« La guerre des Te Deum », Esprit-Antoine Blanchard - François Colin de Blamont

« La guerre des Te Deum », Esprit-Antoine Blanchard - François Colin de Blamont ©Festival des Abbayes en Lorraine - JS SD
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Comme quoi une « guerre » peut engendrer bien des merveilles...

Sortie de son contexte, la phrase d’accroche pourrait, à sa seule lecture, choquer bon nombre d’entre-nous, pacifistes ou non. Depuis ses origines, l’humanité érige la guerre comme partie intégrante de nos sociétés. Un regard, porté sur l’Histoire mondiale, dresse un portrait glaçant, aux contours sans appel, de ces périodes de troubles et de désolations. La nature humaine serait-elle, de manière innée, belliqueuse ? Parfois, l’affirmative s’impose indubitablement !
La guerre fait et défait le monde, enrichit ou ruine un pays. Elle structure ou déstructure l’ensemble des normes (juridiques, morales et religieuses). Mais comme nous pourrons nous en rendre compte au cours du concert, elle peut se teinter de mille reflets tout autant merveilleux qu’étonnants !
Aucun domaine ne lui semble étranger, même le bastion inexpugnable de la Musique n’est épargné ! Il suffit de lire le titre du programme « La Guerre des Te deum », présenté en cette fin d’après-midi en l’abbaye de Moyenmoutier (Vosges) dans le cadre du XVIème Festival des Abbayes en Lorraine.

Avant de livrer bataille, intéressons-nous d’une part à l’histoire du Festival et d’autre part à celle du monument qui l’accueille.
Sur l’initiative de l’Association Entreprise et Culture en Lorraine, l’idée germe de créer un festival au cœur des Vosges, mettant en valeur le patrimoine monastique du département. C’est donc en 2003 que naît le Festival des Abbayes. Le rendez-vous estival propose concerts, rencontres, conférences et actions culturelles. Il reçoit l’appui de l’Office de Tourisme du Pays des Abbayes, des membres des équipes paroissiales ainsi que le soutien d’élus locaux. Il participe à faire découvrir le patrimoine lorrain, longtemps caché et oublié… Les anciennes grandes abbayes vosgiennes (Autrey, Etival, Moyenmoutier, Saint-Dié, Senones, …) sortent de l’oubli. Elles renaissent de leurs « cendres » après la disparition de l’industrie textile née au XIXème siècle, manufacture bien souvent implantée au cœur de ces joyaux architecturaux.
Hôte concert, l’abbaye de Moyenmoutier retient tout naturellement notre attention. Nous ne pouvons taire l’histoire de ces lieux, histoire riche d’effroyables catastrophes et de multiples rebonds. Joyaux de l’art baroque, elle fut fondée vers l’an 671, par Saint Hydulphe ou Hidulphe (ca. 612 – 707), chorévêque de Trèves. Un chorévêque est un vicaire qui remplit les fonctions épiscopales (donner la confirmation, conférer les Ordres mineurs et consacrer les églises) dans les campagnes, jusqu’au XIème siècle. Authentique moine, la légende l’a érigé en saint. Les historiens ne remettent nullement en cause son rôle fondateur de l’abbaye. Par contre, des suspicions demeurent sur la vie du saint (hagiographie). Le monastère est situé dans la magnifique vallée du Rabodeau, paisible rivière dont le doux murmure appelle à la méditation… Son positionnement lui confère le nom de monastère du milieu (medianum monestarium). Il se trouve à mi-distance des abbayes de Senones à l’est, d’Etival à l’ouest, de Saint-Dié au sud et de Bonmoutier (à Val-et-Châtillon) au nord. L’ensemble monastique, ainsi formé, est dénommé la croix sacrée de Lorraine ou la croix monastique des Vosges.

Au cours des siècles, l’abbaye de Moyenmoutier « subit » plusieurs modifications. Elle est d’abord un ermitage où se retire Saint Hydulphe. Hydulphe est le premier abbé. Il choisit la règle de Saint Benoît comme mode de vie pour la nouvelle communauté. Puis la première abbaye voit le jour (du VIIème au Xème siècle : la fondation, la légende de Saint-Odile, l’emprise de l’Empire Carolingien, le pillage et le premier incendie occasionnés par les Hongrois vers 915-917).

