Concerts eemerging - Ambronay

Concerts eemerging - Ambronay ©Bertrand Pichène
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Nouvelle saison pour le programme eemerging

Nous avons eu le plaisir de rendre compte depuis plusieurs années dans ces colonnes des concerts des jeunes ensembles accueillis à Ambronay dans le cadre du programme eemerging, et nous en avons également croisé quelques-uns au cours de nos pérégrinations musicales. Rappelons qu’entre 2014 (date de sa mise en place) et 2019 ce programme a accompagné trente deux ensembles de musique ancienne, soit trois cents soixante-et-onze artistes appartenant à vingt-cinq nationalités différentes ! Une nouvelle session de ce programme (qui, rappelons-le, consiste à soutenir des jeunes ensembles sélectionnés pendant trois années consécutives) a débuté le 1er septembre dernier. Autour du CCR d’Ambronay, pilote de la démarche, le programme rassemble huit autres partenaires : le Conservatoire d’Athènes (Grèce), le National Forum of Music de Wroclaw (Pologne), le Festival Torroella de Montgri (Espagne), l’Internationale Händel-Festspiele Göttingen (Allemagne), la Fundazione Ghislieri de Pavie (Italie), le Festival Kvarner d’Opatija (Croatie), le Riga Early Music Centre (Lettonie) et le National Centre for Early Music d’York (Royaume-Uni). Le Festival d’Ambronay programmait comme à l’habitude six concerts, débutant par quatre ensembles nouvellement intégrés au programme, et se concluant sur les deux ensembles parvenus au terme de leur participation.

Ensemble Rumorum : Temperentia

Déjà présent à Ambronay en 2018, l’ensemble Rumorum apporte son regard sur la musique médiévale des XIV et XVème siècles. Il explore plus particulièrement les vertus de la Temperentia (retenue, modération) à travers des diminutions vocales ou instrumentales. Le Principio di virtu s’avère un morceau d’une grande fraîcheur, qui oscille autour d’un thème lancinant et dansant. La harpe maniée gracieusement par Grace Newcombe (également soliste vocale de l’ensemble) apporte une intense présence à la fois musicale et scénique. Dans la ballade A discort/ Indiscort la chanteuse nous émeut par son timbre clair et sa diction irréprochable. Le Honte paour de Guillaume de Machaut régale également nos oreilles.

Dans le Rosetta d’Antonio Zachara da Teramo, on remarque la grande lira da braccio, maniée avec dextérité par Félix Verry, tandis que Grace Newcombe nous emporte en de longs ornements joliment filés, appuyés par une forte expressivité. Cette œuvre constitue à notre sens le sommet de ce concert, et le public ne s’y est pas trompé. Nous entendrons encore l’Ave regina celorum de Walter Frye, plaisant duo des deux sopranos accompagnées par la surprenante viola d’arco de Jacob Mariani, instrument fabriqué par ses soins (comme la lira di braccio précitée).

Ensemble Cantoria : El Jubilate, humour, théâtre et spiritualité à la Renaissance espagnole

Après le Moyen Age, plongée dans le répertoire de la Renaissance espagnole avec l’ensemble Cantoria, formé de jeunes musiciens originaires de ce pays. On apprécie d’emblée sa proximité avec le public, grâce aux explications du ténor Jorge Losana. Celles-ci, prodiguées dans un français savoureux déclamé à la manière d’un haute-contre, apportent au public quelques éléments du contexte ou de la signification de chaque morceau qui est ensuite donné. Saluons au passage cette pratique, qui devrait à notre sens être plus largement partagée, car elle contribue à une meilleure appréhension du répertoire proposé.

Au plan musical le quatuor est impeccablement réglé dans ses enchaînements, ponctués par les graves incisifs et précis de la basse Valentin Miralles. La soprano Inés Alonso affiche de séduisants reflets moirés, en particulier dans le premier cycle de cancioneros. Le contre-ténor Samuel Tapia, parfois un peu en retrait dans les ensembles, attaque avec fermeté l’ensalada de Flecha El Jubilate, entraînant l’ensemble dans une polyphonie virevoltante, où l’expressivité des voix est renforcée de gestes bien adaptés. L’ensalada La Justa est plus impressionnante encore, elle est interprétée à la manière d’un opéra miniature, avec forces postures ; les voix imitent même les trompettes du combat censé se dérouler sous nos yeux ! Après ce morceau particulièrement réussi et chaleureusement applaudi, Cantoria nous offre encore trois courtes œuvres tout à fait entraînantes. Dans la seconde, après une énergique apostrophe Yo me soy la morenica, la soprano poursuit avec une feinte désinvolture son chant au milieu du public. Et l’ensalada La Trulla, qui conclut le concert, est tout à fait jubilatoire, avec son accompagnement de castagnettes évoquant non sans ironie une Espagne de légende. Le public, qui avait accordé ici même à cet ensemble le Prix du Public 2018, récompense de manière appuyée cet agréable programme et ses interprètes.

