Ariane et Bacchus - Marais

Ariane et Bacchus - Marais ©Julien Mignot
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Richesse et variété de la tragédie lyrique française post-lullyste

Marin Marais (1656 – 1728) nous est principalement connu à ce jour pour ses cinq Livres de pièces de viole. Fils d’un cordonnier, il entre à la maîtrise de la paroisse Saint-Germain l’Auxerrois à Paris, où il reçoit une première éducation musicale par Michel-Richard Delalande (1657 - 1726). Il devient ensuite l’élève de Jean de Sainte-Colombe (c. 1640 – c. 1700), qui lui enseigne la viole de gambe. Son talent à jouer de cet instrument lui permet d’être engagé en 1675 par Lully (1632 – 1687) pour intégrer l’orchestre de l’Académie Royale de Musique. Il est très vite remarqué à la Cour pour ses capacités et obtient en 1679 un brevet de « joueur de viole » dans la Musique de la Chambre du roi. Après la mort de Lully il compose quatre tragédies lyriques : Alcide (1693, avec Louis Lully, Ariane et Bacchus (1696), Alcyone (1706) et Sémélé (1709).

A la différence d’Alcyone , qui connut un succès considérable (voir la chronique), Ariane et Bacchus ne souleva guère l’enthousiasme du public et ne resta pas longtemps à l’affiche de l’ARM. L’œuvre bénéficiait pourtant d’une distribution brillante, avec le haute-contre Du Mesny dans le rôle de Bacchus et le bas-dessus Marie Le Rochois (voir notre récente chronique) dans celui d’Ariane, de décors de Jean I Bérain et de ballets réglés par Pécour. Peut-être apparaissait-elle comme une énième reprise d’un thème utilisé déjà l’année précédente (dans le Ballet de Saisons de Collasse),et plus tôt encore par Lully dans Le Triomphe de l’Amour ? Le librettiste Saint-Jean s’était pour sa part inspiré de deux pièces parues en 1672 : une comédie héroïque de Donneau de Visée (Le Mariage de Bacchus et d’Ariane), et une tragédie de Thomas Corneille (Ariane), toutes deux tirées de l’épisode antique des Métamorphoses d’Ovide dans lequel Ariane, après avoir été abandonnée par Thésée, est séduite par Bacchus. Saint-Jean focalise l’intrigue sur le personnage d’Ariane, et introduit Adraste, amoureux de celle-ci, qui s’appuie sur la haine de Junon envers son rival Bacchus. Les intrigues des mortels se doublent, comme il est d’usage dans les tragédies lyriques de l’époque, des rivalités des dieux, donnant prétexte à des scènes spectaculaires où le surnaturel s’exprime pleinement : apparitions inattendues, travestissements improbables, démons venus des Enfers...

Toujours dans la plus pure tradition de la tragédie lullyste, le prologue constitue un hommage appuyé au roi. Autour de la Nymphe de la Seine, Pan et Terpsichore se réjouissent des plaisirs de la Paix . La Gloire les rejoint et leur rappelle que cette situation est éphémère, le roi étant un grand guerrier. Ces échanges constituent une allusion directe à l’actualité militaire et politique de l’époque de la création. En 1696 la Guerre de la Ligue d’Augsbourg (ou Guerre de Neuf Ans), débutée en 1688 sur une série de succès militaires de Louis XIV en Rhénanie, avait largement tourné au désavantage de ce dernier. Ses ambitions territoriales avaient en effet ligué à peu près le reste de l’Europe contre lui ; ses persécutions contres les protestants (dont la révocation de l’Edit de Nantes, en 1685, n’était que le point culminant) avaient non seulement affaibli le royaume mais favorisé l’union des pays protestants (Pays-Bas, Angleterre et princes protestants du Saint-Empire) contre la France. Durable, la guerre s’était montrée ruineuse pour la plupart des belligérants, à commencer par la France, et sans qu’aucun n’ait emporté de succès décisifs. Le temps était venu des négociations. Celles-ci avaient commencé secrètement. Le 29 août 1696 la France avait obtenu la signature du traité de Turin : moyennant l’abandon de deux places fortes françaises (Pignerol et Casale), Victor-Amédée II de Savoie, jusque-là membre de la Ligue, consentait une paix séparée. La guerre se terminera officiellement en 1697 avec le traité de Ryswick.