S’ensuit la deuxième abbaye entre le Xème et XVIIIème siècle. Chargé par le Duc de Haute-Lotharingie, Frédéric Ier (ca. 910/915 – 978), l’abbé Adalbert (Xème siècle) réforme la vie monastique dans la stricte règle de Saint Benoît. Il chasse les chanoines au profit des moines de l’ordre bénédictin. Lors de son abbatiat, il reconstruit, vers 960, une nouvelle abbaye sur des terres plus vastes. Il fait exhumer le corps du saint et préside à sa canonisation vers 965. Il dépose ses ossements dans une châsse de bois précieux décorée à la feuille d’or.


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Châsse de Saint Hydulphe, Eglise abbatiale Saint-Hydulphe © Abbaye de Moyenmoutier

Depuis le XIème siècle, l’abbaye est sous la souveraineté des ducs de Lorraine. En 1252, un nouvel incendie frappe l’édifice, en particulier la bibliothèque et les archives. En 1344, l’abbé Jean de Malla (1343-1362) restaure et fortifie l’abbaye. Pont-levis, murailles et larges fossés métamorphosent l’abbaye en château-fort. La prospérité s’installe au détriment de la vie religieuse, ce qui déplaît au sommet de l’Eglise. En 1604, l’évêque de Verdun Eric de Lorraine (1576-1623), également abbé commendataire, confie la réforme au bénédictin Dom Didier de La Cour de La Vallée (1550-1623). Le religieux a pour mission de restituer la rigueur originelle de la règle de Saint Benoît dans l’abbaye. Son action est couronnée de succès avec la création de la Congrégation de Saint Vanne et Saint Hydulphe la même année. Sous l’abbatiat d’Hyacinthe Alliot (1676-1705), une académie des sciences est créée sous le nom d’Académie de Moyenmoutier réunissant moines théologiens, historiens, naturalistes, médecins, … Le premier Traité du Cancer (XVIIème siècle) y est écrit et publié à Paris sous le nom de Jean-Baptiste Alliot (1640-1729), médecin des cours de Lorraine et de France et frère de l’abbé. Le traité fait notamment référence au traitement du cancer du sein d’Anne d’Autriche (1601-1666), mère de Louis XIV (1638-1715). Sous l’abbatiat d’Humbert Belhomme (1705-1727), la bibliothèque ne compte pas moins de onze mille volumes dont les Commentaires sur l’Ancien testament et le Nouveau testament (1707-1717) et le Dictionnaire historique et critique de la Bible (1722-1728) d’Augustin Calmet (1672-1757), connu sous le nom de Dom Calmet.

Troisième et dernier opus, la métamorphose de l’abbaye a lieu entre le XVIIIème siècle et le XXIème siècle. Sous les abbatiats d’Humbert Barrois (1727-1771) et de François Maillard (1771-1790), une nouvelle abbaye est construite sur le site actuel à partir de 1767. La réalisation est confiée à l’architecte Ambroise Pierson ( ? - ?), moine bénédictin à l’abbaye de Senones. L’abbatiale est inaugurée en 1776. Ironie du sort, la troisième abbaye ne périra pas par le feu mais par la Révolution française. Entre les 13 et 19 février 1790, l’Assemblée constituante abolit les vœux monastiques et supprime les ordres et congrégations régulières, autres que celles d’éducation publique et de charité. L’inventaire des biens, ainsi que l’interrogatoire des religieux, sont conduits à partir du 10 mais 1790 par les autorités municipales de Moyenmoutier. L’année 1791 marque le départ des moines de l’abbaye.
A la suite du décret du 2 décembre 1789, l’abbaye tombe sous le joug des « biens nationaux ». Il est procédé aux ventes mobilières (meubles meublants : prie-Dieu, fauteuils, bureaux, lampes, horloges … ; chevaux et vaches, chariots et charrues, …) entre février 1791 et mai 1792 ainsi qu’aux ventes immobilières (abbaye, fermes et terrains) le 5 juillet 1792. Sans moyens financiers conséquents, la commune de Moyenmoutier ne peut se porter acquéreur de l’ensemble. Elle se voit attribuer l’abbatiale pour en faire son église paroissiale. Les bâtiments conventuels changeront plusieurs fois de mains. L’essor industriel, notamment l’industrie textile importée en 1806 par l’anglais John Heywood (1771-1855), enrichit Moyenmoutier. L’ancienne abbaye devient, avec celle de Senones, la première filature mécanique de coton installée dans les Vosges. Il va de soi que d’importantes mutations architecturales enlaidissent l’abbaye : destruction du cloître et du logis abbatial en 1807, percement d’une porte sur le côté sud pour les paroissiens en 1811,... Ceux-ci ne pouvant plus accéder aux entrées existantes. Il faudra attendre 2009 pour déconstruire le bâtiment perpendiculaire à l’abbaye (en bas à l’extrême gauche sur le cliché ci-dessous). La filature connaît une succession ininterrompue de propriétaires: association de MM. Marmod, Ferry, Rolland et Compagnie en 1812 ; puis la société du baron Aimé-Benoît Seillière (1776-1860), gendre de John Heywood, et son cousin Benoît-Aimé Seillière (1801-1852). Viennent ensuite le fils de ce dernier Nicolas-Ernest Seillière (1805-1864) et de son petit-fils Frédéric Seillière (1839-1899) ; la famille Vincent-Ponnier en 1871 ; le groupe Boussac en 1920, …


