Travel concertos - Ensemble Diderot

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Un voyage musical à travers l’Allemagne du XVIIe siècle

C’est le thème du voyage qu’a choisi l’Ensemble Diderot comme fil directeur de son dernier album intitulé Travel Concertos (Concertos de voyage), dont on pourra lire la présentation ici. Comme il est précisé dans l’introduction du livret accompagnant l’album, le genre du « concerto de voyage » n’existe pas en tant que tel. Mais un certain nombre d’éléments amène cependant à penser que certaines œuvres ont été écrites pour être jouées à l’occasion de voyages. En effet, si les tournées internationales n’existaient pas encore à l’époque baroque, bon nombre de musiciens se déplaçaient, souvent sur l’invitation de cours princières ou royales, et se devaient donc d’avoir dans leurs bagages des œuvres appropriées destinées à être jouées en toutes circonstances en compagnie de musiciens locaux.

Certains concertos du début du XVIIIe siècle présentent des caractéristiques communes : ils sont jouables par de petites formations ou conçus pour s’adapter à un effectif variable de l’orchestre. Par ailleurs, ils comprennent généralement des parties brillantes que se réserve le soliste qui voyage, lui permettant ainsi de mettre en avant ses talents de virtuose. Les accompagnements sont souvent plus faciles afin de permettre aux orchestres locaux de jouer d’emblée à vue. Tout cela constituerait donc des signes de compositions ou d’adaptations spécialement conçues pour le voyage, d’où l’idée originale de Johannes Pramsohler, violoniste et directeur musical de l’Ensemble Diderot, de proposer un programme construit autour de ce thème (écouter aussi l’entretien donné à Radio Classique par Johannes Pramsohler au sujet de cet enregistrement). Et comme à l’accoutumée, quatre pièces inédites sont enregistrées en première mondiale parmi les six concertos à l’affiche, une démarche désormais habituelle pour cet ensemble.

Première version du Ve Brandebourgeois
C’est la toute première version du Cinquième Concerto Brandebourgeois de Jean-Sébastien Bach qui tient en quelque sorte lieu de fil conducteur au thème choisi. En effet, cette version correspond parfaitement au modèle de concerto de voyage selon Johannes Pramsohler, avec une partie complexe de clavecin que le compositeur se réservait pour lui-même, et un accompagnement orchestral de conception beaucoup plus simple. L’interprétation en petite formation (une voix par pupitre) induit une écoute totalement différente. D’entrée, on peut apprécier à la fois le côté intimiste et une certaine transparence dans le rendu sonore. Les premières mesures donnent immédiatement le ton : l’ensemble est très équilibré et l’interprétation pleine de vivacité est totalement réussie. On remarque tout particulièrement le son délicat de la flûte d’Alexis Kossenko ainsi que la virtuosité maîtrisée de Philippe Grisvard notamment dans le solo de clavecin du premier mouvement.

Le Concerto pour violon n°3 en fa majeur de Johann Jakob Kress renferme une originalité dans son écriture. Il s’agit en effet d’une pièce de scordature : le violon soliste est accordé différemment afin de produire des effets sonores inusités, à l’instar des Sonates du Rosaire dans lesquelles le compositeur a utilisé les possibilités sonores offertes par cet artifice. Né en 1685 à Walderbach en Bavière non loin de Regensburg dans le Haut-Palatinat, Johann Jakob Kress étudie ensuite à Oettingen où le prince Albrecht Ernst zu Oettingen-Oettingen aurait personnellement financé son éducation musicale. En 1712, Kress est violoniste dans l'orchestre de la cour de Darmstadt, avant d'y être promu violon solo quelques années plus tard. On retrouve trace de son mariage en 1718, et Georg Philipp Telemann était le seul parrain de son fils Georg Philipp, qui fut lui aussi un musicien de renom. Par ailleurs, certains éléments historiques laissent à penser qu’il fut en contact avec Johann Georg Pisendel. Il décédera à Darmstadt en 1728. A l’écoute, ce concerto est particulièrement étonnant. Écrit par et pour un violoniste de toute évidence, il colle totalement à la définition du concerto de voyage évoquée précédemment, la partie soliste étant particulièrement virtuose. Tandis que l’orchestre joue en fa majeur, le violoniste évolue quant à lui en tonalité de mi majeur, ce qui accentue le contraste entre l’aspect sombre de l’ensemble et la brillance du violon de Johannes Pramsohler . Difficile de ne pas percevoir des accents très vivaldiens dans ce concerto totalement inédit qui est manifestement destiné à mettre en avant le soliste et lui servir de faire valoir. Qui plus est, sa qualité d’écriture est du plus grand intérêt ! Le menuet final est particulièrement réussi, et le jeu dans les aigus de Johannes Pramsohler est absolument parfait.

