The Fairy Queen - Purcell

The Fairy Queen - Purcell ©Frédéric Iovino
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Purcell et la tradition française

The Fairy Queen est probablement la partition lyrique la plus flamboyante d’Henry Purcell (1659 – 1695), mort prématurément à l’âge de trente-six ans. On connaît la variété de ses compositions lyriques : un opéra (Dido and Aeneas, dont d’importants fragments sont perdus), de nombreuses musiques de scène, divertissements musicaux destinés à accompagner des pièces de théâtre, et trois « semi-opéras » : Dioclesian (1690), King Arthur (1691) et Fairy Queen. Le « semi-opéra » est assez proche de la comédie ballet inaugurée en France par Molière et Lully en 1661 avec Les Fâcheux. Sa particularité réside dans ce que les divertissements interviennent systématiquement en seconde partie de chaque acte d’une pièce de théâtre, leur intrigue étant plus ou moins en lien avec l’intrigue principale de la pièce. En référence aux somptueux ballets de cour costumés hérités de la Renaissance, ces divertissements sont habituellement dénommés masks (ou masques).

Cette influence française n’avait rien de fortuit. Rappelons-nous en effet qu’après l’exécution de Charles Ier Stuart (1649) puis l’épisode puritain, Charles II était remonté sur le trône cette même année 1661. De son exil en France où il avait fui avant l’exécution de son père, il avait ramené les goûts musicaux dans sa nouvelle cour d’Angleterre. De son côté le public londonien, privé de distractions sous le gouvernement de Cromwell, avait hâte de retrouver les salles de spectacles. C’est dans ces conditions que voit le jour en l671 le Dorset Garden Theatre, qui animera pendant une vingtaine d‘années la vie musicale londonienne. A Londres circulent les partitions de Lully, mais aussi des compositeurs français qui fuient le monopole accordé au compositeur florentin, tel Robert Cambert. L’Angleterre s’ouvre même à l’opéra italien, avec la représentation (probablement en 1674) de l’Erismena de Francesco Cavalli (créée en 1665 à Venise), traduite en anglais. La mort de Charles II (1685), son remplacement par son frère Jacques II, obligé dès 1688 de fuir son royaume pour son soutien accordé aux catholiques, puis la montée sur le trône de sa fille Mary n’interrompront pas vraiment ce mouvement, bien au contraire. La période est celle d’un intense bouillonnement musical, d’autant plus libre que les canons n’en sont pas encore fixés, oscillant entre véritables opéras, « semi-opéras » et musiques de scène ornant de manière discontinue les pièces de théâtre.

C’est dans ce contexte que Purcell crée en 1692 son Fairy Queen. Le livret de la pièce de théâtre principale est adapté du Songe du nuit d’été de William Shakespeare, probablement par le directeur du théâtre, Thomas Betterton. Celui-ci en a simplifié l’intrigue, notamment avec la suppression du personnage d’Hippolyte, reine des Amazones. Les masks entretiennent des liens assez variables avec l’intrigue principale : épisode secondaire du poète ivre à la fin de l’acte I, mais caractère crucial du Masque du Sommeil à l’acte II (dans lequel Puck se méprend sur les amants qu’il doit envoûter avec le suc de la fleur d’amour, source d’une confusion qui alimente la suite de l’intrigue principale) ; à l’acte III le Masque de la Séduction, donné par Titania pour retenir Derrière (Bottom) constitue un prolongement musical assez logique de l’intrigue ; de même à l’acte IV pour le Masque du Jour naissant ; tandis que le Masque du Mariage final semble tirer la morale de cette folle nuit.

Comme les deux précédents semi-opéras de Purcell, l’œuvre connut un succès considérable. Malheureusement, elle fut en quelques sorte victime de son succès, car les moyens matériels et humains considérables mobilisés ne pouvaient être amortis par les recettes des représentations. Malgré la vente de « produits dérivés » (des partitions d’airs), chaque représentation aggravait la situation financière du théâtre, qui fit faillite peu de temps après. Une dispute éclata entre les membres de la troupe, et la partition fut dérobée vers 1695, et emportée à Oxford. Elle ne fut retrouvée qu’en 1901, dans la bibliothèque de la Royal Academy of Music de Londres.