L’acte I voit se nouer l’intrigue : Ariane vient d’apprendre que Thésée l’a abandonnée pour fuir avec sa sœur Phèdre, elle s’évanouit. Adraste révèle à Géralde son amour pour Ariane. Après que le roi de Naxos ait annoncé l’organisation de réjouissances pour fêter arrivée de Bacchus, Junon les interrompt brutalement en rappelant sa haine du dieu du vin, né de l’adultère de Jupiter avec Sémélé. A l’acte II l’Amour révèle à Ariane, prête à mettre fin à ses jours, l’amour de Bacchus. Adraste lui déclare à sont tour sa passion mais en vain. Survenant au milieu des festivités qui lui sont consacrées, Bacchus en personne déclare à Ariane sa passion. Mais elle s’enfuit. A l’acte III Adraste sollicite l’appui de Junon. Celle-ci apparaît à Ariane sous les traits de Dircée (sœur du roi de Naxos, promise à Adraste) et la persuade que Bacchus lui est infidèle. Dans un scène de Sommeil, Ariane s’endort et voit en Songes Bacchus et Dircée s’adonner aux joies de l’amour. A son réveil Amour lui révèle que cette révélation n’est qu’une ruse de Junon. A l’acte IV Ariane et Bacchus, qui s’avouent enfin leur amour réciproque, sont surpris par Adraste. Celui-ci demande à Géralde d’invoquer les Démons pour séparer les amants, mais ceux-ci refusent de braver Bacchus. Géralde fait lors intervenir la Furie Alecton, qui excite à son tour la jalousie d’Ariane. Furieuse, Ariane tente de tuer Bacchus au début de l’acte V, puis retourne son arme contre elle-même. Bacchus la désarme. Adraste accuse alors Bacchus d’avoir tenté de tuer Ariane. Les deux se battent, Adraste est tué. Mercure apaise le courroux d’Ariane. Jupiter et Junon réconciliés consacrent enfin l’union des deux amants.

S’il se situe résolument dans la tradition lullyste, Marais se signale par son souci de l’enrichir et de l’infléchir de son style personnel, dans lequel il déploie de remarquables capacités de symphoniste. Ainsi il n’hésite pas à introduire une nouvelle ouverture, différente de la première, à la fin du prologue (où l’on redonnait habituellement l’ouverture initiale). A l’acte III la scène du Sommeil bénéficie d’une orchestration originale et soignée, qui soutient tout à fait la comparaison avec les plus belles pages de Lully. La scène des Enfers conclut l’acte IV dans un climat orchestral dramatique tout à fait saisissant. Les divertissements orchestraux, tels la gigue du divertissement en l’honneur de Neptune (acte I), ou encore la magnifique chaconne en l’honneur de Neptune à l’acte II (qui renvoie elle aussi aux plus belles chaconnes de Lully) constituent des passages particulièrement réussis. Notons encore le raffinement des chœurs, avec le recours aux alternances grand chœur/ petit chœur, autre réminiscence de la tragédie lullyste.

Pour cette recréation effectuée avec l’appui du Centre de Musique Baroque de Versailles, Hervé Niquet a choisi de respecter fidèlement les prescriptions d’une approche historiquement informée. C’est ainsi que le continuo n’est mobilisé que pour les parties vocales (airs et les récitatifs) et les ouvertures. L’orchestre du Concert Spirituel est constitué et disposé selon les pratiques de l’orchestre de l’Académie Royale à la fin du XVIIème siècle, qui ont pu être reconstituées. Ces choix, parfaitement justifiés, auraient pu conduire à une sensation d’austère dénuement. Il n’en est rien. Tout d’abord parce qu’Hervé Niquet porte avec énergie et inspiration la ligne mélodique tout au long du concert. Ensuite, parce que cette approche fait davantage ressortir les passages plus ornés, ou rehaussés de percussions (comme les trompettes pour l’arrivée de la Gloire au prologue, ou les tambourins pour celle de Bacchus à l’acte II). Ces choix orchestraux mettent également en valeur la qualité de la déclamation des chanteurs, dans la pure tradition lullyste. Ce parti se révèle d’autant plus judicieux que la distribution vocale mobilisée sur le plateau s’avère parfaitement à l’aise dans ce répertoire.

