais Newburgh Hamilton (1691-1761), l’en extraient. Ils le retravaillent. Procèdent à des coupes. Opèrent des rajouts. Mais en conservent l’essentiel : « sur les quelque 654 vers du livret original de Congreve, plus de 460 ont été laissés entièrement inchangés », révèle le décompte effectué par Pierre Degott (De Congreve à Haendel : les métamorphoses de Sémélé in Revue de la Société d’études anglo-américaines des XVIIème et XVIIIème siècles, n° 39, 1994).

Mais c’est dans la musique qu’interviennent les changements les plus marquants. Haendel opère des tailles dans le récit coproduit par Ovide et Congreve. Il libère des espaces pour pouvoir croquer, avec les moyens de la musique (notamment des arie), les portraits émotionnels des personnages principaux (l’explosif triangle amoureux Sémélé-Jupiter-Junon) et secondaires (Ino, la sœur de Sémélé et Athamas, le fiancé de Sémélé). En un mois à peine, la partition sera finalisée. Il note lui-même, sur le manuscrit, les dates-clés du calendrier d’avancement de ses travaux d’écriture. Le 4 juin 1743, les premières notes sont griffonnées sur la partition. Le 13 juin, l’Acte premier est achevé. Le 20 juin, il en est de même pour l’Acte II. Le 4 juillet, l’instrumentation est au point. Le 10 février 1744, Sémélé monte sur scène. « C’est une délicieuse page de musique… (L’ouvrage) a été applaudi par un théâtre plein, quoique pas plein à craquer », note l’épistolière Mary Delany (1700-1788) dans sa lettre datée du 11 février 1744. Un théâtre aux portes duquel le public ne se pressera pas davantage lors des trois autres soirées programmées. Ni à sa reprise en fin d’année.

Finalement, la pièce ne survit pas à l’année 1744. Elle s’engouffre irrémédiablement dans l’oubli. Jusqu’au moment où elle piquera la curiosité de Dennis Arundel. Au demeurant, de l’autre côté de la Manche, la Sémélé (créée le 9 avril 1709) d’Antoine Houdar de la Motte (1672-1731) et de Marin Marais (1656-1728) n’avait pas connu un sort plus enviable.

A ce stade, une question nous obsède : pourquoi Samson (HWV 57, 17 février 1743) a-t-il été plébiscité par le public alors que, seulement un an plus tard, Sémélé (HWV 58, 10 février 1744) a couru à l’échec ? Différentes causes probables se nourrissent les unes des autres.

Il faut d’abord considérer les menaces de guerre qui pèsent lourdement sur les esprits londoniens. Le 30 octobre 1739, le parti belliciste et l’opposition des Tories avait forcé le gouvernement de Robert Walpole (1676-1745) à déclarer la guerre à l’Espagne. Certes, le théâtre des opérations est encore lointain (mer des Caraïbes). Mais, avec le début de la Guerre de Succession d’Autriche (1740-1748), le bruit des canons se rapproche. Le 27 juin 1743, pendant que Haendel forge la partition de Sémélé, les troupes austro-anglo-hanovriennes (nota : le roi d’Angleterre est issu de la maison de Hanovre), commandées par George II (1683-1760) en personne, remportent une victoire sur les Français à Dettingen. Un événement que Haendel saluera par la composition d’un Te Deum exécuté le 23 novembre 1743. En revanche, le 22 février 1744, douze jours seulement après la première exécution de Sémélé, la flotte britannique de Méditerranée est défaite lors d’une bataille navale au large de Toulon (cap Sicié). Enfin, le 15 mars 1744, à peine un mois après la création de Sémélé, la France déclare officiellement la guerre à l’Angleterre. Une force d’intervention est même rassemblée à Dunkerque, dans la perspective d’une invasion de la Grande-Bretagne. Balayée pour une tempête, cette flotte d’invasion finira par renoncer. Reconnaissons que Sémélé aurait pu naître sous de meilleurs auspices.

Au contexte international préoccupant se superpose un climat social agité. Croissance démographique à partir de la fin des années 1730. Prémices de la « révolution industrielle », la bourgeoisie s’enrichit alors que les populations rurales affluent vers les villes. Or, cette tectonique sociale fragilise le cadre institutionnel et moral. Au point de dérégler les mœurs et de mettre « à la mode les goûts de luxe, de plaisir et de frivolité qui caractérisent la société anglaise à l’époque des trois premiers Georges », note Martine Carrière à propos de l’œuvre d’un contemporain de Haendel, Henry Fielding (1707-1754) (Fielding dramaturge se veut-il moraliste ?, Annales, Caliban, 1967). Un mal dont s’inquiète notamment le milieu des poètes et des dramaturges. Tel James Miller (1704-1744), dans son Harlequin-Horace : Or, the Art of Modern Poetry (1731) : How much more entertaining is the Bard/ That all of Vertue shows a disregard/ Who by no Laws Divine or Human aw’d/ Rails at the Prince and ridicukes his God (nous traduisons : Combien plus divertissant est le barde/ Quand toute vertu est montrée avec mépris/ Qu’il ne craint aucune loi divine ou humaine/ Raille le Prince et ridiculise Dieu). En d’autres termes, l’Etat et la Religion sont moqués par des saltimbanques étrangers qui prolifèrent sur les scènes londoniennes et séduisent les foules populaires présumées incultes. Ce climat social influe nécessairement sur notre Sémélé. Sur trois fronts principaux.

D’abord, celui de la ferveur patriotique. Quelquefois, un patriotisme fleurant la xénophobie. A titre d’exemple, le 2 avril 1730, sur la scène du Goodman’s Fields Theatre, la pièce The Fashionable Lady (La dame à la mode) de James Ralph (1705-1762) s’afflige de l’état déplorable du drame anglais et vilipende le succès remporté par l’opéra italien. Dans les esprits, « un scénario apocalyptique (se construit dans les esprits) dans lequel Arlequin finit par triompher de Shakespeare » (Marc Martinez, L’Arlequinade anglaise et la gravure satirique au XVIIIème siècle, Revue Lisa, n°1, 2003). Par conséquent, les artistes anglais réclament davantage d’œuvres populaires en langue vernaculaire. Davantage encore depuis 1728, après le succès retentissant du Beggar’s Opera (L’Opéra des Gueux) de John Gay (1685-1732) et Johann Christoph Pepusch (1667-1752), la demande du public amplifie celle des artistes. Sémélé parlera donc anglais.

Ensuite, dans le domaine artistique, les courants progressistes et traditionnels se défient. Le patriotisme esthétique vilipende la forme musicale dégingandée de l’opéra italien. Plus grave. Le succès populaire remporté par la pantomime, « importée d’outre-manche par les forains français régulièrement invités à Londres », agace. Le monde du spectacle s’inquiète de ce que « ce théâtre populaire inverse les priorités de l’esthétique néoclassique : le visuel l’emporte sur l’intellectuel et l’agréable sur l’utile dans des divertissements qui donnent la primauté aux innovations scénographiques » (Marc Martinez). Sémélé sera donc un oratorio privé de décors et de mise en scène.

Enfin, et surtout, le terrain moral. Si, jusque-là, Haendel avait plutôt réalisé un parcours sans faute, c’est sur cette dimension qu’il commet au moins deux erreurs d’appréciation en termes d’acceptabilité sociale de son ouvrage.

D’abord, le choix de la date de sa création. Le 10 février, nous sommes au lendemain du mercredi de Cendres (8 février). Ce jour marque l’entrée dans la période du Carême. Certes, durant ces quarante jours avant Pâques, les oratorios sont autorisés, contrairement à d’autres types de divertissements. Aussi Haendel tente-t-il de trouver une formule équivoque pour habiller en oratorio une pièce lyrique d’inspiration « païenne » (after the manner of oratorio/à la manière d’un oratorio, note-t-il sur son manuscrit) ? Si tel était le cas, il oubliait un peu vite la mise au point publiée dans le Daily Spectator du 19 mars 1743 : « Un oratorio est un acte religieux ou n’en est pas ». Pour nombre de ses contemporains, Haendel aurait donc usé d’un subterfuge, au mépris de l’esprit de pénitence qu’impose la période de Carême. Une subtilité qui, au demeurant, entre en collision avec le message de la perfection chrétienne que diffuse, avec un succès grandissant, la nouvelle manière de pratiquer la religion anglicane : le méthodisme développé par John Wesley (1703-1791). Aussi, comme nombre d’autres, Patrick Delany (1686-1768), ecclésiastique irlandais qui épousa Mary Delany en 1743, juge-t-il que, « comme c’est une histoire profane, … il n’est pas convenable qu’il y aille » (lettre de Mrs. Delany - 21 février 1744).

Ensuite, le choix du sujet. L’idée s’était largement répandue que l’opéra corrompait les mœurs. Cette thèse est farouchement défendue par Henry Carey (1687-1743) dans son Faustina or A Satyr on the Luxury and Effeminacy of the Age (1726). Avec des propos virulents : Curse on this damn’d Italian Pathic Mode/ To Sodom and the helle yhe ready Road (nous traduisons : Malédiction sur cette maudite et pitoyable mode italienne/ Le véritable chemin vers Sodome et l’Enfer). Or, la sulfureuse Sémélé est le théâtre de la passion amoureuse mâtinée aux couleurs d’Italie. Séduction, vanité et adultère étant les principaux ressors de la pièce. Les plus délicats jugeront la pièce inconvenante, voire obscène. Même le librettiste du Messiah (HWV 56, 1741), Charles Jennens (1700-1773), s’autorise à qualifier Sémélé « d’opéra paillard ». Il est vrai que le livret portait le fardeau d’un péché originel commis successivement par le cynisme d’Ovide et de l’immoralité attribuée à William Congreve. Parmi ses détracteurs, l’évêque Jeremy Collier (1650-1726). Dans un pamphlet au titre virulemment explicite (Short View of the Immorality and Profaneness of the English Stage/ Coup d’œil sur l’immoralité et l’impiété du théâtre anglais), celui-ci tient Congreve en ligne de mire. Ainsi, au moment où la scène anglaise entend se purger de ses excès, Sémélé exhibe sa marque d’infamie et s’offre, bien involontairement, en victime expiatoire.

Ce procès d’intention intenté à Haendel par une forme de tribunal médiatique reposait-il sur des arguments rationnels ? En se rendant au théâtre, le soir de la création de Sémélé, le public s’attendait-il à un sujet biblique plus proche de l’esprit du Carême, comme on le lit parfois ? Ce serait faire insulte à la culture générale d’une partie au moins des spectateurs que de le penser. Au XVIIIème siècle, le public régulier des théâtres connaît bien mieux la mythologie antique que la plupart d’entre nous. Pour autant, le sujet est-il si éloigné que cela des thèmes de méditation propres au temps du Carême ? Une relecture au second degré indique le contraire. D’ailleurs, la Fiche d’accompagnement (Pour aller plus loin…) mise en ligne par l’Opéra de Lille (Octobre 2022) cite plusieurs thèmes susceptibles d’alimenter bien des exercices spirituels : la nature de la relation d’amour entre l’homme et Dieu, la volonté d’élévation (orgueil) et de fascination de soi (vanité), la damnation et la rédemption. C’est donc bien à partir d’une lecture partiale et au premier degré que se fonde le parti pris hostile de protestataires.