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Abbaye de Moyenmoutier avec l'usine textile construite devant l'édifice au cours du XXème siècle © Editeur COMBIER IMP. MACON

De nouveau, l’abbaye est ébranlée par la chute de l’empire Boussac et Boussac-Saint Frères, des sociétés Socovosges et Abramante. En 1989, la municipalité de Moyenmoutier acquiert l’abbaye. S’ensuit, en 1994, le classement « Monuments historiques » des bâtiments conventuels. Mais c’est l’année 2002 qui sonne, une fois pour toutes, le glas de l’histoire industrielle de l’abbaye. Les usines sont rasées entre 2002 et 2006. Le site est dépollué entre 2008 et 2010. Afin de redonner aux bâtiments conventuels leur caractère monumental, des jardins à la française sont créés sur quatre hectares, en lieu et place des usines qui étaient construites sur l’ancien potager de l’abbaye. Ils sont inaugurés en 2016.
Bien que la façade porte encore les stigmates de l’ère industrielle, nous ne pouvons rester stoïques face à celle-ci. Le large et imposant frontispice scénarise en quelque sorte le chemin intérieur qu’accomplit le pèlerin pour se rapprocher de Dieu. Egarés dans l’immensité des jardins, comme nous pouvons l’être dans notre vie, nous cheminons humblement vers « Elle ». Majestueuse, l’abbaye s’élève et nous rappelle sans cesse, notre destin fragile sur terre. Aucun signe ostentatoire (porches, portail, …) n’orne sa façade. L’« entrée » vers Dieu, si vous nous permettez l’expression, se fait par une minuscule porte, placée en haut de deux escaliers rectilignes, adossés au bâtiment.


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Abbaye de Moyenmoutier (Vosges) © Festival des Abbayes en Lorraine

Enfin, nous pénétrons… Nous sommes impressionnés par les dimensions colossales de l’église Saint-Hydulphe: trente mètres de hauteur, soixante de longueur et seize de largeur. Jugeons des proportions par rapport à la taille des personnes présentes.
Comment se peut-il qu’un tel édifice puisse tenir ? Aucun contrefort à l’extérieur et aucune colonne à l’intérieur ne renforcent la construction. L’église doit son salut à la charpente en forme de coque de bateau renversé. Des entrelacs de poutres consolident l’architecture en renvoyant la charge sur les pilastres et les murs de celle-ci. La nef, composée de cinq travées, et le chœur sont couverts de voûtes bombées par des tableaux à caissons ornés de rosaces.


