Utrique Fidelis - Les Présences

Utrique Fidelis - Les Présences ©
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Musique de la tradition orale vendéenne revisitée dans un style baroque

« D'argent au double cœur vidé, couronné et croiseté de gueules, à la bordure componée d'azur à la fleur de lys d'or et de gueules au château donjonné de trois tourelles aussi d'or » : la croix, la couronne, le double-cœur entrecroisé figurent au centre du blason de la Vendée, dont la devise (Utrique fidelis) signe ainsi le conjoint attachement à Dieu et au Roi. En prenant cette allégeance pour titre, très logiquement mais aussi très judicieusement, ce disque exprime peut-être surtout sa commune loyauté aux deux répertoires qu’il aborde : le fonds traditionnel, et la musique de l’époque baroque. Le populaire et le savant, l’oral et l’écrit, la mémoire à vif et le retour aux sources : ces dualités se métissent dans un projet où Laurent Tixier fournit airs et danses du terroir, et où Miguel Henry ambitionne de « dépasser la simple juxtaposition et trouver comment les hybrider vraiment », nous renseigne le livret. Une entreprise de mixité, de cohabitation fructueuse, de rapprochement, à l’instar de cette région partagée entre bocage et marais, entre massif armoricain et bassin d’Aquitaine.

« Trente-cinq ans d’ambassade culturelle au service de la Vendée » pour le chanteur et vielleur, qui lui valut une Médaille d’Honneur décernée par ce Département. Son enthousiasme ne trahit pas son âge, avoue malicieusement ce même livret, si l’on se rappelle sa discographie folkloriste dès les années 1980 au sein du groupe La Marienne (avec Maxime Chevrier, Marif Coffineau, Paul & Albert Grollier) puis avec l’ensemble Yole la décennie suivante. Mais Laurent Tixier se distingua aussi dans les rythmes du règne d’Henri IV, au sein de la compagnie Outre Mesure (Itinéraire d’un vielliste au XVIe siècle ; Dansez Renaissance). Pour sa part, une « expérience de scène et d’orchestration » pour le virtuose des cordes pincées, qui accompagne Les Musiciens de Saint-Julien, L’Achéron, le Ludovice Ensemble ou Pygmalion, tous bien connus de nos colonnes. Forts de leur savoir-faire et de leur trajectoire, les deux hommes entraînent avec eux une équipe baptisée Les Présences, qui signe ici son premier CD.

Dans l’ordre chronologique, Michael Prætorius (des Gavottes provenant du célèbre recueil Terpsichore Musarum), Jean-Baptiste Lully (Le Sommeil et la Passacaille tirées des tragédies Atys et Persée), Louis de La Coste (deux Rigaudons de son œuvre maîtresse Philomèle) et François Couperin (Muzette du Troisième Concert Royal) alimentent l’ingrédient baroque de ce creuset. Certaines références, non citées dans la notice, viennent même à l’esprit : ainsi l’introduction de cet Avant-deux à Joseph Chataigner peut-elle évoquer la Bergamasca de Bernardo Pasquini (1637-1710). S’y mêle une compilation d’airs et danses de cette terre poitevine (sourcées par leur collectage, ou perdues dans l’anonymat à force de colportage), présentées par Laurent Tixier sous une plume structurée (le programme est détaillé par zones géographiques), savoureuse, vivante, et… non dénuée d’humour : « ceux qui théorisent sont souvent ceux qui terrorisent » lit-on en commentaire de cette chanson où le vaillant Charrette tient front aux Républicains. En cette région de chouannerie, marquée par les conflits politico-religieux, la thématique ne pouvait faire l’impasse sur son histoire sanglante, qui se fait écho dans La Ville de Montaigu. Mais les sujets sont aussi et surtout plus légers, ancrés dans les mœurs paysannes : la galanterie contadine (Je m’en vais à la veillée, Où vas-tu ma bergère), les noces et leur soupir (Tout en passant, Ainsi voici venir le jour aimable, Le Point du jour), la vie quotidienne du couple et le désarroi matrimonial (Dans le Ménage, C’est un lion). Voire marqués par l’incursion du fantastique (La Blanche biche, Le Moulin de Saint-Jean-de-Monts, C’était un maître louvetier, celui-ci sur des paroles de Laurent Tixier lui-même, perpétuant l’héritage).

La saveur pittoresque des textes, l’émotion qu’ils inspirent parfois, sont cautionnés par une gouaille des plus crédibles, en termes de couleur et d’accent : Laurent Tixier, David Zubeldia, et Jérôme van Waerbeke pour les contreparties de « ripounage ». Pour compléter la lyrique autochtone et volontiers rustique des « ventres à choux », une sélection locale de grand’danses, quadrilles, avant-deux, et autres vestiges de branle vient émoustiller les jarrets. Vielle à roue, cornemuse (en ces parages où résonne la veuze), percussion aux mains habiles de Sylvain Fabre, apportent leur piment d’authenticité à un instrumentarium plus classique de vents, de cordes frottées et pincées, aux bons soins de musiciens que nous connaissons et apprécions par ailleurs. Tels que Marion Le Moal, qui avec les comparses d’Into the Winds a récemment participé à une remarquable anthologie, Le Parfaict Danser (Ricercar, voir mon article). Ou le clavecin d’Arnaud de Pasquale qui vient de nous conquérir par un exotique récital sur deux orgues mexicains (voir l’article). Dans les pages académiques comme dans la ménestrandie accordée aux danses et chants, les musiciens du jeune cénacle nous comblent. Les racines et du zèle, à bon escient, pour célébrer en un heureux laboratoire le réseau croisé de ces sillages qui s’influencent et nous régalent.

Les seules réserves porteraient, selon les goûts, sur une physionomie sonore un peu artificiellement « studio », peut-être pour remédier à une acoustique ingrate. Plans tassés, aigus amortis qui ternissent les timbres. Dommage, la voix devient cartonneuse et y perd ses harmoniques (les instruments s’en sortent mieux). L’image manque d’air et de transparence, sans que le fort niveau de gravure ne pallie les expédients. Relief et effets de perspective semblent davantage relever de la postproduction que des équilibres in situ. Il ne manque pourtant point d’églises en Vendée, qui auraient offert un écrin plus épanouissant. Du moins, on laisse à votre appréciation. Au pays de la gâche, on ne voudrait pas paraître gâcheur.

Et le banquet est trop avenant, la cuisine trop conviviale, pour qu’on crache dans la potée. Si vous prisez les albums très léchés du Poème Harmonique de Vincent Dumestre qui honorent la France d’autrefois (Aux marches du palais, et Plaisir d'amour, chez Alpha), ou les excursions de François Lazarevitch dans les voisins massifs du Centre (Danses des bergers, danses des loups, chez Alpha également), la stimulante rencontre qui préside à ce disque garantit un large spectre de sensations. Et communicatif : il ne faut guère plus d’une écoute pour que le fredon vous gagne. Entre tradition réinventée et pratique baroque fertilisante, la greffe séduit. Pour emboîter le pas à cette généreuse heure et quart qui passe si vite, un prochain volume est-il prévu ? On accueillerait volontiers un autre marcottage de la même trempe.



Publié le 24 janv. 2024 par Christophe Steyne