Si Haendel voyait les tenants de la morale se liguer contre lui, il a également mécontenté une autre catégorie sociale : les amateurs d’opéra italien. Lorsqu’ils voient Sémélé monter sur scène, Charles Sackville (1711-1769), comte de Middlesex et les abonnés du King’s Theatre de Haymarket enragent : « tous les gens de l’opéra sont furieux », raconte Mary Delany. Car Haendel vient, selon eux, de les trahir. Pourquoi cela ? En 1741, notamment avec le concours de quelques nobles, Lord Middlesex créé une nouvelle compagnie d’opéra (le second Opera of the Nobility). Pour en garantir le succès, il sollicite le patronage et la collaboration de Haendel. Or, celui-ci soupçonne que l’entreprise avait pour but caché de fournir une tribune à la maîtresse du comte, Lucia Panichi (surnommée La Muscovita). Il décline donc l’offre, prétextant qu’il avait définitivement renoncé à l’opéra. Inévitablement, la création de Sémélé, « une sorte d’opéra déguisé… fut ressentie comme un affront par la classe aristocratique » (Pierre Degott). Haendel sera, bien entendu, rendu responsable de la banqueroute de la compagnie de Lord Middlesex.

Cela, au moment où, d’un point de vue psychologique, le compositeur vit des moments difficiles. « L’année 1744 fut pour Haendel une des plus glorieuses en création, des plus misérables en succès », résume Romain Rolland (1866-1944) dans sa biographie du compositeur (1911). Il poursuit : « Jamais l’hostilité du public anglais ne fut plus acharnée. La même cabale haineuse, qui trois fois déjà avait tâché de le tuer, repartit en guerre contre lui. On s’entendait à Londres pour inviter les gens à des fêtes, les jours où devaient avoir lieu les exécutions d’oratorios, afin d’enlever à Haendel ses auditeurs. Henry St John (premier vicomte de Bolingbroke, 1678-1751) et Tobias George Smolett (1721-1771) parlent de l’acharnement de certaines dames à ruiner Haendel. Horace Walpole dit que c’était la mode d’aller à l’opéra italien, quand Haendel dirigeait ses concerts d’oratorios ».

Les plus curieux d’entre nous, pourvu qu’ils soient anglophones, pourront prolonger et approfondir l’étude du contexte historique dans lequel éclot Sémélé en consultant la thèse soutenue, en mars 2007 au Queen’s College de Cambridge, par John K. Andrews : The Historical Context of Handel’s Semele.

Pour ce qui nous concerne, achevons ce rapide survol de la genèse de Sémélé par une évocation du style de sa composition. Car, en dépit de cette « atmosphère de querelles permanentes qui caractérise le monde musical de Londres » (Jean-François Labie, George Frederic Haendel, Robert Laffont, 1980), Haendel continue d’expérimenter, d’innover, de créer. Mary Delany en témoigne dans sa lettre du 24 janvier 1744 : « Je suis allée chez Monsieur Haendel pour écouter les répétitions de Sémélé. C’est une musique délicieuse, absolument nouvelle et différente de toutes les autres qu’il a composées ». Tellement nouvelle que « il y a une grande aversion pour Sémélé de la part des élégantes, des petits maîtres et des ignorants », constate-t-elle dans sa lettre du 21 février 1744. Une coalition de coquettes et d’ignares. Car, comme l’explique Montesquieu (1689-1755), les « petits-maîtres » sont ceux qui « ne savent absolument rien, et ceux-là ne sont rien moins que honteux » (Notes sur l’Angleterre, fin des années 1720). Admettons que le style de Haendel ait pu surprendre, déranger ou dérouter une partie de son public. Notamment par la nature hybride de l’opus. Certes, Sémélé tient de l’oratorio par les dix interventions du chœur et l’absence de mise en scène. Mais ses récitatifs accompagnés par l’orchestre et ses arie da capo (pour simplifier, airs avec reprise) font plutôt songer à l’opera seria. En somme, un opéra se niche dans son oratorio. Et pour concilier ces deux genres, l’orchestre remplira une fonction clé. Celle « de pallier l’absence de mise en scène par l’élaboration d’une atmosphère », explique Reinhard Goebel (CD Sémélé sous la direction de David Stern, Disques Pierre Verany, 2003). Fonction que le Millenium Orchestra remplit à merveille.

Faisons les comptes. « Sur l’ensemble des dix-huit œuvres dramatiques anglaises, Sémélé fut la seule à n’être plus redonnée du vivant de Haendel », observe Jonathan Keates. Pourtant, cette pièce « passe aujourd’hui pour l’une des meilleures créations de sa maturité », disait-il. Marc Maréchal, dans la notice du CD, surenchérit : « Sémélé est un chef d’œuvre. Car comment appeler autrement un drame dont la parfaite communion du texte et de la musique offre un tel pouvoir de suggestion ? ». Cette alchimie opérera-t-elle également lorsque Leonardo Garcia Alarcón s’en fait le conteur ?

Pour en prendre la mesure, écoutons et savourons.

Afin de bien saisir les messages délivrés par l’Ouverture instrumentale, portons d’abord l’attention sur la tonalité choisie par Haendel. Elle débute en ut mineur (C-Moll). Affect que l’un de ses amis de jeunesse, Johann Mattheson (1681-1764), avait qualifié de ein überauslieblicher dabei auch trister Tohn (une tonalité absolument charmante et en même temps triste) dans son traité relatif à Das neu-eröffnete Orchestre (1713). D’emblée, les deux piliers émotionnels de l’oratorio sont fixés : délice et damnation.

Intéressons-nous maintenant à sa structure. Sous le flamboiement des notes, nous reconnaissons les contours d’une architecture à la française (lent-vif-lent). Même si l’omniprésence et l’exaltation des violons fait manifestement parler l’Ouverture à la française avec l’accent italien. Une longue première section maestoso est scandée par les notes pointées tandis que la seconde s’épanouit dans un bref fugato insouciant. Enfin, ne se reconnaissant l’obligé d’aucune école, Haendel s’écarte du schéma français pour la troisième, laissant le sujet s’effilocher, quasi insensiblement, dans un généreux jeu de reprises et de variations. Variations tellement étourdissantes que Leonardo Garcia Alarcón en oublie la Gavotte que Haendel avait glissée entre la note finale de l’Ouverture et le premier solo de l’Acte I.

Ce qui nous frappe plus encore, c’est le caractère théâtral de cette Ouverture. Par la seule voix des instruments, le compositeur résume, en deux chapitres, l’histoire de Sémélé. D’abord, dans un long premier mouvement, ils reformulent le texte de la didascalie (indication scéniques) : « des flammes s’élèvent de l’autel et l’on voit la statue de Junon s’incliner ». De fait, les sons superposent ces deux images animées. D’abord, une sorte de pavane suggère un cortège qui s’avance avec gravité vers le lieu de la célébration d’un mariage En surimpression, par leur fulgurance, les violons crayonnent la composante ignée du tableau. Particulièrement le miroitement des triolets incandescents qui restituent la vivacité des flammes. Le second chapitre traduit l’exaltation amoureuse de Sémélé et sa consumation par le feu d’un désir outrancier. Enfin, un bref épilogue esquisse la morale de l’histoire. De pesants silences annoncent le dénouement tragique de la pièce. Celle d’une exaltation amoureuse qui s’enflamme dans un fulgurent arpège ascendant (gamme fusée) avant de s’éteindre dans une clausule aux accents funèbre. La passion et l’orgueil conduisent à la perte, sermonnent les instruments.

Acte I : L’amour au pays des hommes
Les augures sont favorables et les prêtres sont à l’œuvre : les fiancés (Sémélé, fille de Cadmus, roi de Thèbes et Athamas, prince de Boétie) peuvent être unis par les liens du mariage. Or, Sémélé aime secrètement Jupiter. Alors que tous l’engagent à ne pas retarder la cérémonie, Sémélé s’interroge : vaut-il mieux trahir son amant que son père ? De son côté, Ino, la sœur de Sémélé, brûle de déclarer son amour à Athamas. Soudain, les signes divins se contredisent : Junon consent à la cérémonie mais Jupiter s’y oppose. Ce mauvais présage détermine les prêtres à faire évacuer le temple (scène 1). Athamas prend conscience de la passion amoureuse que lui voue Ino (scène 2). De son côté, éprouvé par la cérémonie avortée, Cadmus est maintenant terrifié par l’enlèvement de Sémélé par un aigle (scène 3). Mais les prêtres y voient un message positif des dieux. Cadmus s’apaise à la vue de Sémélé qui lui apparaît sur un nuage (scène 4).


Jupiter et Sémélé, Ecole de François Marot (1666-1719), Collection du Louvre en dépôt au Château de Versailles

La première scène, la plus longue et la plus chargée en événements, est également celle dans laquelle Haendel tend aux auditeurs le nuancier de ses savoir-faire. Si la force qui s’en dégage est digne de l’opéra, cela tient, nous semble-t-il, à la conjonction d’au moins quatre facteurs : les contrastes de masse, la poésie des mots et des images, l’horlogerie des sons et des rythmes et, probablement le plus remarquable d’entre eux, la fonction dramatique de la musique. Quatre facettes du génie de Haendel que nous allons passer en revue.

Honneur aux chœurs à quatre voix. Avant nous, notre confrère Pierre Benveniste avait souligné la place qu’ils occupent dans l’ensemble de l’opus (voir les chroniques des représentations de Karlsruhe et Beaune). Ici, le Chœur de Chambre de Namur les habite avec art et intelligence. Dès cette première scène, le Chorus of Priests (chœur des prêtres) intervient à trois reprises. Dans tous les cas, il fait suite à des parties solistes. Créant ainsi cet effet de contraste tant apprécié des compositeurs baroques. Au-delà de l’effet sonore proprement dit, les chœurs sont acteurs. Ils créent, ici, une atmosphère (enjouée à la perspective des noces) et aiguisent, là, une tension dramatique (jusqu’à provoquer un effet de panique lorsque les prêtres font évacuer le temple).

Laissons-nous envoûter par le premier chœur. Le texte du duo du Sémélé Congreve/ Eccles inspire à Haendel un premier chœur : Lucky omens bless our rites (D’heureux présages bénissent nos rites). Il est sublime. Construit à la manière d’un Anthem (motet) de poche, il s’ouvre sur si bémol majeur (B-Dur). Une tonalité à laquelle Mattheson attribue une double qualité. Sehr divertissant und prächtig (Très réjouissant et magnifique) tandis qu’il erhebt die Seele zu schweren Sachen (élève l’âme à des sujets graves). Réjouissances et gravité ne sont-ils pas, justement, les marqueurs des mariages princiers ? Les quatre vers du texte deviennent trois sections musicales aux caractères distinctifs. La première salue les présages annonçant un mariage heureux. Tandis que les violons font palpiter les double croches, les choristes euphoriques soulignent le caractère sacré de la cérémonie par des répétitions symétriques de deux groupes nominaux : par d’heureux présages (Lucky omens) les dieux bénissent nos rites (bless our rites). La seconde est de nature plus descriptive. Elle baigne les futurs conjoints dans le calme des jours paisibles et la connivence des nuits fécondes (Peaceful days and fruitful nights). Dans la troisième, un mouvement fugué nous fait assister à l’union du couple. Esquissant une image suggestive, Haendel semble traduire visuellement les étapes d’une noce. Ainsi, après avoir exposé successivement le sujet, les quatre parties vocales s’apparient (les graves d’un côté, les aigus de l’autre) avant de vibrer à l’unisson dans les mesures finales.