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Eglise Saint-Hydulphe - Moyenmoutier © Festival des Abbayes en Lorraine – JS SD

L’abbaye de Moyenmoutier doit encore livrer bien des batailles… Reste à restaurer le bâtiment des Dames et la bibliothèque. Le cloître et le logis abbatial, quant à eux, sont à reconstruire totalement. Souhaitons, à cette belle Dame endormie, un nouvel essor afin qu’elle retrouve son lustre d’antan…

Armés de ces connaissances, prenons part à la querelle des Te Deum que se sont livrés notamment Esprit-Antoine Blanchard (1696-1770) et François Colin de Blamont (1690-1760). Les escarmouches musicales reflètent la bataille farouche entre les Surintendants de la Musique de la Chambre du roi et les Sous-maîtres de la Chapelle royale successifs (en l’occurrence, Blamont et Blanchard). Selon l’usage, il revenait au Surintendant de célébrer les événements extraordinaires en dirigeant les exécutions de l’Hymne à la chapelle. Tout moyen était bon pour triompher, même jusqu’à se rendre coupable de perfidie en remplaçant les partitions de Blanchard. L’arrivée de la reine met un terme à son noir dessein. Chacun des protagonistes campant sur ses positions, la « guerre » devient une affaire de Cour voire d’Etat... La reine soutient Blanchard, le roi Blamont.

C’est au tour de Daniel Cuiller, à la tête de son ensemble Stradivaria et du chœur Marguerite Louise, de prendre part à « La guerre des Te Deum »…
Créé en 1987 par le violoniste Daniel Cuiller, l’Ensemble s’évertue à restituer l’exigence historique de la musique des grands compositeurs baroques. Il défend avec une entière et opiniâtre conviction ce patrimoine musical, bien souvent oublié. Souvenons-nous de la création, en 2013, du Te deum pour les Victoires de Louis XV d’Henry Madin (1698-1748) au Festival des Abbayes de Lorraine. L’œuvre a fait l’objet d’un enregistrement à la Chapelle Royale de Versailles pour le label Alpha dans la collection Château de Versailles, dont un compte-rendu précis a été dressé par notre confrère Michel Boesch. Les prestations de l’Ensemble sont saluées, de manière universelle, par la critique internationale (Classica, Classiquenews, Diapason, Télérama, …).
Fondé en 2012 par l’organiste Gaétan Jarry, l’ensemble Marguerite Louise est un ensemble vocal et instrumental baroque spécialisé dans les répertoires français des XVIIème et XVIIIème siècles. Il tire son nom de la cousine germaine de François Couperin (1668-1733), Marguerite Louise Couperin (1676-1728). Elle-même musicienne reconnue, puisqu’elle est admise à Versailles en 1702 comme voix de dessus.
Sous le commandement stratégique de Daniel Cuiller, les troupes sont prêtes à entrer en guerre…


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Ensemble musical Stradivaira & Chœur Marguerite Louise, dirigés par Daniel Cuiller © Festival des Abbayes en Lorraine – JS SD

Les hostilités débutent par le Te Deum, H528, d’Esprit-Antoine Blanchard. L’Histoire lie, de manière spontanée, le Te Deum à la célébration de la victoire des armées de Louis XV dit le « Bien-Aimé » (1710-1774) à Fontenoy en 1745. Le Te Deum est joué à cette occasion, le 12 mai 1745, en la Chapelle royale de Versailles. Un manuscrit autographe, intitulé Cantique d’Action de Grâces pour les Conquêtes de Louis XV, en indique la date d’achèvement le 20 mai 1744. Manuscrit qui, quant à lui, a été composé pour célébrer les victoires remportées au cours de la guerre de succession d’Autriche, ouverte en 1741. Il a été également interprété le 26 octobre 1744 à Paris, à l’initiative des receveurs généraux des Finances, en action de grâces pour la guérison du roi tombé gravement malade lors de la campagne d’Alsace.
Le Te Deum de Blanchard répond à la tonalité principale de ré majeur. Il s’argumente en douze mouvements : Te deum laudamus, Tibi omnes angeli, Tibi cherubim et seraphim, Pleni sunt caeli et terra, Patrem immensae majestatis, Tu Rex gloriae, Te ergo quaesumus, Aeterna fac, Slavum fac, Per singulos dies, Dignare Domine et In Te Domine speravi.

