Tarare - Antonio Salieri

Tarare - Antonio Salieri ©Aparté
Afficher les détails

Calpigi
Eh ! Quel est donc son crime, hélas !
Atar
D'être heureux, Calpigi, quand son roi ne l'est pas.

L'opéra Tarare en version de concert par les Talens lyriques a fait l'objet de nombreuses chroniques. Celle d' Emmanuelle Pesqué et celle de Jacques Duffourg ont particulièrement retenu mon attention.

Après Les Danaïdes et les Horaces, Tarare, opéra en un prologue et cinq actes, est le troisième composé par Antonio Salieri (1750-1825) pour l'Académie royale de musique de Paris (Opéra de Paris). Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais (1732-1799), auteur du livret, avait posé ses conditions. Il fallait que sa belle prosodie en vers soit parfaitement intelligible au public et dans ces conditions que la musique se fasse discrète, voire s'efface derrière les paroles. Ces conditions étaient certainement difficiles à respecter pour l'auteur de Prima la musica e poi le parole mais Salieri était un professionnel et un diplomate, il comprit qu'il était nécessaire de respecter les directives du célèbre dramaturge. Salieri s'adapta donc aux conditions posées par Beaumarchais tout en composant une musique d'une grande qualité et conforme au goût français. L'opéra dont la gestation fut relativement longue, fut créé le 8 juin 1787 et triompha sur la scène parisienne avec 131 représentations jusqu'en 1828. La censure très vigilante tout au long de l'évolution du projet, resta relativement accommodante. Les critiques saluèrent la beauté des vers de Beaumarchais et de la déclamation française et félicitèrent Salieri pour l'adéquation de la musique au texte.

De retour à Vienne, Salieri composa dans la foulée une version italienne baptisée Axur, re d'Ormus sur un livret de Lorenzo da Ponte (1748-1839) qui fut représentée au Burgtheater de Vienne en 1788. Atar devint Axur et Tarare devint Atar. Une bonne partie de la musique de Tarare fut réutilisée dans Axur mais l'œuvre fut fortement condensée, le long prologue, l'épilogue, les ballets, les divertissements furent supprimés, de nouveaux ensembles et une arlequinade irrésistible furent ajoutés. Il en résulta une œuvre, à mon humble avis, dramatiquement et musicalement égale à Tarare, mais scéniquement sans doute moins palpitante.

Les deux rôles majeurs sont ceux de Tarare et d'Atar et on ne peut s'empêcher de constater la similitude phonétique de ces deux noms, l'un étant quasiment l'anagramme de l'autre. Cette curiosité patronymique n'est peut-être pas due au hasard car les caractères sont effectivement diamétralement opposés, les vertus de l'un ayant leur contrepartie dans les vices de l'autre. Mais les bons sentiments ne suffisent pas. Quand Tarare accepte, sous la pression populaire, de poser la couronne sur sa tête, il promet de gouverner avec sagesse mais ne s'engage sur aucune réforme politique et sociale. Il est à parier que rien ne changera au royaume d'Ormus et que Tarare deviendra peut-être un tyran comme son prédécesseur. Il n'est pas question ici de révolution, raison pour laquelle, peut-être, la censure se fit si clémente.

Il fut un temps pas tellement éloigné où on traitait avec condescendance l'œuvre de Salieri en la comparant à celle de Wolfgang Mozart (1756-1791). Pour dissiper toute ambiguïté, disons le clairement ici, Salieri ne doit rien à Mozart. Sa musique est profondément différente de celle du salzbourgeois et toute comparaison basée sur des jugements de valeur, doit être disqualifiée d'office. Sur le plan formel, Tarare comporte essentiellement des récitatifs accompagnés (récits chantés) le plus souvent par les cordes. Les récitatifs accompagnés débouchent sur des airs soutenus par un orchestre riche en sonorités et couleurs variées. Ces airs sont courts et on admire comment Salieri arrive à faire monter la température jusqu'à l'incandescence en un temps si bref. C'est du grand art ! Mais la plus grande originalité de Tarare consiste dans l'absence de récitatif sec. Le récitatif accompagné, les airs sont organiquement associés d'où une sensation grisante de mélodie continue dont je ne connais aucun exemple avant Salieri, mis à part L'Isola disabitata de Joseph Haydn (1732-1809), composée en 1780 mais l'effet obtenu par le maître d'Eszterhàza est profondément différent.

Dans cette œuvre Christophe Rousset, les Talens lyriques et les solistes se sont tellement investis que je préfère parler de l'œuvre à la lumière de leur interprétation. Dès le début de l'opéra, les choses sont claires, Atar est odieux et Jean-Sébastien Bou en donne une incarnation stupéfiante. Quelle voix, quelle présence ! Le baryton emplit toute l'œuvre de sa présence maléfique et manifeste partout sa tyrannie et sa cruauté mais sans être monolithique. De temps en temps, il montre les faiblesses bien humaines de son personnage, l'envie du bonheur de Tarare et peut-être un amour secret pour Astasie, amour qui sera révélé au grand jour dans Axur, re d'Ormus. La noirceur d'Atar est exprimée de façon effrayante dans un air dans la tonalité sinistre de si mineur au début de l'acte V, Fantôme vain, idole populaire...