Hormis les chœurs, Haendel brille également dans la mise en valeur de la musique des lettres et des mots. Ainsi, dans le premier chœur, il prend manifestement plaisir à créer, par une allitération, l’effet sonore du chuintement des murmures complices entre les fiancés. Comme les serpents de l’Andromaque (Acte 5, scène 5) de Jean Racine (1639-1699), mais sans la frayeur qu’ils provoquent, la répétition insistante des « s/ch » de sure success schall évoque le plaisir du baiser (kiss).

Le second exemple mérite davantage d’attention. Son père enjoint à Sémélé de lui obéir et son fiancé la supplie de ne pas retarder la cérémonie. Dans un récitatif suivi d’un air, elle appelle Jupiter à son aide. Nous y reviendrons. Un second air a été ajouté au texte de William Congreve. Un air dont l’alouette est en vedette. Plus précisément, the morning lark (l’alouette du matin). Le choix de ce passereau n’est pas fortuit car son vol caractéristique le transforme, dans la symbolique populaire, en médiateur entre la Terre et le Ciel. Donc en messager entre Sémélé et Jupiter. La tonalité de cet air radieux tranche avec le caractère plaintif de celui qui précède. Son texte est extrait de la To Sleep Elegy (1710) de Congreve. Dans un élan poétique, Sémélé met en parallèle le gazouillis de l’alouette et la sonorité de ses pleurs. L’alouette étant l’espèce la plus mélomane de notre environnement, Haendel sertit les quatre vers de ce poème dans une sorte de musique naturaliste. Naturaliste par la profusion des trilles aigus des violons dont les grupettos reproduisent son chant. Naturaliste par les vocalises acrobatiques qui illuminent warbling throat (littéralement : le gazouillis de la gorge). De toute évidence, une partition taillée à la mesure de l’une de ses interprètes préférées, Elisabeth Duparc ( ?-1778), dite La Francesina (« la petite française » qui, au demeurant, n’a jamais chanté en français sur scène). Sa voix de soprano n’était-elle pas qualifiée, par ses contemporains, de warbling voice (voix de fauvette) ? Celle d’Ana Maria Labin est enchanteresse, enivrante dans ses vocalises et confondante dans ses acrobaties mélodiques ajustées au millimètre.

Autre facteur d’excellence de la musique de Haendel : l’alchimie des timbres et des formes. Deux exemples suffiront à le démonter. Commençons par le récitatif accompagné ouvrant la première scène (Behold ! auspicious Flashes rise/ Voyez monter ici la flamme propice). Il fait dialoguer les instruments (les cordes) et le grave théâtral d’Andreas Wolf. Comme si les instruments entendaient commenter chacun des vers que prononce le prêtre sur le ton d’une proclamation. Homogène au départ, le groupe instrumental finit par se scinder. Particulièrement durant cet interlude au cours duquel les lignes mélodiques ascendante (graves, les humains) et descendante (aigus, le divin) se croisent pour signifier que Junon consent au sacrifice offert par les prêtres. Enfin, dans le mouvement final, les lignes s’inclinent cérémonieusement, à l’unisson, pour représenter, par le son, l’image décrite par le chanteur (the golden image bends/ la statue d’or s’incline).

Le quatuor vocal (le seul de toute la pièce) constitué par Cadmus, Ino, Athamas et Sémélé (soit l’ensemble des personnages humains de l’oratorio) est tout aussi illustratif de la magie sonore haendélienne (Why dost thou thus untimely grieve/ Pourquoi pleures-tu si inopportunément ?). Ce quartet, à la manière italienne, débute et se conclut par une intervention soliste. Quatre couleurs vocales différentes se relaient avant de se combiner au point culminant du quatuor. Du grave de Cadmus qui s’inquiète au contralto d’Ino qui déclare sa peine sans issue. Du ténor léger d’Athamas au soprano de Sémélé, tous deux prêts à la réconforter. Le génie musical du compositeur parvient à enrichir le timbre des voix par celui des instruments. Ainsi, l’aigu des violons survole la basse de Cadmus. Le grave du continuo soutient le contralto d’Ino. Tout l’ensemble orchestral monte en gamme, jusqu’au sommet dont il charpente le contrepoint. Un bouquet sonore multicolore confondant.

Les sons ne suffisent pas à caractériser le génie non conventionnel du compositeur. Son inventivité brise volontiers les codes. Romain Rolland le soulignait dans sa biographie : « il n’est pas de grand musicien qu’il soit aussi impossible que Haendel d’enfermer dans une définition, ou même dans plusieurs… De but, il n’en a pas d’autre que de faire bien tout ce qu’il fait : tous les chemins lui sont bons ». Le duo Daughter, obey (Obéis, ma fille) en offre une démonstration éclatante. Cadmus et Athamas tentent de raisonner Sémélé. Or, la forme d’un duo traditionnel est à peine reconnaissable. En réalité, ce passage ne correspond strictement à aucune forme connue. Plus exactement, il les épouse toutes. D’abord, un parlando soutenu par un continuo austère. Suivi par une manière d’arioso (Invent no new delay/ N’invoque pas de nouveau délai) qui ouvre la voie à un véritable duetto construit sur les paroles de l’arioso. Lui-même suivi d’une ritournelle instrumentale réverbérant son thème mélodique. Une imperceptible traversée des formes lyriques du moment.

Enfin, la musique remplit une fonction précise dans le drame. Elle le fait, ici, de deux manières : descriptive et expressive.

Si le premier chœur partageait quelques caractéristiques avec le motet, la nature des deux autres apparaît d’essence dramatique. Ils frappent, l’un et l’autre, à la porte de la catégorie des « tempêtes » et « orages » de la tragédie lyrique. Dans le premier (Avert these omens/ Conjurez ces présages), secoués par les timbales, enfiévrés par la frénésie des violons, les prêtres s’alarment à l’apparition de phénomènes naturels soudains (ciel noir, orage, trombes d’eau). Pour matérialiser leur frayeur, Haendel rompt l’homorythmie vocale dès que les éléments se déchaînent. Comme, quelques années plus tôt, il avait secoué l’air He gave them hailstones for rain (Il lui a donné des grêlons au lieu de la pluie) dans l’oratorio Israël in Egypt (4 avril 1737). Le dernier chœur (Cease, cease your vow’s/ Laissez, laissez-là vos vœux) va plus loin encore. Un Presto d’un réalisme exceptionnel, met en scène une crise de panique. Pris d’effroi, les prêtres appellent à fuir la colère de Jupiter (Jove’s impending rage). Manifestement, une forme d’air de bravoure dans lequel le chœur fait la démonstration de l’excellence de sa cohésion.

Haendel excelle également dans la description des mouvements de l’âme. Ainsi, dans un aparté, Sémélé en appelle à Jupiter (Ah me ! What refuge now is left me/ Pauvre de moi ! Quel refuge me reste-t-il ?). Dans ce récitatif, la voix et l’orchestre dressent le tableau des émotions. Davantage que les paroles, notre attention est attirée par le nuancier des affects sonores. D’abord, le désespoir nourri par le terrible dilemme : marcher vers l’autel ou fuir ? La voix plaintive erre sur un continuo prostré qui s’écoule en une suite de notes longuement étirées. Puis, un mélange de tendresse triste (O Jove) et d’appel inquiet (assist me) lorsque Sémélé supplie Jupiter. Un délicat legato affirme l’affection qu’elle lui porte tandis qu’une légère accélération rythmique souligne l’urgence de la prise de décision. Soudain, l’inquiétude devient colère. Une colère qui transfère à Jupiter la charge du dilemme : laissera-t-il les mortels vaincre l’amour qui les lie ? Les cordes fulminent et le tempo se déchaîne, alimentés par la hargne de l’impétueuse amante. En contraste, le retour à la réalité pousse la voix et les instruments au seuil du renoncement : If I deny, my father’s wrath I fear (Si je résiste, je redoute la fureur d’un père). Une « tempête sous un crâne » finement disséquée en musique.

Les fondations du drame cornélien sont posées dans une dernière prière à Jupiter : O Jove, in pity tyeach me which to choose/ O Jupiter, dans ta miséricorde, dis-moi quelle voie choisir. Mais le temps n’est toujours pas à l’action. En effet, la seconde scène va fixer les termes de l’intrigue secondaire. Ce moment où les destins d’Ino et d’Athamas vont se croiser.

Le librettiste de Haendel a réalisé des coupes dans le « scénario » Congreve/ Eccles mais l’a enrichi de quelques airs. Manifestement, le jeu théâtral (derniers vestiges des « masques » anglais) s’efface, laissant le chant lyrique régner en maître sur la scène. Plus exactement, musique et théâtre ne font désormais plus qu’un. Comme dans le long monologue d’Ino (Turn, hopeless lover, turn thy eyes/ Amant infortuné, porte ici tes regards). Dans cet unique air concertant de la partition, l’orgue et le violoncelle sont les confidents des amours contrariés d’Ino. Seule une courte plainte acidulée des violons égratigne ponctuellement les ritournelles instrumentales. Ino théâtralise sa douleur. Par d’insistantes reprises de turn thy eyes (tourne vers moi tes yeux) et sa projection finale dans les aigus. Par les arabesques emportant bemoan (pleurer) et la poussée de fièvre chromatique provoquée par ses larmes et sa douleur (In flowing tears and aching sighs). Tout cela afin de briser l’indifférence polie du prince à son égard. Sans omettre l’entrée instrumentale et les ritournelles à briser les cœurs. Ou ces courts silences ponctuant ce lamento que la technique inspirée de Dara Savinoya gonfle de chagrin d’amour.

Ce moment de douloureuse tendresse attendrit Athamas. Charmé mais pas encore conquis, il dévoile son trouble dans l’air Your tuneful voice my tale would tell (Ta voix mélodieuse raconterait mon histoire). Haendel confie aux instruments le soin de traduire cet état mental intermédiaire : la gravité du continuo accompagne le chant tandis que les ritournelles sont éclairées par les violons. Soudain, la lumière éclate dans un ravissant duet, tendre et radieux. Son texte, déjà, révèle l’une des qualités reconnues de la plume de Congreve. Notamment celle que saluent François Moysant (1735-1813), Pierre-Jean Grosley (1718-1785) et Louis-Mayeul Chaudon (1737-1817) dans leur Nouveau dictionnaire historique portatif (1766). A l’article CONGREVE, ils soulignent que ses pièces « sont pleines de caractères nuancés avec une extrême finesse ». Nuances subtiles dans l’esquisse du portrait psychologique des deux amants qui viennent de se rendre compte qu’ils sont faits l’un pour l’autre. Finesse pénétrante dans la description de la métamorphose d’Ion : le désenchantement (je ne suis pas aimée de celui que j’aime) se mue en honte (j’aime le fiancé promis à ma sœur) puis en consolation (mais lui aussi m’aime). Nuance et finesse que l’inspiration de Haendel agrémente d’un brin de gaieté. Sa musique, comme la fièvre amoureuse, monte par degrés. Jusqu’à l’exaltation. D’abord, haletante, assénant des phrases courtes taquinées par les violons, Ino accuse Athamas d’avoir causé sa perte. Sur un continuo au cœur bondissant mais dans un legato affectueux, Athamas l’assure de son amour. Aussitôt, les lignes de chant se croisent et s’entremêlent. Jusqu’à fusionner pour former le cœur même du duo : Love, love alone/ Has both undone (C’est l’amour, l’amour seul/ Qui nous a tous deux perdus). Nous parvenons ici au second nœud dramatique de la pièce : comment Ino et Athamas résoudront-ils leur problème ? D’abord chantée avec la force de l’exaltation, la formule-refrain s’éteint dans le douloureux accablement qu’inflige l’amour impossible. Cependant, dans une forme de clin d’œil, la ritournelle instrumentale conclusive laisse entrevoir une fin heureuse.

