Récital Paul Antoine Bénos-Djian

Récital Paul Antoine Bénos-Djian ©Pierre Benveniste
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Délices et vertiges du bel canto baroque

Ce deuxième week-end (16, 17, 18 juillet 2021) du 39 ème Festival international d'opéra baroque et romantique de Beaune, était consacré à Georg Friedrich Haendel (1685-1759) et à trois facettes de son génie. Le programme débutait le 16 avec une grande ode ou oratorio pastoral en anglais : L'allegro, il Penseroso ed il Moderato datant de 1739. Il se poursuivait le 17 avec Sémélé, opéra ou oratorio profane en anglais composé en 1744. L'audition des deux oratorios était complétée par un troisième concert avec des extraits de ses plus fameux opéras italiens (Agrippina, Rinaldo, Tolomeo et Orlando). On pouvait ainsi mesurer l'évolution de l'inspiration et de la technique compositionnelle du Saxon. Pour écrire cette chronique, des données fournies par l'article d'Olivier Rouvière dans le programme du concert : Saint, dieux et héros ainsi que par le livre de Piotr Kaminski Haendel, Purcell et le baroque à Londres, Le livre de poche, Fayard, 2010, ont été utilisées.

Quand Haendel arrête de composer des opéras italiens après l'échec de Deidamia (1741) pour se consacrer à l'oratorio, consacrant le triomphe de l'esprit puritain sur la sensualité méditerranéenne, un pan entier de son art va disparaître définitivement car il ne pourra plus dépeindre les tourments ou transports amoureux, leurs composantes érotiques et les passions violentes qui conduisent ses héros et héroïnes (Orlando, Ottone, Bajazet, Alcina, Morgana, Armida, Deidamia...) à la folie, au désespoir et à la mort. Ces affects servaient de support à des airs extraordinaires d'une durée supérieure à 10 minutes, triomphe du bel canto le plus pur. Toutefois ce chaînon manquant sera largement compensé par les multiples chœurs qui, balayant de leur souffle puissant ses grands oratorios bibliques, « frappent comme la foudre » (Mozart dixit) et leur donnent cette allure d'épopée musicale.

Le programme mis sur pied par Paul-Antoine Benos-Djian, Stéphane Fuget et l'ensemble Les Epopées réunissait des extraits les plus significatifs des plus beaux opéras italiens de Haendel et de ses contemporains ou précurseurs : Antonio Vivaldi (1678-1741), Alessandro Stradella (1643-1682) et Tomaso Albinoni (1671-1751).

Georg Friedrich Haendel arrive en Italie en 1706 sous les traits d'un beau et élégant jeune homme de 21 ans comme le suggère un portrait peint quelques années après son séjour italien. Toutes les portes s'ouvrent devant lui, notamment celles de grandes maisons nobles charmées par ses cantates italiennes ou encore celles des ecclésiastiques les plus influents impressionnés par ses compositions religieuses marquées du sceau du génie (Dixit Dominus de 1707) et ses oratorios spirituels (Il trionfo del tempo e del disinganno ou La Resurrezione). A ceux qui lui conseillèrent pour assurer sa carrière italienne de se convertir au catholicisme, Haendel opposa son ferme refus. Sa fidélité à la religion luthérienne ne l'empêcha nullement de réussir comme en témoigne le triomphe de son opéra seria Agrippina à Venise en 1710.

La première œuvre au programme était la cantate de Haendel Mi palpita il cor. Cette œuvre, composée en Italie, comporte deux arias. La première en mi mineur est une langoureuse Sicilienne dans laquelle on peut voir un dialogue amoureux entre un berger (Paul-Antoine Bénos-Djian) et une nymphe nommée Clori dont la voix est celle d'une flûte traversière (Anna Besson). Dans la deuxième en sol majeur bien plus joyeuse, le berger imagine sa vie future avec Clori. Dans les deux airs, la voix et la flûte procèdent en imitations avant d'unir leurs chants. La deuxième œuvre était un extrait de l'oratorio d'Alessandro Stradella, San Giovanni Battista : Io per me non cangerei (lire aussi la chronique de la représentation donnée à Angers). Cette œuvre au tempo très lent, accompagnée par l'orgue et les cordes, affirme la détermination du prophète Jean le Baptiste de résister aux mauvais traitements. Il règne dans cet air un profond sentiment religieux restitué avec émotion par le contre-ténor.

Contrairement à des jugements à l'emporte pièce proférés par quelques compositeurs célèbres, les concertos de Vivaldi sont d'une variété exceptionnelle. Ce qui frappe aussi dans nombre des œuvres du Prêtre Roux, c'est la hardiesse du langage musical et l'utilisation de la dissonance. Le lamento en fa mineur de Farnace, Gelido in ogni vena, à l'acte II de l'opéra homonyme ou encore le mouvement lent de son concerto en fa majeur L'automne RV 293 qu'on croit connaître par cœur mais que l'on découvre à chaque écoute, sont d'une audace harmonique qui met Vivaldi à part parmi ses contemporains. Le premier mouvement Allegro non molto de son Concerto pour cordes RV 128 est tout simplement ébouriffant par sa densité et par son thème étrange répété ad infinitum dans lequel une appogiature donne tout son sel et est prétexte à toutes les fantaisies. Après un largo d'une sombre grandeur, le fugato de l'allegro final conclut l’œuvre avec énergie. Toutes ces merveilles accumulées dans une si courte partition furent rendues à merveille par Les Epopées et leur chef Stéphane Fuget.