Tour à tour abandonnée par Thésée, trahie par sa propre sœur, repoussant les avances d’Adraste puis avouant son amour à Bacchus pour sombrer ensuite dans la plus noire jalousie, Judith Van Wanroij campe tour à tour et avec conviction et expressivité les péripéties du sort d’Ariane. Sa diction est parfaitement claire, son phrasé fluide, même lorsqu’il est tendu par la douleur (la plainte C’est en vain, au début de l’acte I, ou Les dieux, les justes dieux, lorsqu’elle apprend la trahison de Phèdre). Elle triomphe magistralement à l’acte III, au cours de l’enchanteresse scène du Sommeil, et dans l’air Rigoureuse raison (qui conclut l’acte). Bacchus toujours animé de l’impérieuse tension qui caractérise son chant, Mathias Vidal exprime avec flamme son amour (Quelle beauté de mille attraits), puis se défend avec énergie contre les soupçons d’infidélité. Son apparition en Songe au cours de la scène du Sommeil, au son des flûtes qui accompagnent le magnifique Dans ce bocage tout favorise nos désirs, contribue également à faire de cette scène l’un des sommets de cette soirée.

Véronique Gens incarne tour à tour une Nymphe de la Seine (au prologue) puis une Junon de haut vol. Son noble phrasé se teinte de noirceur et de ressentiment lorsqu’elle vient troubler les réjouissances en l’honneur de Bacchus, et clore ainsi abruptement l’acte I. Elle est aussi l’un des principaux protagonistes de cet acte III, pivot musical et dramatique de la tragédie, proposant avec finesse son aide à Adraste dans un entraînant duo (Quand l’innocence est extrême) puis savourant d’avance sa vengeance (Quel plaisir pour Junon). David Witczak est particulièrement convaincant en Adraste déchiré entre son engagement envers Dircée et sa passion pour Ariane, dont le désespoir ouvre l’acte III. Jouant de graves charnus, il avait ardemment tenté de séduire Ariane à l’acte précédent.

Autre baryton de la distribution, Philippe Estèphe maîtrise impeccablement les différents rôles courts qu’il enchaîne tout au long de la tragédie : Pan, Matelot, Lycas, Phobétor… Nous en retiendrons notamment l’air de Lycas qui conclut l’acte II (A la beauté). Sa magistrale interprétation de la Furie Alecton (Tes désirs seront satisfaits) répond à l’envoûtante invocation de Géralde (Vous qui fûtes toujours empressés), lancée par un Matthieu Lécroart lui aussi particulièrement inspiré dans cette scène des Enfers, qui constitue indéniablement un des sommets de cette tragédie. Toujours au chapitre des voix masculines, mentionnons aussi la basse Tomislav Lavoie, imposant roi de Naxos aux majestueuses invocations (Souverain de l’humide empire, qui lance le divertissement à Neptune à l’acte I).

N’oublions pas enfin les courtes mais denses interventions de Marine Lafdal-Franc et de Marie Perbost. La première campe un Amour solaire, d’abord messager de la passion d’Adraste puis qui détrompe Ariane de son songe lors de la scène du Sommeil. La seconde est une Gloire triomphante au prologue (J’aime vos soins) puis une Corcine qui tente de consoler Ariane de son chant aux reflets nacrés.

Et félicitons-nous encore de cette recréation. Venant quelques semaines après celle de la Circé de Desmarest (voir notre chronique), quasiment contemporaine (1694), ces deux productions éclairent ainsi un pan mal connu du répertoire lyrique français créé après la disparition de Lully (1687).



Publié le 14 avr. 2022 par Bruno Maury