Dans la troisième scène, Cadmus fait le récit de l’enlèvement de Sémélé. Congreve intègre, dans son « scénario », un épisode des Métamorphoses (X, 143-161) d’Ovide totalement étranger à la légende de Sémélé : l’enlèvement de Ganymède par Jupiter. La dynamique narrative de Cadmus gravit quatre degrés. D’abord, après le détour par l’intrigue secondaire, un premier récitatif rappelle à l’auditeur comment s’est achevé la première scène. L’atmosphère est lourde et grave, assombrie par le violoncelle et le grave des bois. Vient ensuite la description de Sémélé quittant le temple. Cette fois, les cordes peinées soutiennent le récitatif d’un père dévasté après l’enlèvement de sa fille. Son récit est balafré par de fulgurantes chutes de doubles croches figurant l’aigle fondant sur Sémélé pour l’emporter dans les cieux. Une perspective qui semble finalement l’apaiser. Peut-être même se réjouit-il car son chant devient plus mélodieux et les violons se mettent à danser. Le Chorus of Priest and Augurs (bien que les passages relatifs à la participation des augures aient été gommés du texte de Congreve par le librettiste de Haendel) le conforte dans l’impression d’un sort favorable réservé à sa fille.

La quatrième scène, la dernière de l’Acte I, sera celle de l’assomption de Sémélé. Une assomption imprégnée d’une ambiance en fa majeur (F-Dur). Tonalité capable, selon Mattheson, die schönsten Sentiments von der Welt zu exprimieren (d’exprimer les plus beaux sentiments du monde). Notamment ceux qui sont placés au plus haut de l’échelle des vertus (was sonst in dem Tugend-Register oben an stehet).

De fait, les prêtres qui, il y a peu, s’étaient enfuis du temple, chantent maintenant une sorte d’hymne patriotique en l’honneur de Cadmus, roi de Thèbes. Deux affects se conjuguent. L’optimisme traduit par les violons qui virevoltent sur une ligne descendante. Comme si Jupiter tenait à saluer le père de sa maîtresse. Mais aussi la déférence envers la personne royale que souligne majestueusement la première intervention du cor. Comme dans un Te Deum en miniature.

Du temple, le regard se dirige maintenant vers les cieux. Sur le rythme enjoué d’une gavotte, émoustillée par les trilles et les envolées facétieuses des violons, Sémélé chante un texte d’une sensualité telle qu’elle a pu chatouiller les oreilles chastes des bien-pensants. Oubliée la Sémélé torturée par le dilemme. Ensorcelée par une forme d’hubris (démesure), elle goûte avidement les plaisirs sans fin et l’amour éternel (Endless Pleasure, endless Love) qui lui sont désormais promis. Sans retenue, elle se hisse au rang des dieux. Dès lors, le mécanisme fatal est activé. Cet air, dans le « scénario » Congreve/ Eccles, était chanté par le First Augur (Premier Augure). Or, le librettiste de Haendel l’attribue, dans son intégralité, à Sémélé. Nous voyons, dans ce transfert, la volonté d’inscrire le sujet de l’oratorio dans le champ philosophico-théologique. Peut-être dans celui qu’a exploré John Locke (1632-1704) dans ses Essais philosophiques concernant l’entendement humain (1690) : le plaisir et la douleur, le désir et le bonheur… et le désir d’un bonheur constant qui ne pourra finalement être satisfait que dans l’au-delà. Sémélé n’en est-elle pas l’illustration parfaite ?

Ciel et terre partagent maintenant un même enthousiasme. Endless pleasure, endless love/ Semele enjoys above (De plaisirs sans fin, d’un amour éternel/Sémélé jouit là-haut) chante le chœur, empruntant à Sémélé son texte et sa ligne mélodique. Tout est joyeux et à l’unisson. Soudain, un silence. Le tempo est bridé. Les voix appréhendent la suite. Car la terrible Junon veille.

Acte II : L’amour vu du pays des dieux
Iris, la sœur de Junon, a découvert l’endroit où Jupiter a installé Sémélé. Mais le palais est gardé par deux dragons. Furieuse, Junon va demander à Somnus, le dieu du Sommeil, d’endormir ses terribles gardiens pour lui permettre d’approcher Sémélé (Scène 1). Au même moment, Sémélé se réveille, regrettant les vertus apaisantes d’un si doux sommeil. Elle goûtera néanmoins avec plaisir l’air que lui chante Cupidon (Scène 2). Jupiter la rejoint. Ils s’échangent de chaudes paroles d’amour. Mais Sémélé prend soudain conscience que, étant mortelle, leur amour ne sera pas éternel. Comprenant qu’elle lui réclame l’immortalité, Jupiter tente une diversion. Il fait enlever Ino par deux Zéphirs pour installer les deux sœurs en Arcadie, pays des nymphes et des bergers (Scène 3). Les retrouvailles sont joyeuses et festives (Scène 4).


Gérard de Lairesse (1641-1711) – Junon et Sémélé (1683) – Stateus Museum for Kunst de Copenhague)

Sans doute pour couvrir le bruit des machines, Haendel avait composé une Sinfonia évoquant la course des attelages transportant Iris et Junon jusque sur la scène. Cependant, dans sa version de concert, Léonardo Garcia Alarcón l’écarte pour nous plonger au plus vite dans le drame qui se noue. Les deux déesses s’entretiennent en tête-à-tête. Dans le « scénario » Congreve/ Eccles, cette scène de dialogue les conduit à peser les risques d’une incursion dans le palais où se prélasse Sémélé. Dans la version de Haendel, de larges tranches de ce dialogue se convertissent en arias. Cette façon de varier les harmonies, les mélodies et les rythmes entraîne inéluctablement le récit sur le terrain des émotions.

Un récitatif secco (sec, donc accompagné de la seule basse continue) suffit pour informer Junon de la localisation de la maîtresse de son époux. Dans un premier air, d’une voix légèrement (peut-être même un peu trop) frémissante, Chiara Skerath admet, sans le dire, avoir succombé aux charmes des lieux. Déjà, sur un rythme de menuet, les violons décrivent l’ambiance joyeuse qui y règne. Dans un air da capo, avec une insistance laissant apparaître une touche d’envie, Iris répète à plus soif que la princesse vit dans une aimable retraite (She resides in sweet Retreat). D’autant plus délectable qu’elle est entourée des Amours et des Grâces qui, souligne-t-elle dans un sémillant mélisme, sont attentifs (wait) à ses moindres désirs. La profusion des vocalises et des sauts de notes la font parler avec un enthousiasme que prolongent les radieuses ritournelles instrumentales. Il n’en fallait pas tant pour alimenter la colère de Junon.

Une fureur qui imprègne deux monologues vindicatifs successifs. Violents et incisifs.

D’abord, un récitatif accompagné par un orchestre dont les ondes tourmentées traduisent en sons le tourbillon intérieur qui enfièvre Junon. Tout, dans ce passage, manifeste le courroux d’une épouse bafouée. Les mots, d’abord, lorsque Junon se désigne sous le nom de Saturnia, fille de Saturne, le mangeur d’enfants. Mais aussi l’effroyable nudité du chant a cappella qui ne laisse aucune place à l’optimisme. Également, les ondulations impétueuses de la ligne de chant chutant dans les graves après avoir gravi l’échelle des aigus : un mélange de beauté pure et de noirceur. Notamment lorsque, dans une imperturbable descente en arpèges, elle exhorte Saturne à précipiter Sémélé dans les flots de l’Achéron (let her fall, fall, fall). Avec une mention particulière pour la diction remarquablement expressive de Dara Savinoya. Particulièrement, dans le phrasé haché et les roulements rageurs des « r ». Sans oublier les commentaires trépidants des instruments dont les intonations aliment la férocité (les arpèges descendants qui prédisent un acharnement) et la frénésie qui agite la victime d’adultère (le torrent de triples croches faisant chuter Sémélé down the depths of night (dans les profondeurs de la nuit). Mais cette femme est également une reine. Aussi, dans une seconde partie, voix et instruments dessinent à grands traits le portrait d’une guerrière. Par l’évocation d’une atmosphère belliciste (les notes martelées en entrée), l’esquisse d’une marche martiale au moment où Junon brandit son sceptre royal (If I th’imperial sceptr sway) ou dans la terrible convocation de l’univers lorsqu’elle prononce le serment d’anéantir la race des Agénor (la lignée à laquelle appartient Sémélé). Ce dernier passage étant extrait, nous semble-t-il, du même filon que le finale de l’air de soprano (n° 14) de la première partie du Messiah. Passage dans lequel est décrit l’armée céleste (And suddenly there was with the angel a multitude of the heavenly host/ Et soudain il y eut avec l’ange une multitude de l’armée céleste). En fin de compte, colère et grandeur façonnent la matière sonore de cet air que Haendel, dans sa partition, voulait concitato, ma pomposa (agité mais en majesté).

Impressionnée par cet ardent désir de vengeance, Iris tente de dissuader Junon. Son air tient en deux mouvements. Le premier, dans un récitatif évocatoire, la prévient que le refuge de Sémélé est étroitement surveillé par deux dragons féroces. Dans le second, toujours sous le coup de la frayeur, elle décrit leur monstruosité. Même les cordes en frissonnent.

Mais rien ne doit faire obstacle à la vengeance de Junon. Elle dévoile son plan dans un air précipité dans la tonalité fa mineur (F-moll). Une énergie propre, selon Mattheson, à inspirer, à l’auditeur, la terreur et à provoquer le frisson (ein Grauen oder eine Schauder verursachen). Dans un véritable morceau de bravoure, Junon veut agir au plus vite (Hence Iris, hence away/ Partons, Iris, quittons ces lieux). Soulevons le tapis des sons. Nous percevons alors un défilé d’images. D’abord, celle d’une femme outragée, avide de vengeance. Agacées par d’abrupts traits d’archets, les cordes trépignent. Bouillonnante de rage, Junon éructe ses ordres. Sur un tempo palpitant, elle martèle son commandement par des répétitions obstinées (away/ partons loin). Il faut quitter incessamment ce royaume du jour dont la plaisante luminosité rayonne dans une vocalise éblouissante (realms/ royaume). Enjambant une vocalise (Flight/ s’envoler), au son si réaliste des battements d’ailes des cordes, les deux déesses franchissent, sur une échelle harmonique prestement montante et descendante, les monts des Scythes. Le tempo s’apaise soudain. Car voici la grotte de Somnus, le dieu du Sommeil. Déjà, Junon imagine la scène sur un tempo retenu : encore engourdi par la somnolence, il gravira les barreaux d’une échelle chromatique après qu’elle l’eut secoué with Noise and Light (par le bruit et la lumière). En tout état de cause, sa fougue retrouvée, elle jure qu’elle le houspillera jusqu’à ce que sa vengeance soit assouvie. Sûre d’elle, ne goûte-t-elle pas déjà au spectacle des paupières des dragons se fermant sous l’effet du pouvoir soporifique de Somnus ? Mais, pour en arriver là, il faut partir, répète-t-elle dans une reprise da capo plus éblouissante que jamais.