Les moyens importants à rassembler pour la production de l’œuvre complète, son caractère hybride entre théâtre et opéra alors que les deux genres sont aujourd’hui nettement séparés, aboutissent habituellement, de nos jours à ne proposer que les parties musicales, le plus souvent en version de concert, comme cela avait été le cas il y a trois ans au Festival de Beaune dans la production très soignée de Paul McCreesh (voir notre chronique). A notre connaissance, seul William Christie avait surmonté la gageure que constitue le montage de l’œuvre complète pour le Festival de Glyndebourne en 2009, version présentée à l’Opéra Comique en 2010 (et à laquelle votre serviteur avait eu le plaisir d’assister) et qui a fait l’objet d’un DVD disponible chez Opus Arte. Mais certains ensembles plus modestes ont parfois réalisé des adaptations qui préservent une certaine mixité entre théâtre et parties musicales (voir par exemple la chronique relative à la production du Théâtre de Metz Métropole en 2016 - )

Dans le récent entretien qu’il nous a accordé, le metteur en scène Jean-Philippe Desrousseaux soulignait le défi que constitue la restitution de cette œuvre avec des moyens par nature limités. Il y parvient de manière fort habile, en « réintégrant » les masques dans l’intrigue principale : les mêmes artistes sont ici tour à tour acteurs ou chanteurs, dans la continuité des rôles entre théâtre et masques (voir détails de la distribution) ; des changements de costumes (créés par Alice Touvet) servent de repère entre intrigue théâtrale et masque musical. Cette approche nous plonge dans une Angleterre onirique et jubilatoire, dont elle met en scène des personnages phares de l’actualité politique ou de son passé, avec une ironie tout à la fois grinçante et bienveillante : la reine Elizabeth, témoin digne et presqu’impassible de cet improbable spectacle (mais qui émet toutefois un strident Cocorico ! à la lecture de l’accord du Brexit !) ; un Boris Johnson échevelé, agité à souhait ; une lady Di immaculée… Sans oublier une Margareth Thatcher assez caricaturale, sanglée dans son tailleur bleu profond, rôle muet auquel le danseur Steven Player offre une présence écrasante. Quelques dialogues préliminaires (dont les premiers sont déclamés en anglais, nous rappelant la langue originelle de la pièce) nous placent rapidement dans le contexte de la représentation des masques ; de même, tout au long de la pièce, quelques courts échanges parlés maintiennent le lien avec l’intrigue principale, infléchissant sans la rompre la dynamique musicale.

Le résultat est particulièrement convaincant et savoureux, d’autant qu’il s’y ajoute d’innombrables gags au cours du spectacle. L’acte III se signale tout particulièrement par l’enchaînement des trouvailles comiques : les étreintes de Titania et de Bottom, suggérées en ombres chinoises, se transforment en une véritable orgie quand ce couple improbable est rejoint par… Margareth Thatcher ; l’herbe des faneurs détournée en joints de cannabis que les chanteurs s’échangent et dont la fumée envahit progressivement la scène, constituent autant de clins d’œil contemporains au théâtre de Shakespeare, qui était friand d’épisodes burlesques. En un hommage appuyé, le buste du grand écrivain sera d’ailleurs porté en grande pompe par les chanteurs lors du divertissement final, avant de prendre place sur une colonne de marbre.

Au plan musical le chef Alexis Kossenko (qui nous avait également entretenu récemment dans ces colonnes) s’est livré à un travail de fond sur le contexte historique, qui lui permet d’en proposer une appréhension largement revisitée. S’appuyant sur l’importance de la tradition musicale française à la cour anglaise et l’arrivée à Londres de nombreux instrumentistes français entre 1660 et 1690, il nous propose un orchestre « à la française », comprenant des violons en nombre, des basses de violons (à la place des violoncelles présents dans les versions anciennes, plus « italianisantes ») et un ensemble complet de hautbois à quatre parties, qui renforce les cordes. Le continuo (un clavecin, un théorbe et une viole de gambe) est disposé sur un côté de la scène ; il n’intervient que dans les airs, conformément là aussi à la tradition française. Toujours en s’appuyant sur le contexte musical anglais de cette fin du XVIIème siècle, Alexis Kossenko impose avec conviction un diapason à 392 Hz. En conséquence il confie les rôles masculins aigus non aux habituels contre-ténors mais à des ténors légers (comme cela était d’ailleurs le cas dans la version proposée par Paul McCreesh à Beaune).