Lors de notre entrée dans l’église, le brouhaha engendré par le public soulève une vive inquiétude. Les dimensions monumentales de l’édifice vont sûrement desservir la prestation aussi excellente soit-elle ! Doute confirmé par les premières notes de la Symphonie d’ouverture. Bien que l’équilibre sur scène soit parfait entre les différents pupitres (saluons d’ailleurs l’ensemble des artistes pour la balance), le son en tutti tourbillonne dans l’espace gigantesque. Huit à dix secondes sont nécessaires avant que ne meurent complètement les notes. Une oreille attentive et experte peut heureusement se détacher de cet « impitoyable » écho.
Dépourvue de pistons, de trous correctifs et de coulisse, la trompette naturelle (ou baroque) de Thibaud Robinne sonne magistralement dans une série d’harmoniques aussi brillants les uns que les autres. Elle relève le caractère guerrier ou célébrant de la pièce. Fermant les yeux, nous pourrions croire aisément que d’autres trompettes sont présentes. Florent Tisseyre aux timbales en cuivre laitonné, prêt du musicien et musicologue lorrain Jean-Marc Illi, étaie la « fanfare » de trompette. Il double la basse continue (continuo), avec une écriture en quinte lorsque joue la trompette. Relevons que le timbalier se sert de baguettes en bois ce qui lui permet d’obtenir une attaque claire et précise. Les cordes, les bois et l’orgue resplendissent par leur jeu incarné.

Le chœur entonne Te deum laudamus. Les voix féminines (Béatrice Gobin, Virginie Thomas, Michiko Takahashi, dessus 1 et Caroline Arnaud, dessus 2) disposent d’une qualité d’émission époustouflante. En musique baroque française, les voix, dites de dessus, correspondent à la tessiture de soprano. Ici, elles marquent une attention particulière à l’articulation (Tibi omnes angeli), à l’image de leurs homologues masculins aux voix aigües, les hautes-contre : Patrick Boileau, Marc Scaramozzino. Dans le mouvement suivant (Tibi cherubim et seraphim), le pupitre féminin (petit chœur) est soutenu allégrement par les cordes de Laëtitia Maria Gillardot-Balestro (1er dessus de violon), d’Isabelle Lucas et Sophie Iwamura (dessus de violon), de François Costa et Florian Verhaegen (haute-contre de violon) et d’Alain Pégeot (taille de violon). Les violons, ici, se déclinent en trois parties : dessus de violon, hautes-contre de violon et taille de violon. Les dessus se divisent pour former deux parties distinctes (un violon solo et deux violons). Les deux derniers sont proches de l’alto actuel.
Composé par les tailles (François-Olivier Jean, François Joron et Michael Loughlin-Smith), les basses-tailles (Romain Bazola et Mathieu Le Levreur) et les basses (Laurent Collobert et Guillaume Vicaire), le chœur d’hommes modèle le relief mélodique par le simple jeu de lumières et d’ombres de leur instrument vocal. La voix de taille est une voix de ténor (grave), utilisée notamment dans la musique chorale jusqu’à la fin du XVIIIème siècle. La basse-taille équivaut en quelque sorte au baryton voire au baryton basse.
Délectons-nous de la ligne de continuo jouée à l’orgue, répondant aux mains dextres de Jocelyne Cuiller. Le doigté est sûr et nous enchante grâce à sa vélocité d’arpèges. L’organiste agrémente judicieusement l’ensemble choral aux polyphonies soignées qui annoncent le premier récit solo.

Sebastian Monti expose clairement Pleni sunt caeli et terra. D’une voix souple et malléable à souhait, il « impose » l’étendue de son instrument. L’ampleur de son ambitus lui permet d’assurer tout autant le registre grave (gratifié d’élégantes notes poitrinées) que le registre aigu dans lequel sa voix prend pleine mesure du chant. Le médium est soyeux. Le timbre ne manque pas de caractère… Le ténor est accompagné de l’orgue et du tutti de cordes.
S’ensuit le premier duo masculin, entre Sebastian Monti et Romain Champion (ténor) : Patrem immensae majestatis. Les deux voix se marient à la perfection, provoquant une sensation d’apesanteur. Elles flottent et s’accaparent l’espace. Les deux chanteurs se soucient du rythme, des nuances et concluent sur un bel unisson. Délicieux moment ! Prenons soin d’écouter le jeu gracile d’Annabelle Luis au violoncelle. Ponctuant le récit du ténor, elle sculpte un relief aux accents bien dessinés. Ses gestes (tenue de l’archet et doigté) s’accomplissent de manière courtoise voire galante. Avouons… Nous marquons une vive admiration face à ses interprétations, dotées d’intelligence artistique. Les mêmes compliments peuvent être adressés à Julie Dessaint au violone. Le terme violone vient de l’italien et signifie « grande viole ou contrebasse de viole», instrument grave à cordes frottées. Ici, il s’agit d’un violone en sol (sol, do, fa, la, ré, sol). Il double la partie de basse continue (continuo) de la violoncelliste et de l’organiste (Jocelyne Cuiller). Observons quelques instants l’instrument. La tête sculptée, en forme de visage d’homme aux imposantes moustaches, pourrait presque nous intimider par son réalisme. Le regard semble grimaçant voire menaçant. En période de guerre, quoi de plus normal ! Répond-il aux mascarons des stalles, classées du XVIème siècle, installées à droite et à gauche du chœur ?