Un ami de Vivaldi
Deux concertos da camera de Johann Georg Pisendel figurent également au programme, tous deux inédits. Violoniste avant d'être compositeur, il doit en grande partie sa notoriété aux œuvres qu’Antonio Vivaldi lui dédia. Il fut très probablement le plus grand violoniste de son temps, et aurait même été le premier interprète des sonates et partitas pour violon solo de Jean-Sébastien Bach. Né en 1688 à Cadolzburg près de Nuremberg, dans la principauté d’Ansbach, il reçoit un premier enseignement musical de son père, Maître de Chapelle. Il étudie le violon avec Giuseppe Torelli, avant d’être admis comme violoniste à la chapelle de la cour du duc d'Ansbach. Au fil de ses voyages en Allemagne, il côtoie Jean-Sébastien Bach et Georg Philipp Telemann. En janvier 1712, il rejoint en tant que violoniste les musiciens de l’orchestre de la Cour de Saxe à Dresde, l’un des plus anciens orchestres du monde, si ce n'est le plus ancien. En 1716, il se fixe pour deux ans à Venise où il se lie d’amitié avec Antonio Vivaldi qui lui dédiera quatre sonates, cinq concertos et une sinfonia, portant la dédicace « fatte p.(er) Mr. Pisendel » (faites pour Mr Pisendel). A son retour à Dresde, il est également dédicataire de compositions de Johann David Heinichen, autre compositeur au programme de cet enregistrement. Son activité en tant que maître des concerts à la Hofkapelle de Dresde (chapelle de la Cour) lui vaudra une réputation internationale jusqu’à son décès en 1755. Le catalogue de ses œuvres est relativement modeste, Pisendel étant plus musicien que compositeur. Il compte quelques sonates pour violon et basse continue, une pour violon seul, et divers concertos pour violon. Le Premier concerto en si bémol majeur choisi par l’Ensemble Diderot est fortement inspiré du style de Vivaldi. Les parties pour le violon requièrent un grande virtuosité, nul doute qu’elles ont largement contribué à mettre en avant les qualités de son jeu à l’occasion de ses déplacements. Le Moderato est à la fois riche en couleurs sonores et très poétique. Le Second concerto, en fa majeur est de la même veine que le précédent. Il est écrit dans un style très séduisant, avec de remarquables parties de violon qui témoignent d’une belle inventivité et d’un réel sens de la mélodie. Le Larghetto d’une grande intensité émotionnelle, très lyrique voire mélancolique vise assurément à exprimer une émotion et annonce en filigrane l’Empfindsamkeit de Carl Philipp Emanuel Bach.