Cette relecture est assez radicale par rapport à une tradition plus récente. Ainsi par exemple, l’enregistrement de John Eliot Gardiner chez Decca (1982) ne mobilisait qu’une formation principale très réduite (deux violons, deux flûtes, deux hautbois). Appuyée sur des éléments de contexte soigneusement établis, elle « fonctionne » très bien au plan musical. Les éléments les plus réussis sont à notre avis la spatialisation opérée entre orchestre et continuo, qui confère aux airs un relief sonore inhabituel, ou encore l’intervention du hautbois sur scène dans la plainte Let me weep (acte V), qui en renforce le panache. Ajoutons-y le choix des trompettes naturelles (tenues par Jean-François Madeuf et Jean-Daniel Souchon), aux sonorités flamboyantes, qui rehaussent l’ouverture et l’acte IV. Rappelons d’ailleurs au passage que les actuelles trompettes dites « baroques » sont en réalité une invention moderne. A l’époque baroque n’existaient que des trompettes naturelles, non percées, dans lesquelles les notes étaient obtenues par les modulations exercées par les lèvres sur l’embouchure de l’instrument. La perce modifie assez sensiblement la ligne mélodique de l’instrument originel, dont elle atténue le caractère « héroïque ».


Le danseur Steven Player (Margareth Thatcher) © Frédéric Iovino

Le ténor Robert Getchell est à la fois un digne professeur d’Oxford sanglé dans son traditionnel costume trois pièces et un truculent Obéron aux manettes de l’intrigue, qui célèbre avec bonheur cette One charming Night (acte II). Retenons aussi son apparition en Eté (Here’s the Summer), agrémentée par le court numéro comique du marionnettiste Jack Ketch, et surtout sa savoureuse incarnation du Chinois à l’acte V (Thus the gloomy World), coiffé du chapeau de paille traditionnel ! Ces différents rôles mettent également en valeur ses qualités d’acteur. Dans les habits d’un Boris Johnson parfaitement déjanté (conséquence collatérale du Brexit ?) la basse Alain Buet semble se repaître avec délices des gags les plus burlesques qui lui sont attribués : poète ivre-mort à l’acte I, Corydon lubrique à l’acte III, Hiver tenant un crâne dans sa main à l’acte IV (Now Winter comes) puis en Hymen désespéré (See, see, I obey). Face à ces deux personnages hauts en couleurs, le Lysandre de Victor Duclos, dans sa tenue aux coloris pop des années 1970, affiche un flegme tout britannique.

Le timbre cristallin et lumineux de Rachel Redmond domine indéniablement la distribution féminine. Chacun de ses airs est un enchantement pour les oreilles : See, even Night, Love’s a sweet passion, Thus the ever grateful Spring, et enfin le pétillant Thus, happy and free. A cette voix assurée, à la diction soignée, s’ajoute une forte présence scénique, appuyée par une gestuelle éloquente. La mezzo Coline Dutilleul incarne une Titania convaincante, au medium souple et coloré. Soulignons aussi la qualité et l’homogénéité des jeunes Fées issues de l’Atelier Lyrique de Tourcoing.

La tenue des rôles féminins par des hommes constitue un artifice fréquent du théâtre du XVIIème pour en accentuer l’effet comique. Travestis dans des costumes évocateurs, les chanteurs choisis s’en acquittent de bonne grâce : le ténor François Mulard campe une Helena sensuelle, tandis que Benedict Hymas incarne une Lady Di raffinée ; le baryton Linfeng Zhu nous joue une Herminia minaudeuse. Nous retiendrons aussi sa colérique intervention en chinois (malicieusement sous-titrée en idéogrammes !), qui conclut abruptement l’intermède « chinois » du Vème acte.

Soulignons enfin le tour de force que représente la prestation de Steven Player, hilarante Margareth Thatcher aux pas guindés ponctuant les rebondissements de l’intrigue, puisant compulsivement dans son sac à main une théière et une tasse de thé (so british !) pour se désaltérer et témoignant aussi à l’occasion de son talent de guitariste.

A la tête de l’orchestre Les Ambassadeurs - La Grande Ecurie (et parfois aussi à la flûte) le maestro Alexis Kossenko mène avec panache cette production savoureuse et déjantée, dont il enchaîne sans à-coups dialogues et parties musicales, toujours très attentif à l’action sur la scène. Espérons que cette belle production, qui a enchanté les spectateurs du théâtre Raymond Devos de Tourcoing, puisse être donnée à nouveau dans d’autres salles, et qui sait, faire l’objet d’un enregistrement vidéo.



Publié le 20 mars 2022 par Bruno Maury