Ailleurs, dans son palais enchanté, Sémélé sort, à regret, de ses rêves (O Sleep, why dost thou leave me/ O Sommeil, pourquoi me quittes-tu ?). Dans le « scénario » Congreve/ Eccles. Sémélé était tirée de son sommeil par un récitatif de Cupidon et une danse des Zéphyrs. Dans le narratif de Haendel, l’air de Sémélé précède celui de Cupidon. De plus, « composer une aria, à partir des quatre vers initialement prévus comme récitatifs, c’est aussi accorder davantage de poids à ces signifiants et leur concéder une valeur que n’aurait peut-être pas souhaité l’auteur initial », analyse Pierre Degott. De fait, malgré les apparences d’un changement complet de décor et d’atmosphère, l’air de Sémélé (scène 2) s’inscrit dans le strict prolongement du second air de Junon (scène 1). Cet attelage nous fait entrer de plain-pied dans le monde du sommeil et dans l’univers des songes. Du côté du sommeil, chaque air révèle un rôle particulier de Somnus : instrument d’une vengeance, pour l’une ; dispensateur de bien-être et d’oubli des peines, pour l’autre. Ces deux fonctions sont associées à deux types d’expériences oniriques : le cauchemar et la fantasmagorie, pour l’une ; les songes lascifs, pour l’autre. Tout comme la figure double « d’Héraclite en pleurs flanqué de Démocrite riant », un classique de l’époque moderne, ces deux airs renvoient à « la structure double du récit du songe : comme figure du caractère éphémère de toute chose…, de la facilité de l’illusion, de l’instabilité essentielle du monde ; comme annonce voilée d’un événement futur et nœud dramatique dans le tissu du temps » (Claire Gantet in Histoire du rêve. Les faces nocturnes de l’âme (Allemagne, 1500-1800), Presses Universitaires de Rennes, 2021 - voir notre chronique). Une illusion qui conduit au drame. Dans l’intersection de ces deux scènes, la machine infernale de l’oratorio est enclenchée.

Pour l’instant, Sémélé s’étire voluptueusement, mais à contrecœur, au rythme d’une sorte de berceuse emmaillotée dans la tonalité mi majeur (E-Dur). Tonalité que Mattheson réserve notamment aux situations extrêmes séparant le corps de l’âme (dass es nichts als einer fatalen Trennung Leibes und der Seelen verglichen werden mag). Par le choix de cette tonalité de départ, Haendel figurerait d’emblée le passage du rêve (celui de l’âme/ Seele) à la réalité (celui du corps/ Leibes), au rythme placide d’un Largo. La princesse est seule, bercée par le luth, retenue dans le sommeil par les lignes descendantes d’un violoncelle évanescent. De paresseuses tenues de note s’appesantissent d’abord sur l’interjection Oh. Une invocation formulée dans la langue somnolente du dieu du Sommeil. Elles changent de nature pour se plaindre de la confiscation (remove) des songes aux mains desquelles elle s’était abandonnée. En conclusion de son air, lorsque Sémélé évoquera son amant vagabond (wand’ring love) dans un mélisme erratique, la tonalité changera (sol dièse) et le tempo se ranimera imperceptiblement. Mêlant, dans un clair-obscur, le bonheur d’aimer à la douleur de l’absence de l’amant. D’aucuns voient dans cet air « l’image d’une beauté indolente qui s’éveille » (Jonathan Keates). Pour nous, l’écriture aussi bien que l’interprétation saisissante d’Ana Maria Labin, annoncent la scène suivante. Celle durant laquelle Sémélé adressera à Jupiter sa requête d’accès à l’immortalité.

Le mouvement suivant fait figure de rescapé. Dans la partition autographe, il transforme une partie du récitatif de Cupidon (version Congreve/ Eccles) en aria. Mais, le jour de la première, Haendel le retire (de même que les personnages de Cupidon et de l’Augure). Pourquoi ? Ivan A. Alexandre (De Sémélé à Haendel in Sémélé, L’Avant-Scène Opera, n° 171, 1996) suggère que la voix d’enfant qui devait les interpréter a soudain mué et n’était donc plus disponible. Mais Haendel n’aura pas travaillé en vain. Il réutilisera le brouillon de sa partition, durant l’été 1744, pour composer l’air How blest the maid (Acte 2, scène 1) de son Hercules (HWV 60). L’air de Cupidon retrouvera sa place originelle en 1981. Il y précède alors le réveil de Sémélé. Or, Leonardo Garcia Alarcón le dispose à la suite de celui de Sémélé. Ce qui en modifie le sens. Il ne berce donc plus une Sémélé endormie ; il tente d’ancrer une Sémélé éveillée dans l’illusion de son rêve. En tout état de cause, ce passage est enchanteur. Cupid (Cupidon) y convoque les Zéphyrs. Rappelons que, pour les contemporains de Haendel, ce terme désigne une brise légère venue de l’Ouest. Mais également une toile de coton, fine et souple, qui intervient dans la fabrication du tissu à l’indienne qui fait fureur au XVIIIème siècle. Aussi, dans une première section de l’air de Cupidon, les cordes battent des ailes, papillonnent et caressent la peau de Sémélé, réveillant en elle de doux désirs. Dans la seconde section, les flûtes déclenchent une sorte de gigue endiablée, jubilatoire, orgastique. En somme, notre Cupidon tentateur dresse, à l’intention de Sémélé, un véritable palais des Plaisirs. Un palais que Haendel avait déjà élevé, en 1707, dans le tout premier de ses oratorios (retravaillé en 1731) : Il Trionfo del Tempo e del Disinganno (Le triomphe du Temps et de la Désillusion).

Le destin de Sémélé va se décider au cours de la troisième scène. Elle y formulera un vœu : pour que notre amour soit éternel, il faut que je devienne immortelle. Or, cette requête réunit les éléments constitutifs d’un piège qui lui sera fatal.

L’intrigue se noue imperceptiblement, dans le cadre d’un long dialogue. Comparé au tête-à-tête de la version Congreve/ Eccles, celui que met en scène Haendel attribue une place centrale aux émotions. Selon deux procédés d’écriture musicale : par la transformation de sections récitatives en airs ; par l’adjonction d’un acteur supplémentaire (le chœur).

Une ritournelle enjouée annonce l’entrée de Jupiter. D’emblée, Sémélé le cueille à froid. A la façon d’une maîtresse possessive et jalouse. Mais Jupiter se présente à elle en habit de lumière, constellé de vocalises jubilatoires. Plus subtil encore. Il emprunte une voix de ténor pour lui faire la cour. Non pas le grave du Dieu des motets sacrés ou l’aigu des héros de Claudio Monteverdi (1567-1643 – voir, à ce propos, notre chronique consacrée à L’Incoronazione di Poppea). « Justement, tout est là », explique Ivan A. Alexandre. « La voix même du dieu est son déguisement. C’est derrière elle que se noue le drame de Sémélé. Jupiter tonnant a pris la forme de Jupiter ténor pour « faire homme ». Forme dont Sémélé se satisfera jusqu’à l’instant fatal ».

Tout, dans la première partie de son air, respire la félicité. Un rythme de gigue met les cœurs en joie. Les vocalises, déjà évoquées, font se trémousser des associations de mots (Joy… provide). La magie opère sous l’impulsion de la répétition, sans cesse renouvelée, du principe du plaisir roi : And for Joys alone provide (Et ne songe plus qu’à la joie). L’ivresse des ritournelles, la fluidité de la ligne de chant et la ductilité de la voix finement acérée de Matthew Newlin façonnent un discours qui fleure bon de libertinage raffiné. Un marqueur de l’Angleterre georgienne qui a conduit certains analystes, comme Pierre Degott, à voir, sous les traits de Jupiter et de Sémélé, ceux du roi Georges II (1683-1760) et de sa maîtresse Amalie Sophie von Walmoden (1704-1765). Liaison notoire que le poète et essayiste Samuel Johnson (1709-1784) avait condamné dans une formule assassine (lewd embrace/ étreinte lubrique) dans son poème adressé To Posterity (1739). Cependant, dans la seconde partie de son air, Jupiter prend ses distances avec les libertins humains sans foi ni loi. La tonalité change lorsqu’il rappelle que, bien qu’il ait revêtu une forme humaine, il n’en porte pas pour autant leur perfidie. Son affirmation repose sur une ligne de chant plus tempérante et un continuo plus contenu. Cependant, avec la reprise da capo, le naturel resurgit. Car c’est bien au plaisir joyeux qu’entendent se vouer Jupiter et sa compagne.

Dans un bref récitatif, Jupiter rassure Sémélé. Son absence était de courte durée. Juste le temps, pour elle, de prendre un repos indispensable à tout mortel. D’ailleurs, soutient-il, il ne l’a jamais vraiment quittée tant Love and I are one (Amour et moi ne formons qu’un). Ce distique inspire à Sémélé un air en forme de diptyque. Il représente les heurs et malheurs de l’amour au pays des humains. Aimer, c’est expirer, palpiter, défaillir. C’est également douter, désespérer, craindre sans raison. Pour ponctuer chaque fin d’inventaire, elle reprend à son compte la formule de Jupiter : si c’est cela l’amour, alors, l’Amour et moi ne formons qu’un. Dès l’entrée instrumentale, la dichotomie amoureuse se lit dans sa mélodie folâtre entrecoupée d’éclats de silences. Pour chaque volet du diptyque, Sémélé dresse d’abord la liste des affects, avec un violon pour seule compagnie. Un violon qui transporte vers les cimes ses vocalises exubérantes lorsqu’elle exalte l’Amour (Love). En revanche, à l’exception des ritournelles ouvrant et fermant l’air ou séparant la représentation des deux versants du sentiment amoureux, la basse est absente. Elle n’interviendra qu’au seul moment de la cadence, pour surligner le rapport analogique qu’entretiennent Sémélé et l’Amour. Que l’amour est beau au pays des dieux !

Beauté transcendée par le Chorus of Loves and Zephyrs qui emprunte à Sémélé sa ligne mélodique. Le chant soliste devient alors polyphonie. Cependant, cette ligne mélodique partagée porte un texte différent. Ajouté par Haendel, il est extrait d’un poème gentiment grivois (à la manière de certains contes de Jean de La Fontaine (1621-1695)) composé par William Congreve : The Reconciliation. Après avoir insulté Celia qui se refusait à lui, la passion du berger Damon renaît maintenant qu’elle regrette de l’avoir repoussé. Que les peines de l’amour sont douces après une réconciliation, chantent, de conserve, Damon (dans le poème) et le chœur (dans l’oratorio). Le texte invite à l’apaisement. La musique le caresse avec douceur. Construit sur le mode d’un Anthem, il est trempé dans la tonalité en ré mineur à laquelle Mattheson accorde etwas devotes, ruhiges, dabei auch etwas grosses, angenehmes und zufreudenes enthalte (quelque chose de dévot, de paisible et qui contient également quelque chose de grand, d’agréable et de satisfait). Au demeurant, une musique figurative dont l’écriture homophonique matérialise le plaisir partagé au moment des retrouvailles.