Portrait de Pisendel

Né à Krauschwitz en Saxe-Anhalt en 1683, Johann David Heinichen est à la fois compositeur et théoricien de la musique baroque. On lui doit en effet le cercle des quintes tel qu’il est utilisé dans sa version actuelle, un outil visuel en forme de représentation géométrique montrant la relation entre les douze degrés de l'échelle chromatique (et les différentes gammes musicales). Johann David Heinichen est un élève de Johan Kuhnau qui n’était autre que le prédécesseur de Jean-Sébastien Bach au poste prestigieux de Cantor à Leipzig. En 1710 il publie une œuvre théorique sur la basse continue dans laquelle il expose à nouveau le cercle des quintes. Désireux d’approfondir sa connaissance de la musique italienne, il s’installe six ans en Italie à Venise. À Rome en 1712, il donne des cours de musique au jeune prince Leopold d’Anhalt Köthen (« un gracieux souverain qui non seulement aimait la musique, mais la connaissait... » écrira Bach à son sujet). En 1716, il rencontre à Venise le prince Électeur de Saxe (et futur roi de Pologne Auguste II le Fort) qui l'engage le 28 août 1716 comme Maître de Chapelle à Dresde, poste qu’il partagera avec le compositeur Johann Christoph Schmidt. Cette ville allemande était à cette époque un pôle musical prestigieux, il y côtoiera l’élite de la musique européenne de l’époque, avec entre autres les compositeurs Johann Adolph Hasse et Jan Dismas Zelenka, les violonistes Francesco Maria Veracini et Johan Georg Pisendel, le luthiste Sylvius Leopold Weiss ainsi que les flûtistes Pierre-Gabriel Buffardin et Johann Joachim Quantz. Il décédera à Dresde en 1729. Le Concerto en ré majeur Seibel 226 proposé par l’Ensemble Diderot réunit cinq solistes : flûte, hautbois, violon, théorbe et violoncelle qui enchaînent tour à tour les parties qui leurs sont dédiées, lesquelles s’entrecroisent savamment. L’écriture est très étonnante, étincelante surtout, elle constitue en outre un beau témoignage de ce que pouvait être la musique à la cour de Dresde. Chacun des solistes dispose de quelques mesures pour briller quelques instants tandis que « le ripieno joue à l’unisson avec sourdine pour faire en sorte que l’on n’écoute que les solistes » explique Johannes Pramsohler. Quoiqu’il en soit, ce (trop) court concerto ou transparaît une fois de plus une évidente et forte influence de Vivaldi est une vraie découverte qui donne envie d’en entendre plus de ce compositeur! Pour mémoire, Reinhard Goebel a enregistré l’intégrale des concertos de Heinichen au début des années 90 (lire également dans ces colonnes le compte-rendu de l’enregistrement de Flavio Crispo, unique opéra du compositeur).

Un concerto pour le luth
Dernière (heureuse) découverte, avec un Concerto en do majeur d’un certain Paul Karl Durant, écrit pour la saison de chasse de la cour de Bayreuth, dont le manuscrit a été trouvé à la Bibliothèque Royale de Bruxelles par le luthiste de l’ensemble, Jadran Duncumb. Si le nom est inconnu de la plupart des mélomanes, il ne l’est pas pour bon nombre de luthistes. On retrouve en effet quelques unes de ses compositions entre autres dans le Manuscrit d'Haslemere où sont réunies « deux cent cinquante trois pièces de musique pour luth baroque seul de Silvius Leopold Weiss et de plusieurs de ses contemporains », et dans divers autres manuscrits des sonates, duettos, trios et concertos pour le luth et divers instruments. Un manuscrit intitulé Recueil de Trios et Concertos pour le Luth, par Charles Kohaut et Paul Charles Durant est conservé à la Bibliothèque Royale de Belgique à Bruxelles (Ms II 4086 Mus Fétis 2911), d’où est extrait le concerto en question. Il convient en effet de préciser en premier lieu que Paul Charles Durant était avant tout un luthiste. Bohémien d’origine né à Presbourg (aujourd'hui Bratislava, capitale de la Slovaquie) en 1712, il a surtout vécu en Bavière ou il était luthiste au service du margrave Frédéric III de Brandebourg-Bayreuth, un prince féru de musique qui fit construire l'Opéra margravial de Bayreuth, un chef-d'œuvre de l'architecture baroque. (ne pas confondre avec le Palais des festivals de Bayreuth construit pour Richard Wagner au XIXe siècle). Par ailleurs, la margravine Frédérique Sophie Wilhelmine, fille du roi de Prusse Frédéric-Guillaume Ier et sœur de Frédéric II le Grand était elle-même luthiste. Bayreuth fut durant plusieurs décennies LE lieu de rencontre des luthistes en Allemagne, la plupart des luthistes de cette époque sont passés ou ont séjourné à Bayreuth. Ainsi, les luthistes Johann Friedrich Fasch et Bernhard Joachim Hagen étaient appointés par en tant que musiciens de cour, Adam Falkenhagen avait quant à lui le titre de luthiste officiel de la cour, son successeur après sa mort en 1754 ne fut autre que… Paul Charles Durant. Il est vraisemblable que Bernhard Joachim Hagen, l'un des luthistes les plus renommé en son temps, reçut l’enseignement d’Adam Falkenhagen puis de Paul Charles Durant qui demeurera attaché au service de la cour de Bayreuth jusqu’à son décès en 1769.