Tarare est le héros vertueux, le preux chevalier et Cyrille Dubois joue parfaitement de cette corde là avec une superbe voix de ténor héroïque à la fois puissante et limpide. Il en rajoute même un peu, de temps à autres, avec des suraigus superbes et notamment plusieurs contre ut très bel canto que je n'ai pas vus dans la partition, acte II, scène 6, par exemple J'irai: oui, j'oserai! On a souvent comparé la relation Atar et Calpigi avec celle de Leporello et Don Giovanni mais là où Leporello est le complice de Don Giovanni, Calpigi est lui secrètement dévoué à Tarare qui lui a sauvé la vie et Enguerrand de Hys, avec sa voix de ténor belle et claire s'avère presque le jumeau de Tarare, notamment dans l'air magnifique acte IV, scène 8, L'abus du pouvoir suprême. Il chante, accompagné d'une mandoline, le seul air de durée conséquente de l'opéra, la ravissante barcarolle à couplets de l'acte III, Je suis natif de Ferrare. On peut constater que Salieri et Da Ponte ont corrigé le tir dans Axur et ont donné à Biscroma (nouveau nom de Calpigi) une voix de baryton et en même temps un caractère nettement bouffe.

Astasie, épouse de Tarare, persécutée par Atar, est un personnage assez passif. Elle ne s'enfuit pas du harem, elle ne tente pas de poignarder Atar comme l'aurait fait une héroïne baroque ou classique, elle clame son amour pour Tarare ou bien se désespère en attendant la mort, notamment dans l'air remarquable en fa dièse mineur Ô Mort, termine mes douleurs. Karine Deshayes compense par sa voix puissante au grain serré la relative minceur du personnage et lui confère une forte présence. La tessiture vocale étendue de la mezzo lui permet de performer dans le grave, le medium et l'aigu. Elle m'avait enthousiasmé dans le personnage d'Urbain dans Les Huguenots (mise en scène d'Olivier Py) pour des raisons analogues. Spinette, personnage de la commedia del arte, épouse de Calpigi et amie d'Astasie, et peut-être son double, prend la place de cette dernière pour servir, sur ordre d'Atar, de pâture au muet (Tarare travesti en esclave noir). Judith van Wanroij l'incarne avec son talent et sa maîtrise du répertoire baroque habituels.

Tassis Christoyannis, basse, joue à merveille le rôle d'Arthénée, grand prêtre et en même temps, âme damnée d'Atar. Ce personnage représente le clergé et sa qualité de grand prêtre lui permet de manipuler la cour et le peuple mais Elamir, jeune oracle, déjoue ses plans en nommant Tarare à la place d'Altamort au commandement de l'armée. La jolie voix de Marine Lafdal-Franc donnait beaucoup de fraicheur à ce personnage. Dans un petit rôle de bergère sensible, Danaé Monnié fait une intervention pleine de charme. Quant au traître Altamort et au fidèle Urson, ils sont joués et chantés par les remarquables basses, Philippe-Nicolas Martin et Jérôme Boutillier, respectivement. Dans le récit épique du combat de Tarare et d'Altamort (acte III, scène 2), traité en récitatif accompagné, commenté par un orchestre puissant comportant trois trombones, Jérôme Boutillier sert avec une diction exceptionnelle le texte magnifique de Beaumarchais.

Les chœurs (Les Chantres du Centre de Musique Baroque de Versailles) sont tous splendides, en particulier celui qui termine l'acte II, Brama ! Si la vertu t'est chère..., avec musique turque dont le caractère s'apparente aux chants de la Révolution Française et surtout à l'acte V, scène 4, le chœur funèbre des esclaves, sommet absolu de l'opéra, Avec tes décrets infinis... Ce dernier chœur, magnifiquement chanté, anticipe Verdi avec son accompagnement de trombones et de trémolos des cordes.

L'orchestre des Talens lyriques que dirige Christophe Rousset, particulièrement inspiré par cette musique, a une composition proche de celle de l'orchestre romantique. C'est l'orchestre de Don Giovanni avec en plus la musique turque (grosse caisse et cymbales). Le récitatif sec ayant disparu, il n'y a plus de continuo, ni de clavecin, ni de pianoforte. Les bois savoureux de cet orchestre doublent souvent les cordes, leur rôle est de colorer l'orchestre en fonction de l'action dramatique et non de briller dans des solos. Les clarinettes, pures et nobles, instruments romantiques, sont chargées d'accompagner les effusions amoureuses: Astasie est une déesse! Les trompettes naturelles sont éclatantes et les trombones à coulisse sont utilisés avec parcimonie dans les instants les plus solennels.

Salieri est un génie, encore fallait-il qu'une interprétation lui rende pleinement justice. C'est chose faite avec cet enregistrement hors normes.



Publié le 23 juil. 2019 par Pierre BENVENISTE