Ensemble Dichos Diabolos : Nigra sum

Autre ensemble espagnol, Dichos Diabolos propose un programme de la même époque que le groupe précédent, mais centré sur les musiques religieuses dédiées à la Vierge. Il s’agit cette fois d’un ensemble essentiellement instrumental, qui accompagne la voix de la soprano Belén Vaquero. L’orchestration est inventive et séduisante, avec la présence de clochettes (dans le Amor pone cerca a Dios de Joan Pau Pujol) et surtout de l’impérieux cornet d’Emiliano Pérez, qui fait merveille aux côtés du violon de Cristina Altemir dans la Passacaille de Falconiero ou encore dans le Tiento 1° tono de Pablo Bruna.

Le volume de la voix de la soprano peine cependant un peu à s’imposer parmi ce riche ensemble d’instruments, d’autant que la chanteuse se place parfois en fond de scène. Son articulation mériterait également à notre sens davantage de netteté. Malgré ces réserves, le timbre est agréable, avec de jolies couleurs veloutées, comme on peut l’apprécier dans le Madre, la mi madre de Pedro Ruimonte (dans lequel le clavecin de Marc Sumsi révèle également toute son onctuosité), ou encore dans le désespoir amoureux du Ay, que me muero de zelos de Matheo Romero. Le morceau final Serafin, que con dulce harmonia s’avère tout à fait brillant, avec cette fois une voix bien présente, qui se détache nettement du vaillant accompagnement de l’ensemble des instrumentistes. Après ses chaleureux applaudissements, le public reçoit en récompense un bis de Madre, la mi madre.

Ensemble Palisander : Voyage vers le Nouveau Monde

Composé de quatre jeunes flûtistes, l’ensemble Palisander fait déjà montre d’un incontestable professionnalisme, comme en témoignent les grandes flûtes soigneusement agencées sur scène (la plus grande fait plus de deux mètres de haut!), ou leur entrée en musique depuis l’arrière de la salle Monteverdi.

Le programme s’ordonne autour de la musique des musiciens du temps des explorateurs du Nouveau Monde, qu’ils soient espagnols, italiens ou anglais. S’y ajoutent également quelques compositeurs contemporains, sur lesquels nous reviendrons. La variété des flûtes utilisées permet d’en montrer les différentes utilisations, comme par exemple la partie de basse continue jouée par une flûte basse. On s’émerveille également devant le rendu impressionnant des souffles du vent dans le Largo de la Tempesta di Mare de Vivaldi, qui précède un Presto virtuose, au rythme endiablé. Cet extrait est suivi du Canyon Dance, pièce spécialement composée par Thierry Pécou pour le programme eemerging : on en perçoit sans peine la redoutable difficulté, justement saluée par le public.

Le Alla battaglia d’Heinrich Isaac renvoie aux batailles maritimes entre Espagne et Angleterre pour la conquête des précieuses richesses du Nouveau Monde.

Les Suites for Pipes de Ralph Vaughan Williams ont été écrites pour des flûtes des Andes, dont la sonorité évoque celle des flûtes à bec de la Renaissance : là aussi on apprécie le commentaire du programme, qui contextualise le morceau présenté. De même pour la lente mélodie de Dowland All People That on Earth Do Dwell, qui proclame l’égalité entre les humains, dans un monde où les habitants du Nouveau Monde étaient traités comme des esclaves : on y apprécie les chaudes sonorités de la grande flûte à bec. Le concert se conclut sur l’étourdissant Articulator V d’Agnes Dorwarth, surprenant mélange de cris, et de bruits créés à partir des flûtes, mimé dans une vigoureuse danse des interprètes : celui-ci sera très apprécié du public, qui ne ménagera pas ses applaudissements.