Tout serait à citer dans Agrippina, opéra génial composé en Italie en 1709 par un musicien de 22 ans sur un livret grinçant du cardinal Vincenzo Grimani (1653-1710). Seul personnage doté de sens moral au milieu de fripouilles, Ottone est trahi par Poppea puis abandonné par tous au terme d'une scène vaudevillesque. Il clame sa douleur dans un admirable récitatif accompagné suivi de l'aria bouleversante Voi che udite avec un accompagnement de flûte traversière qui propulsa d'emblée Haendel au firmament des compositeurs d'opéra seria de son temps. Paul-Antoine Bénos-Djian en propose une lecture bouleversante. Contraste absolu avec l'air magistral Sol da te mio dolce amore, tiré de l'Orlando furioso de Vivaldi, chef d’œuvre vocal et instrumental où une flûte (Anna Besson) déroule des volutes d'une exquise délicatesse à laquelle répondent les vocalises énamourées mais toujours parfaitement articulées de Ruggiero (Paul-Antoine Benos-Djian).

Après la pause, le contre-ténor a choisi la scène de la folie de l'opéra Orlando HWV 31 créé en janvier 1733 dans le cadre de la seconde Académie Royale de Musique. Dans cette scène qui termine l'acte II, Haendel revient à l'opéra magique et innove en mélangeant avec une totale liberté, des récitatifs accompagnés délirants comme Ah Stygie larve !, avec ses unissons sinistres et ses audaces rythmiques (mesures à 5/8), un lamento déchirant sur un tétracorde descendant, Che del pianto, à la manière de Cavalli, une aria furibonde, Che sordo al vostro incanto et une gavotte presqu'incongrue par sa douceur un peu facile, Vaghe pupille qui, jouée sul ponticello à la fin devient grimaçante. P.-A. Bénos-Djian régala ainsi le public d'une palette quasi infinie d'émotions intenses.

Dans l'aria d'Albinoni, Pianta bella tiré de Il nascimento de l'Aurora, le contre-ténor fit admirer la beauté de sa ligne de chant et l'harmonie de son legato. On pouvait aussi apprécier le contrepoint de la voix et de la flûte. Le célèbre Concerto pour orgue opus 4 n° 6 de Haendel fut joué au clavecin par Stéphane Fuget avec brio et accompagné par l'ensemble Les Epopées avec grâce qui permirent à l'auditeur de redécouvrir l’œuvre dans de nouveaux habits.

Tolomeo HWV 25 était le dernier opéra représenté dans le cadre de la première Académie avant sa banqueroute. L’œuvre créée en 1728 n'eut aucun succès malgré la présence de Senesino dans le rôle titre et ses qualités évidentes dont la magistrale scène où Tolomeo, dans un ultime sacrifice, boit le breuvage qu'il croit empoisonné mais qui en fait contient un somnifère. En un récitatif accompagné, Inumano fratel, barbara madre puis un air Stille amare, tous deux en si bémol mineur, tonalité très rare à l'époque baroque, Haendel et son interprète, Paul-Antoine Benos Djian, portent à l'incandescence une action qui dans le reste de l'opéra était plutôt pastorale et placide.

L'accompagnement orchestral de l'aria avec ses trilles très courts représente de toute évidence les sanglots du héros. Pour terminer ce récital, les artistes ne pouvaient trouver conclusion plus adaptée que Venti, turbini, aria brillantissime dans laquelle Rinaldo, héros de l'opéra homonyme, invoque les vents et les tempêtes pour lui prêter main-forte contre ses ennemis. Cet air est le prétexte de magnifiques soli très italiens des premiers violons (Jasmine Eudeline et Charlotte Grattard) et donne au contre-ténor l'occasion de ravir l'assistance par ses vocalises éblouissantes.

Paul-Antoine Bénos-Djian a déjà un palmarès impressionnant. Il s'est récemment produit dans le rôle d'Ottone dans Agrippina à Halle, celui de Mars dans La Divisione del mondo à Versailles avec Christophe Rousset et les Talens lyriques, celui d'Unulfo dans Rodelinda au TCE (lire mon compte-rendu) et le rôle titre dans Rinaldo (voir le compte-rendu dans ces colonnes). Il a enregistré au disque San Giovanni Battista de Stradella en 2020. Doté d'une voix au timbre chaleureux et profond, à la projection insolente, à la tessiture étendue d'au moins deux octaves, à la ligne de chant harmonieuse, ce jeune contre-ténor a montré tout au long du concert, comme on l'a vu plus haut, qu'il regorgeait de talent et que son potentiel était exceptionnel.

Le contre-ténor était accompagné par une palette de musiciens d'exception. Anna Besson à la flûte traversière baroque, s'avéra être une partenaire merveilleuse en particulier dans Sol da te où sa virtuosité et sa sensibilité furent éblouissantes. Le concerto pour cordes de Vivaldi et le concerto pour orgue de Haendel donnèrent l'occasion aux instrumentistes de montrer leur talent, notamment les violonistes (Jasmine Eudeline et Charlotte Grattard) et l'altiste (Céline Cavagnac) dans le difficile Concerto pour cordes RV128. Le continuo (Gautier Blondel à la basse d'archet, Alice Coquart au violoncelle et Pierre Rinderknecht au théorbe) assura avec autorité les bases harmoniques de tous les morceaux joués. Le violoncelle (Alice Coquart) fit entendre une superbe basse obstinée dans la chaconne Music for a while de Purcell donnée en bis.

Au maestro Stéphane Fuget incombait la tache de faire en sorte que tous ces brillants talents chantassent d'une seule voix la gloire d'Euterpe. Il l'accomplit avec enthousiasme et pour le plus grand bonheur du public.



Publié le 28 juil. 2021 par Pierre Benveniste