Pour autant, Jupiter est-il sincère ? Dans un opera seria à l’italienne, un tel échange se conclut généralement par un duo d’amour. Pas ici. Haendel semble donc répondre à la question par la négative. Du moins, c’est ainsi que l’analyse Ivan A. Alexandre lorsqu’il scrute « cette union sans fusion, cette fièvre non contagieuse, cette passion impartageable ». L’intuition féminine de Sémélé avait-elle identifié le problème ? Probablement car, dans une suite de récitatifs en dialogue, elle réclame une preuve d’amour insolite : l’immortalité. Jupiter en mesure immédiatement les risques. Il feint de ne pas l’avoir comprise et doit imaginer une diversion. Mais laquelle ?

Le roi des dieux et des hommes soliloque. Comme le fera Victor Hugo (1802-1885) dans « La tempête dans un crâne » des Misérables (Livre VII, chapitre III), Haendel dissèque en musique l’activité cérébrale de Jupiter. Sa cogitation s’abîme dans la totalité en ré majeur (D-dur). Une tonalité dont le caractère vif et obstiné (ist von Natur etwas scharff und eigensinnig) est de nature à le stimuler dans la recherche d’une issue. Le tempo haletant, nerveux, reflète l’agitation de son esprit. Les ritournelles intrusives révèlent ses hésitations. Les tourbillons des violons émoustillent les fils de son imagination. De même, les répétitions opiniâtres de l’incipit (I must with Speed amuse her/ Je dois vite la divertir) reflètent la tension intérieure qui le contraint à trouver une réponse tandis que les vocalises sinueuses soulevant explain (expliquer) indiquent qu’il est également à la recherche d’un argumentaire. Il faut décider vite. Avant que Sémélé ne l’apostrophe à nouveau. Au rythme enthousiaste d’un hornpipe (danse d’origine irlandaise), le Chorus of Loves and Zephyrs vient à son secours. Il ravigote sa réflexion en même temps qu’il l’oriente vers une direction prometteuse : les douces jouissances (soft delights) doivent l’emporter. Au fil des riches combinaisons de passages homophoniques et de polyphonies ruisselantes de contrepoints, de l’effervescence des jeux d’alternances entre les aigus et les graves du chœur, de la succession d’élévations chromatiques et de gammes furtives, mais également de la remarquable unité et flexibilité de l’ensemble choral, des perspectives lumineuses se dessinent. Jupiter va pouvoir annoncer à Sémélé qu’il a pris une décision qui lui plaira : sa sœur, Ino, va la rejoindre. Ensemble, ils se transporteront en Arcadie, the Seat of happy Nymphs and Swains (le pays des nymphes et des bergers heureux). Cette solution, Congreve l’emprunte à L’Âne d’or (Livre V) d’Apulée (125-170 après J.C) : dans un palais enchanté, Psyché ne voit personne et n’entend que des voix ; elle réclame la compagnie de ses deux sœurs pour tromper son ennui.

Déjà, Ino approche. Sémélé applaudit. Dans la version Congreve/ Eccles, les décors du palais prennent alors des allures de bocage. Des bergers et des bergères envahissent le plateau. La scène IV de l’Acte II y est intégralement dédiée aux danses et aux mimes. Or, ayant opté pour la formule de l’oratorio, Haendel ne peut pas faire danser sur scène. A la recherche d’un moyen pour acheminer le public jusqu’en Arcadie, il décide de compléter le livret par des airs, des récitatifs et un chœur. Certes, ce complément raconte ce qu’il est interdit de montrer. Mais il le fait en les inscrivant dans un cheminement philosophique précis. Celui que trace la prêtresse Diotime lorsqu’elle instruit Socrate sur les choses de l’amour : « la vraie voie de l’amour… c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle », rapporte, en substance, Platon dans son Banquet (211a). De la même façon, après l’exaltation des désirs sensuels par le chœur, Jupiter se projette dans l’amour idéal tandis que Ino nous introduira dans l’univers céleste de l’amour absolu.

Le texte chanté par Jupiter est emprunté au poète et satiriste Alexander Pope (1688-1744). Haendel et Pope se connaissent de longue date. Dès les années 1710, ils fréquentaient les mêmes protecteurs et mécènes. Tels Richard Boyle, comte de Burlington (1694-1753) ou James Brydge, futur duc de Chandos (1673-1744). Une amitié s’est alors nouée entre le jeune musicien rentré d’Italie et le poète « plein d’esprit, incapable de reconnaître une note de musique mais plein d’admiration et d’amitié pour Haendel » (Jean-François Labie). Les liens se sont encore resserrés lorsque Pope contribue (probablement) à la rédaction du livret d’Esther (1718 puis remanié en 1732), présumé premier oratorio de langue anglaise. Enfin, lorsqu’il travaille à la partition de Sémélé, Haendel se sait redevable du soutien que Pope lui avait apporté au moment critique de son « exil volontaire » à Dublin (1741-1742). Pope avait alors « stigmatisé ses adversaires dans le quatrième livre de sa Dunciad (L’Epopée des crétins) publié en mars 1742 » et rendu un hommage vibrant à sa créativité : « Fort de ses armes neuves, vois, le géant Handel s’avance… », écrivait-il (Jean-François Labie). Haendel (ou son librettiste présumé, Newburgh Hamilton, un autre ami de Pope) puise les quatre vers de son air dans l’Eté des Pastorales (1709) de Pope. Un ouvrage apprécié, comme en témoigne son traducteur français, Louis d’Escorbiac de Lussac (1697-1775). Dans son propos liminaire, celui-ci juge que « parmi les divers ouvrages de Pope, il n’y en a pas qui mérite plus d’estime que ses Pastorales. On les regarde, en Angleterre, comme un chef-d’œuvre dans leur genre ». Les quatre saisons y sont dépeintes, ajoute-t-il, « avec un art infini, sous les apparences de la plus aimable simplicité de la nature ». Une simplicité que sublime également la musique de Haendel. Where’er you walk, cool gales shall fan the glade (Où que tu ailles, de frais zéphyrs aéreront la clairière) chante, avec une tendresse saisissante, un Matthew Newlin bouleversant. Cet air a survécu au bannissement de Sémélé. En l’écoutant, on en comprend les raisons. Si la voix caresse un texte poétique attendrissant, les violons font littéralement ressentir le doux souffle des ailes du Zéphyr. Y a-t-il meilleure manière d’apprécier la suavité de l’amour idéal ?

Ino pousse la quête de l’amour à l’extrême, en lien étroit avec l’univers de la spiritualité. D’emblée, elle nous introduit dans le monde céleste qu’habite déjà l’Ode On Mrs Arabella Hunt Singing à laquelle le librettiste de Haendel emprunte sept vers extraits de la quatrième strophe. William Congreve y fait l’éloge d’Arabella Hunt (1662-1705), célèbre pour sa beauté, sa voix et ses talents de luthistes. Par le passé, Haendel confiait à un ensemble choral le soin de représenter, en puissance et en majesté, l’harmonie des sphères. Ainsi en va-t-il des chœurs conclusifs de l’Ode for St Cecilia’s Day (HWV 76-1739) et de l’oratorio Samson (HWV 76 -1741). Au contraire, le voyage céleste auquel nous convie Ino s’effectue sur un ton intimiste. Immergée dans un bain de musique descriptive, elle cartographie les différentes composantes du Ciel. Ici, l’orchestre fait onduler les astres. Ailleurs, la ligne mélodique se perd dans les graves de la sphère lunaire. Plus loin encore, un chant constellé de silences rythme le ballet sidéral tandis que deux vocalises successives (ecstasy et sound/ l’extase des sons) éclairent les sons d’une clarté solaire. L’air frais s’écoule paisiblement sur une même note. Jusqu’à ce qu’un mélisme le secoue et lui indique le chemin chromatique qui s’offre à l’âme en quête d’absolu. Dans le duetto qui suit, Sémélé et Ino vont s’engager sur cette voie, balisée par un second extrait (strophe V) de l’Ode de Congreve. Pour les accompagner, les deux sœurs convoquent l’ensemble des musiciens. Car, en cette toute fin de l’Acte II, Haendel semble vouloir nous convaincre que la musique est l’instrument de médiation entre le monde des Idées (la philosophie) et l’univers du sacré (la religion). Entre la conception de l’amour humain et la représentation de l’amour divin. Pour y parvenir, il procède en deux temps. Les deux sœurs invitent les musiciens du chœur immortel (celui des Séraphins ?) à se préparer : Prepare then, ye immortal choir. Elles leur imposent d’abord une forme de recueillement avant d’être gagnées par un enthousiasme communicatif. De fait, le Chorus of Nymphs and Swains (chœur des Nymphes et des Bergers, alias les Séraphins) leur répond par un Anthem revêtu de ses riches habits de cérémonie. L’introduction homophonique s’épanouit dans une double fugue qui disperse des sonorités porteuses de lumière divine (that all appear divine) sur une terre soudainement baignée dans le bonheur.

Acte III : Punition et transfiguration
Dans l’antre de Somnus, Junon exige du dieu du Sommeil qu’il neutralise les dragons et endorme Ino. Car elle veut apparaître à Sémélé sous les traits de sa sœur. En échange, il gagnera Pasithéa, qu’il aime en secret. Somnus s’exécute (scène 1). Dans son palais, Sémélé est assoupie (scène 2). Junon, travestie, lui apparaît. La déesse la complimente pour sa beauté et l’invite à se refuser à Jupiter aussi longtemps qu’il se présentera à elle sous une forme humaine. Car elle partagera son immortalité si elle le voit dans sa splendeur divine. Sémélé exulte (scène 3). En échange de ses faveurs, Sémélé fait promettre à Jupiter qu’il lui accordera tout ce qu’elle lui demandera. Il le jure. Sémélé réclame qu’il se montre sous sa forme divine. Consterné, il la prévient du danger. Elle persiste et se retire (scène 4). Resté seul, Jupiter entrevoit le danger condamnant Sémélé (scène 5). Crédule, Sémélé savoure d’avance son nouveau statut d’immortelle (scène 6). Mais, à l’approche de Jupiter, elle se ravise. Il est trop tard. Elle expire dans les flammes jupitériennes (scène 7). Ino se réveille. Elle indique à son père que, durant son sommeil, un dieu lui a dicté d’épouser Athamas. Cadmus y consent (scène 8). Finalement, Apollon apparaît et annonce qu’un phénix naîtra des cendres de Sémélé. Le chœur se réjouit (scène 9).


Luca Ferrari (1605-1654), Giove et Semele, 1654, musée de Castelvecchio )

La tonalité de la Sinfonia d’ouverture ne laisse aucun doute sur l’endroit dans lequel nous pénétrons : l’antre du dieu du Sommeil. Deux violoncelles et deux bassons éclairent les lieux d’une lumière sombre. Brouillon de musique répétitive, le tempo en forme de respiration, ce passage indique qu’un dormeur s’y repose. Un brin de clarté s’échappant de quelques violons encore engourdis semble annoncer un réveil prochain. Mais il disparaît à nouveau, digéré par l’état léthargique dans lequel est plongé le dormeur. Car, dans les profondeurs du registre des sons, Somnus dort profondément. Le silence finit par s’installer. Dans la musique baroque, les airs du Sommeil ou des songes sont nombreux. Mais celui-ci s’en distingue par son caractère expressif, presque descriptif.