Ensemble La Vaghezza : Venise, porte de l’Orient

Les deux ensembles qui concluent ce cycle de concerts eemerging constituent des formations désormais parfaitement rodées au plan musical, qui ont bénéficié du programme depuis maintenant trois années. Le premier est La Vaghezza, que nous avions déjà croisé en 2017 (lire notre compte-rendu). Il s’agit d’un ensemble purement instrumental. Son programme est composé de pièces du XVIIème siècle.

L’effet de spatialisation est tout à fait efficace pour L’Amaltea, canzona in eco de Giulio Mussi : il restitue habilement l’effet d’écho suggéré par le compositeur. Dans la Sonata a terza de Dario Castello qui suit, on apprécie particulièrement les sonorités onctueuses des cordes et l’expressivité du discours, largement salués par le public. La Sonata Settima de Giovanni Battista Fontana est emmenée de main de maître par l’une des deux violonistes qui entraîne les autres instruments jusqu’à un final d’anthologie, dont la complexité est admirablement maîtrisée.

Dans la Toccata de Giovanni Picchi se succèdent les dialogues entre les instruments, d’abord entre le clavecin de Marco Crosetto et le théorbe de Gianluca Geremia, puis entre l’orgue et le même théorbe. On savoure tout particulièrement les accords fins et nerveux de cet instrument dont le son se trouve souvent relégué en arrière-plan dans les orchestres baroques, compte tenu de sa relative discrétion. Le public a également beaucoup apprécié ces duos. La Sonata Unadecima de Castello mobilise en revanche la totalité de la formation, dont elle met en avant la parfaite coordination et la complicité : le discours est expressif et fluide, les sonorités onctueuses, les attaques nettes et précises. Il en va de même pour le morceau final, la Sonata Terza de Giovanni Legrenzi, dans laquelle l’orgue développe une atmosphère mystérieuse, presque surnaturelle ; les musiciens sont particulièrement attentifs les uns aux autres, réalisant là encore une interprétation inspirée et tout à fait convaincante. Cette qualité d’exécution sera longuement applaudie à l’issue du concert.

Ensemble Concerto di Margherita : Aura Soave

Dernier ensemble de ce cycle, Concerto di Margherita nous est sans doute le mieux connu, puisque nous l’avions croisé en 2017 (voir le compte-rendu précité) mais aussi plus récemment lors du dernier Festival de Göttingen (lire notre chronique). Le programme est cette fois encore un peu différent, même si on y retrouve à peu près les mêmes compositeurs, et un certain nombre de morceaux des précédents concerts. L’ensemble s’y trouve manifestement très à son aise, dans un enchaînement varié de pièces vocales et instrumentales qui met en valeur les talents de chacun de ses membres tout comme leur unité collective.

La Canzon Prima a cinque de Giovanni Gabrieli constitue à notre sens le meilleur morceau instrumental de ce concert. A l’inverse le O belli e vaghi pizzi d’Andrea Gabrieli, oncle et professeur de musique du précédent, offre un étonnant ensemble vocal chanté à quatre voix sans accompagnement, avec beaucoup de fraîcheur et une grande netteté. Les morceaux mixtes sont une spécialité du groupe ; ils sollicitent simultanément la voix et l’instrument des mêmes artistes, qui accompagnent ainsi directement leur chant. Le spectateur est ainsi séduit tour à tour par le duo de Tanja Vogrin et Giovanna Baviera dans le S’io sospiro de Kapsberger, ou bien encore par la voix solo aux graves ombrés de Rui Stähelin, qui s’accompagne de son théorbe dans le Confitemini Domino du même compositeur.

Les morceaux qui ont le plus attiré les applaudissements du public sont toutefois ceux qui mobilisent l’ensemble dans son intégralité. De fait, le Dolci miei sospiri de Monteverdi s’avère un régal, l’intervention du ténor Ricardo Leitão Pedro et de la basse venant élargir les couleurs des deux sopranos qui lancent les premiers vers. Et l’ensemble achève le concert sur le O Primavera gioventù de Giaches de Wert, madrigal à cinq voix qu’il exécute magistralement et qui est un peu sa « carte de visite » musicale, tant il lui a valu de succès dans les précédents concerts.

Les chaleureux applaudissements du public à l’issue du concert se traduiront aussi dans les suffrages des spectateurs, puisque Concerto di Margherita remporte le Prix du public 2019 de ce festival, et triomphe ainsi parmi d’autres jeunes ensembles d’une estimable et prometteuse valeur musicale.



Publié le 25 oct. 2019 par Bruno Maury