Page de couverture du Concerto en do majeur de Durant

L’écoute de ce concerto est très surprenante… Dès les premières mesures, on perçoit d’emblée un changement d’esthétique musicale et d’époque. On y perçoit immédiatement une certaine subtilité d’écriture et un savant emploi des couleurs sonores. L’ère baroque laisse peu à peu la place au courant musical de l'Empfindsamkeit de Carl Philipp Emanuel Bach, qui est d’ailleurs quasi contemporain à Paul Charles Durant. L’écriture du Larghetto est très avant-gardiste ; dans l’Allegro ma non troppo, on perçoit même des éléments annonçant le mouvement musical du Sturm und Drang. Le style galant demeure présent dans les quatre mouvements de ce concerto pour le moins original, écrits pour trois solistes concertants, luth bien sûr, clavecin et violoncelle, accompagnés par un quatuor à cordes ! Ce concerto de Paul Karl Durant laisse apparaître au grand jour un classicisme naissant et offre une splendide conclusion à ce programme d’une grande originalité.

L’élite musicale allemande
Une nouvelle fois, Johannes Pramsohler et son Ensemble Diderot signent là un enregistrement des plus réussi. Bien que les noms des musiciens dont les œuvres sont présentées ici soient encore confidentiels, hormis Bach bien sûr, il faut toutefois garder à l’esprit que ces derniers évoluaient en leur temps parmi l’élite musicale de l’Allemagne, voire de l’Europe entière : Kress, violon solo de l’orchestre de Darmstadt, Pisendel violon solo de l’orchestre de Dresde, les deux meilleurs orchestres d’Europe au XVIIIe siècle, Heinichen, Maître de Chapelle à Dresde, Durant un grand virtuose du luth ! Et paradoxalement, Jean-Sébastien Bach jouissait d’une renommée bien moindre en cette même époque... Ces concertos de voyage constituent le témoignage d’une époque ou la musique régnait en maître dans la plupart des cours princières d’Allemagne. Écrits pour un petit effectif de musiciens, ils ne dénotent pas loin s’en faut aux côtés du Ve Brandebourgeois de Bach et du concerto d’Heinichen. Comme à l’accoutumée, ils bénéficient d’une interprétation irréprochable par l’Ensemble Diderot, avec la sonorité chaude qui caractérise ses réalisations et un prise de son toujours au zénith. Enfin, il ne faut pas oublier que le voyage reste un élément essentiel de la vie des musiciens professionnels, nul doute que ce vécu a fortement inspiré Johannes Pramsohler dans la conception de ce programme passionnant.

L’Ensemble Diderot fêtera ses quinze années d’existence en 2023, le label indépendant Audax qui produit et diffuse ses enregistrements ses dix ans. Le fait de disposer de son propre label permet à Johannes Pramsohler et à ses collaborateurs de choisir librement ce qu’ils souhaitent enregistrer, et cette liberté permet aux mélomanes de découvrir des œuvres inédites qui font l’originalité du travail de cet ensemble cosmopolite. Pour rappel, le nom du philosophe Denis Diderot, réputé pour son ouverture d’esprit, n’a pas été choisi au hasard mais pour marquer une volonté de remettre à l’honneur des œuvres oubliées du répertoire baroque.



Publié le 27 janv. 2023 par Eric Lambert