Ce silence est soudain déchiré par le tranchant des aigus des violons. Agitant un arpège véhément, leur charge impétueuse ouvre un passage à Junon et Iris. Elles se jettent sur Somnus. Secouent l’endormi. Forte e allegro, prescrit Haendel. Résolument et fougueusement, renchérissent Dara Savinoya et Chiara Skerath. Mais Somnus peine à s’extirper de sa léthargie. Extrait de la même veine que l’air Dormi, dormi, o Sonno, dormi de l’Ercole amante (Hercule amoureux, 1662) de Francesco Cavalli (1602-1676), le dieu du Sommeil se ranime paresseusement. Un continuo douillet et cotonneux l’enveloppe précautionneusement de rubans sonores fantomatiques. Musique descriptive, une fois encore. Comme si le compositeur écrivait sa musique à l’image. Une image animée, montrant d’abord une conscience assoupie lever une paupière, lourde de sommeil : Leave me, loathsome Light (Laisse-moi, détestable lumière). La paupière se refermant, dans la seconde partie de l’air, il replonge dans son hibernation. Une image animée qu’incarne une ligne mélodique paresseusement ascendante puis mollement descendante. Figure qu’anime délicieusement Andreas Wolf, polissant habilement un lent crescendo qui s’éteint dans un indolent decrescendo. Une illustration en musique de cet état de demi-sommeil qu’au Moyen Age, on nommait « faire la dormeille », ou « twixt sleepe and wake/ entre sommeil et réveil » pour nos amis anglais.

Dans une séquence récitative, Iris s’irrite de l’indolence dont fait montre Somnus. Junon, en termes plus diplomatiques, glisse à l’ensommeillé un marché dont Pasithéa (l’une des Charités/ Grâces) est au centre des enjeux. L’argument, extrait de l’Iliade (chant 14) d’Homère, fait mouche. Somnus se réveille d’un bond, électrisé par les essaims de doubles croches libérés par les violons. Emoustillé, il admet que ce nom lui est cher : More sweet is that name. Un nom qui réveille en lui des sensations délicieuses à en croire les vocalises euphorisantes qui font tournoyer soft et sweet, deux synonymes pour exprimer la douceur. Son enthousiasme manque pourtant de s’éteindre dans un awake (se réveiller) qui se perdrait volontiers dans les brumes de l’endormissement. Avant de se reprendre et déchaîner un da capo aussi vivace que virtuose. Junon lui expose ses trois missions. Morphée, son assistant, rendra Jupiter fou de désir pour une Sémélé idéalisée. Lui-même endormira Ino dont elle revêtira ensuite les traits. Enfin, il lui cédera sa baguette de plomb pour qu’elle puisse abrutir les sentinelles qui veillent à la porte de Sémélé. Après cela, Pasithéa sera à lui. Dans un duetto, ils scellent un accord qui repose sur des intérêts discordants : la vengeance pour l’une, le libertinage pour l’autre. Pour souligner cette disparité, Haendel fera chanter à chacun un texte différent. S’ignorant l’un l’autre. Dans l’indifférence mutuelle et une atmosphère de mauvaise conscience qu’embrunit un accompagnement instrumental tiraillé entre les graves et les aigus.

Petit détour par le scénario Congreve/ Eccles. Dans un monologue qui forme à lui seul la seconde scène, Sémélé livre crûment au public ses doutes (As one Passion cools, some other take Fire/ Alors qu’une passion se refroidit, une autre prend feu) et ses prétentions (I die for the Joys of Ambition/ Je meurs de connaître les joies de l’ambition). La princesse dévoile ainsi la face sombre de son caractère. Dans la version Haendel, il en va tout autrement. Sémélé se plaint de son insomnie. Et pour cause, l’activité du dieu du Sommeil s’est dévoyée. Dans celle de Leonardo Garcia Alarcón, la seconde scène a totalement disparu.

Sans transition, il nous introduit donc dans le palais de Sémélé. Junon s’y trouve déjà, travestie en Ino. Dans un dialogue d’opéra, Junon félicite Sémélé pour ses charmes d’une perfection divine. Ils révèlent, affirme-t-elle, son admission parmi les beautés célestes. Mais je ne ressens aucune transformation et suis restée mortelle, rétorque une Sémélé médusée. Ino/ Junon lui tend un miroir. Dans un arioso hallucinatoire, elle feint d’être éblouie par tant de grâces. Pour représenter la scène sans pouvoir la montrer, l’inventivité du compositeur accumule les effets figuratifs. Sur un rythme tourmenté par un trouble feint, Ino/ Junon décrit l’expression du visage de Sémélé. Pour matérialiser cet effet miroir, voix et instruments se font face et se renvoient des reflets d’image. Une vision insoutenable, tour à tour lumineuse et terrible (such Lustre and Terror). De fait, la ligne mélodique sombre dans les profondeurs du grave tandis qu’une vocalise éblouissante éclabousse le visage rayonnant (bright) de Sémélé. Subjuguée, la crédule Sémélé se contemple. Dans un état extatique, elle plonge dans un délire narcissique : Myself I shall adore (Je vais m’adorer moi-même). Des scènes avec miroir, Haendel en a composé plusieurs. Mais celle qui électrise Sémélé est bien moins sage que le Fido specchio (Fidèle miroir) ouvrant Il Trionfo del Tempo e el Disinganno. Et plus pétillante que celle de la scène 14 de l’Acte I d’Agrippina (HWV 6 – 1709), lorsque Poppée se couvre de perles avec gourmandise. « Poètes et peintres ont de nombreuses fois représenté la déraison, la vanité, le mensonge ou la fragilité sous les traits d’une belle tenant un miroir » (Ivan A. Alexandre). A ces mots et ces couleurs, Haendel donne une voix. Une voix qui rit de se « voir si belle en ce miroir », pour reprendre la formule célèbre de l’air des bijoux du Faust de Charles Gounod (1818-1863). Haendel revêt cet air de tous les artifices de la beauté : éclats de trilles et coulées d’arpèges que font étinceler les violons ; jeux de miroirs (ou d’écho) entre la voix et les instruments dans les longs rubans de vocalises (gazing) mettant en scène l’ivresse que suscite la contemplation de soi-même ; bouffée délirante conduisant Sémélé à répéter à l’infini le même texte, dans l’ordre et le désordre ; jusqu’au finale orgastique qui suffoque dans l’extrême aigu. En somme, une mise en scène spectaculaire de la démesure en amour. Et un voyage dans les méandres de l’âme de Sémélé en compagnie d’Ana Maria Labin dans le rôle d’un guide magistral.

C’en est fait. Sémélé est désormais sous l’emprise de Junon. Le piège se referme. Tandis que défile le texte dévoilant son plan maléfique, la musique de Haendel explore les recoins de l’âme ténébreuse de Junon. L’accord sombre asséné par le continuo, les coups d’archets fulgurants des violons et l’âpreté du tempo n’en font pas mystère : au fond d’elle-même, elle est furieuse. Son récitatif franchit d’ailleurs plusieurs degrés dans le tableau des passions que dresse René Descartes (1595-1650) dans son traité des Passions de l’âme (1649). Afin que rien n’échappe à l’auditeur, le compositeur signale chacune d’elles par une bannière sonore singulière. Avec un brin de moquerie, dissimulée sous un continuo distant, Junon invite d’abord Sémélé à se refuser à Jupiter aussi longtemps qu’il ne lui sera pas apparu in Pomp of Majesty. Mais la jalousie est en embuscade. D’ailleurs, à l’évocation de la puissance de son époux, les froissements des violons lancinent sa contrariété contenue. Avec pour effet de la plonger dans une certaine nostalgie lorsque le continuo affligé lui fait revivre le souvenir de ses noces. Mais les archets fustigent sa faiblesse et lui font reprendre ses esprits. Et c’est avec le langage de la vengeance froide qu’elle promet à Sémélé d’accéder à l’immortalité lorsqu’elle sera au contact du divin Jupiter. Elle peine cependant à assujettir les pulsations de haine qui surgissent lorsqu’elle décrit la scène imaginaire de l’effondrement moral d’une Junon qui aurait été dupée.

Une duperie qui ne fera qu’une seule victime : Sémélé. En totale confiance (elle croit s’adresser à sa sœur), elle boit ses paroles et la gratifie d’un air d’une délicate tendresse. Thus let my thanks be paid (Laisse-moi te remercier) s’écoule, au rythme élégant d’une sicilienne, sur un tapis sonore velouté et luminescent. Sémélé remercie la messagère tout en goûtant déjà les délices de l’immortalité. Brusquement, le reconnaissant à son parfum (petite touche réaliste, évocatrice de l’intimité conjugale), Ino/ Junon prévient Sémélé de l’arrivée imminente de Jupiter. Sémélé fait ses adieux à une Junon qui savoure par avance, dans un a parte cruel, les effets de sa tromperie.

La quatrième scène s’ouvre sur un malentendu. Jupiter veut enlacer Sémélé (Come to my arms, my lovely fair/ Viens dans mes bras, mon adorable beauté). Mais Sémélé s’esquive. Dans un air gonflé d’appréhension, mais avec une indulgence bienveillante, il lui ouvre ses bras. La sobriété du continuo souligne que le puissant Jupiter a revêtu l’humble condition humaine tandis que son chant, trempé dans un larghetto mélancolique, indique qu’il s’est imprégné de la psychologie d’un soupirant. Une ritournelle ouvre ensuite le récit d’un rêve qu’il vient de faire. Un rêve douloureux soulevé par une ligne ascendante le menant à une Sémélé insaisissable qui s’évanouit dans une vocalise (fled/ s’enfuit) navrée. Jusqu’à la vision désespérée de son effacement. Un rêve prémonitoire dont il veut gommer le présage en la serrant dans ses bras.

Pourquoi me fuis-tu ? interroge Jupiter. Ici, Leonardo Garcia Alarcón oublie l’air réprobateur dans lequel Sémélé esquisse un message féministe dénonçant l’état de soumission dans lequel elle est maintenue : I ever am granting (C’est toujours moi qui cède). Autre clin d’œil réaliste à l’adresse des auditrices ? Dis-moi ce qui tu désires, je te l’accorderai, insiste Jupiter. Jure-le, réplique Sémélé. Avec la fougue et la solennité retrouvée du majestueux Juravit Dominus (Le Seigneur l’a juré) du Dixit Dominus (HWV 232-1707), Jupiter fait le serment d’accorder à Sémélé tout ce qu’elle lui demandera (By that tremendous Flood I swear/ Par ce terrible fleuve, je jure). Serment aussitôt proclamé par le battement de tambour d’un crieur public imaginaire.

Sémélé lui expose sa requête : il doit se montrer dans sa toute-puissance divine. Dans un air tourmenté, ébranlé par le souffle d’une tornade formée par les violons, Jupiter la met en garde : Ah ! Take heed what you press (Ah ! Prends garde à ce que tu exiges). Les graves et les aigus des instruments sont pris de panique tandis que le débit haletant de la voix et la vocalise chaotique secouant harm (faire du mal) dépeignent le désarroi de Jupiter. Sémélé insiste : No, no, I’ll take no less (Non, non, je n’accepterai rien de moins). Plus encore que le texte, c’est la musique de Haendel qui dévoile le vrai visage de Sémélé : ambitieuse et tyrannique. Les violons capricieux batifolent dans les éthers. Même les graves dansent sur un tempo badin. Les arpèges volent et les gammes s’envolent. Sémélé roucoule, se moquant, dans une vocalise acrobatique et narquoise, des appréhensions de Jupiter. Se plaisant même à faire sonner une allitération railleuse fixant les limites de son exigence entre less (rien de moins) et excess (sans modération). Dans une seconde partie, elle met Jupiter au défi. Le sommant, dans une vocalise audacieuse, de se hâter. Ce portrait des excès s’inscrit dans la courte liste des morceaux de bravoure. Une peinture sonore de l’hubris à laquelle Ana Maria Labin décerne, ici, une lettre de noblesse.

Sémélé s’éclipse. Jupiter s’effondre dans un accablement en si mineur (H-Moll). Pour décrire le drame intérieur qui se joue dans le cœur de Jupiter, Haendel choisit donc la tonalité la plus unlustig und melancholisch (déplaisante et mélancolique) qui soit. Même les moines en avaient banni l’usage dans leurs monastères, ajoute Mattheson. Construit en forme de rondo, son arioso décrit une véritable descente aux Enfers. Ponctué et dramatisé, au diapason du chœur Since by man came death (Puisque par un homme est venue la mort) du Messiah, le refrain installe une atmosphère funeste. Cousin sonore profane de l’air Mein Heiland, Herr und Fürst de sa Brockes Passion HWV 48 (1712), il attise un sentiment de commisération dans le cœur de l’auditeur. ‘Tis past, ‘tis past recall/ She must a victim fall (Il est trop tard, ceci est du passé/ Elle doit mourir en victime), répète-t-il en refrain. Accompagné par un continuo endeuillé, cette plongée dans la désolation franchit trois paliers dans la partition de Haendel. D’abord, il s’en veut d’avoir juré avec tant de légèreté. Ensuite, son imagination lui représente la scène de la mort de Sémélé. Enfin, saisi de pitié, il se promet d’adoucir son calvaire. La performance de Matthew Newlin est criante de vérité. Son chant échappe à la régularité d’une battue pour épouser les pulsations des émotions enfouies sous les notes de la partition.

Contraste féroce. La sixième scène est celle de la jubilation de Junon. Les violons gazouillent. Le continuo se trémousse. Désinvolte, Junon entonne un air de victoire probablement tissé dans la trame d’une plaisante chanson populaire. Dans un rire sarcastique faisant ricaner les voyelles, elle savoure l’immense plaisir (Above measure is the Pleasure) que lui procure la disparition d’une rivale. Dans une seconde partie, débarrassée d’elle et du sentiment de jalousie qu’elle suscitait, elle s’apprête à reprendre sa place dans le concert des dieux. Ses espoirs sont portés par une ligne de chant partageant quelques analogies mélodiques avec le madrigal Come again de John Dowland (1563-1626). Moment euphorique une fois la vengeance assouvie puis retour à la normalité de la vie conjugale rythment ce dernier air de Junon. Jusqu’à ce temps suspendu, au terme de la reprise da capo. Haendel montrant ainsi le peu de sympathie que lui inspire le personnage.

L’oratorio présentant l’avantage de changer de lieu sans remplacer le décor, la septième scène s’ouvre dans le palais de Sémélé. Elle est perdue dans ses pensées lorsqu’elle perçoit une douce sinfonia, aussi consternée qu’attendrissante. Jupiter approche. Dans la version Congreve/ Eccles, le ciel est alors zébré d’éclairs et l’air remué par les éclairs (Flashes of Lightning issue from either Seide and Thunder is heard grumbling in the Air). En décalage complet avec la didascalie qui confirme l’atmosphère orageuse de la scène, également en déphasage avec les paroles de l’air chanté, la musique de Haendel et l’interprétation qu’en donne Ana Maria Labin offrent le spectacle d’une mort d’une tristesse paisible. Avant même la mélodie et le tempo, c’est le choix de la tonalité qui nous plonge dans un fa mineur (F-Moll) dont Mattheson souligne le double caractère : gelinde und gelassen (doux et calme) mit etwas Verzweiflung vergesellschqffte tödliche HerzensAngst (une pointe de désespoir et de chagrin mortel). Ah me ! too late I now repent : Sémélé prend conscience de sa fin prochaine, se repent puis s’éteint alors que résonne à nouveau la sinfonia. Jupiter l’avait promis : il émoussera les flammes qui la réduiront en cendres. Elle se consume donc lentement tandis que les cordes l’enveloppent dans de longs rubans de sanglots. Comme si, dans cette mise en scène sonore digne des artes moriendi (arts de mourir) de l’époque, Haendel voulait exprimer ici une certaine compassion envers les deux amants.

Dans un lieu indéterminé, Ino est réveillée par un ill-boding dream (rêve de mauvaise augure). Au même moment, dans le rôle du khoros de la tragédie grecque antique, le chœur tire les enseignements des événements qui viennent de se produire. Dans la version Congreve/ Eccles, ce passage se limitait à une seule ligne chantée en duo (Cadmus et Athamas terrifiés). A l’inverse, le librettiste de Haendel ajoute ici un quatrain moral qu’il emprunte à l’épitre Of Pleasing (De l’art de plaire) que William Congreve avait rédigée à l’intention du vicomte Richard Temple (1675-1749). Ce poème satirique se moquait des perpétuels insatisfaits. Ici, le quatrain avertit les ambitieux qu’ils finiront par brûler les ailes de leurs prétentions. Un message subliminal, dit-on, à l’adresse de la maîtresse du roi Georges. Sur un mode comparable à la Music for the funerals of Queen Mary (1695) de Henry Purcell (1659-1695), le chœur évoque d’abord la terreur et la stupéfaction que suscite la mort pathétique de Sémélé. A peine soutenu par le continuo, soulignant Terror et Astonishment par de silences accablés, il porte sur ses épaules le poids de la tragédie. Ensuite, prenant du recul, il quitte le registre de la déploration pour adopter celui de la prédication. Homophone dans la terreur, il devient syllabique pour énoncer la morale (Nature to each allots his proper sphere/ La nature à chacun alloue sa propre sphère) avant de se libérer dans une polyphonie au contrepoint sage. Celle-ci décrit le monde sidéral dans lequel déambulent nos ambitions. Une plaisante musique descriptive les fait onduler nonchalamment au milieu des météores avant de les précipiter vigoureusement dans le vide où elles finissent par se consumer dans un vagissement chromatique. Cette poésie céleste s’achève dans un murmure, évoquant le vide dans lequel nos ambitions rendent leur dernier souffle. Le chœur referme ainsi la parenthèse morale.

Ino raconte son rêve à son père : Hermès lui a révélé le sort tragique de Sémélé et lui ordonne, au nom de Jupiter, d’épouser Athamas. Que la volonté de Jupiter soit faite, lui répondent successivement Cadmus et Athamas. La version Congreve/ Eccles clôture ainsi la huitième scène. Mais celle de Haendel est prolongée par un air de bravoure dans lequel Athamas se déclare désormais immunisé contre le désespoir (Despair no more shall wound me). « Energique, virtuose, sensationnel, creux, d’un enthousiasme presque obscène dans le contexte et après les minutes que nous venons de vivre… Au XXème siècle, on le coupa donc systématiquement jusqu’à ce que le contre-ténor Jeffrey Gall y déchaîne des torrents de bravos », commente Ivan A. Alexandre. Leonardo Garcia Alarcón suivra l’usage contemporain.

Pas davantage, nous n’entendrons l’entrée maestoso annonçant l’arrivée d’Apollon. Cadmus aperçoit d’imposants nuages. Apollon fait son apparition et leur délivre un message réconfortant. Dans un récitatif accompagné, il annonce que, des cendres de Sémélé naîtra un phénix. Ce phénix a pour nom : Bacchus. Texte et musique sont maintenant imprégnés de références chrétiennes. Bacchus (Dionysos dans la mythologie grecque) au premier plan et le Christ en surimpression. Bacchus joue un rôle clé dans cette bifurcation vers le sacré. Rien d’étonnant à cela. Car Bacchus/ Dionysos est la figure la plus christique de tout le panthéon gréco-latin. Par exemple, dans l’un de ses Hymnen (1793) intitulé Der Einzige (L’unique), Friedrich Hölderlin (1770-1843) déclare que le Christ et Dionysos sont frères. De fait, de nombreux points de ressemblance relient leurs destins : leur naissance (fils d’un dieu et d’une mortelle), leur supplice (Bacchus découpé par les Titans) et leur résurrection (par Mercure). Sans oublier le lien symbolique du vin dionysiaque et du vin de l’Eucharistie. En somme, lorsque le chœur chante Bacchus, il célèbre le Christ. N’était-il pas temps de donner à notre opéra un air d’oratorio en ces temps de Carême ?

Ce finale grandiose résonne comme un Te Deum. Trompettes y compris, qui résonnent pour la première fois depuis le début de la pièce. Dans un flux de doubles croches escaladant trois octaves, les violons gravissent l’échelle de l’allégresse. Sémélé a disparu. Mais son fils est vivant. Enivrons-nous du bonheur qu’il nous apporte. Même la morale est sauve. Car guiltless pleasures we’ll enjoy, Virtuous love will never cloy (nous jouirons de plaisirs innocents, des amours vertueuses jamais nous ne nous lasserons). Happy, Happy hurle allègrement le chœur à l’unisson. Ouvert par un mouvement fugué évoquant le célèbre Alleluia du Messiah, le chœur s’achève dans le climat des Coronation Anthems. Une musique opulente décrit ensuite la variété des délices promis. Jusqu’à ce qu’un Bacchus crown soit martelé et vocalisé dans une forme d’acclamation radieuse d’après couronnement. Suivie par deux mesures apaisées en guise de tombé de rideau.

Un tombé de rideau qui nous laisse perplexe. Sémélé a été un désastre commercial. Pourtant, comme Mary Delany, nous trouvons que « Sémélé est adorable : plus je l’écoute, plus je l’aime » (lettre du 21 février 1744). Haendel, était-il un « incompris magnifique », pour reprendre le qualificatif qu’attribue Olivier Simonnet à Jean-Philippe Rameau (1683-1764) dans un documentaire tourné en 2014 ? Avec Sémélé, le doute n’est pas permis : Haendel a manifestement été la victime de coteries et de factions.

Malgré les coupes effectuées dans la partition (il ne peut donc pas s’agir d’une version intégrale), l’interprétation que nous offre Leonordo Garcia Alarcón est remarquable sur trois points au moins. D’abord, son réalisme. Les personnages de la tragédie ne sont pas des rôles ; ils sont des sentiments et des émotions incarnés de façon puissamment expressive. De fait, les solistes n’interprètent pas ; ils vivent ce qu’ils chantent. Ensuite, sa perfection technique. Chaque instrumentiste et chanteur cisèle les sons en orfèvre ; et tous ne font plus qu’un dans le grand bain sonore qui nous charme autant qu’il nous émerveille. Enfin, l’art de la narration. Un oratorio raconte une histoire à l’intention des seules oreilles. De ce point de vue, l’expérience de l’écoute solitaire de cet enregistrement permet d’en saisir chaque nuance d’atmosphère, d’intercepter chaque tressaillement dans l’âme des personnages. D’autant que la finesse du tissage sonore réalisé par le Chœur de Chambre de Namur et du Millenium Orchestra engendre des images dont l’esprit se délecte. En l’occurrence, une qualité cardinale. Car la musique de Haendel parle essentiellement en images.



Publié le 29 mars 2023 par Michel Boesch