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De gauche à droite : Julie Dessaint (violone), Jocelyne Cuiller (orgue) et Annabelle Luis (violoncelle) © Ensemble Stradivaria – Festival des Abbayes en Lorraine – JS SD

Riposte – puisque nous sommes en guerre – au duo masculin, le mouvement suivant Tu Rex gloriae, Christe pose en « majesté » les voix de Michiko Takahashi (dessus) et Caroline Arnaud (dessus 2, issue du chœur). Même constat : leurs voix s’unissent à merveille. Elles jouent sur les registres avec aisance. Leurs salves vocales atteignent leur cible, notre cœur !
Dernier soliste à prendre arme, la basse-taille Cyril Costanzo livre bataille avec une lame affûtée. D’une voix claire et projetée, il lance un lumineux Aeterna fac. Sa diction est PARFAITE. La série de vocalises sur gloria dévoile l’étendue de sa palette expressive. Les couleurs sont radieuses. Et que dire de ses effets (pianissimo, fortissimo) du Slavum fac, sinon qu’ils sont maîtrisés avec art. Il gratifie même son chant d’un grave profond (aeternum) ouvrant les portes de l’Eternité… Pour nous, il est la révélation du concert.
Saluons la prestation de Jacques-Antoine Bresch, à la flûte allemande animant le Fiat misericordia chanté par Michiko Takahashi. Passage éclairé par le mode majeur.
L’assaut se poursuit avec force et énergie dans le choral final In Te Domine speravi. L’ensemble instrumental et vocal est emporté par son chef, Daniel Cuiller. Ce dernier démontre la parfaite maîtrise du répertoire interprété. Nous sommes attentifs à ses gestes précis qui dosent avec parcimonie les munitions « expressivité et nuances ».
Après cette première offensive, rondement menée, les troupes déposent leurs armes en campant sur place. Repos, fort mérité, avant de livrer la dernière bataille…

Le Te Deum de François Colin de Blamont constitue une vive contre-attaque à celui de Blanchard.
Juste à titre informatif : il en existe plusieurs versions, dont une est datée de 1726 et a été créé au Concert Spirituel. Il s’agit d’une organisation de concerts inaugurés à Paris le 17 mars 1725. L’institution marque le monde musical par ses innovations et la qualité de ses productions. Elle perdure jusqu’en 1791.
Mais c’est la « mouture 1745 » qui est retenue par Daniel Cuiller, puisqu’en lien direct avec la « Querelle des Te Deum ». Bien qu’épousant la même tonalité fondamentale que celui de son rival, le Te Deum diffère sur plusieurs points. Il trahit le soin du compositeur de rester dans la tradition du Siècle des Lumières tout en recherchant une certaine modernité. L’incessante remise en question de l’œuvre permet à Blamont de diriger quasiment tous les Te Deum, chantés à la Messe du roi de 1746 à 1758. Cette victoire sur Blanchard n’éteint pas la querelle qui prend fin seulement en 1775 avec la double nomination de François Giroust (1737-1799) en tant que Maître de la Chapelle du roi – Louis XVI (1754-1793) – de 1775 à 1780 et Surintendant de la Musique de la Chambre du roi de 1780 à 1792.

Une différence majeure intervient avec la symphonie liminaire. S’ouvrant en tutti orchestral (cordes, bois, orgue, trompette et timbales), le prélude introduit le solo Te Deum laudamus, chanté par Sebastian Monti. L’ariette peut être perçue comme une manière douce d’entrer en guerre, ce qui atténue le caractère martial du chœur suivant (Te Deum laudamus) à la couleur sombre de ré mineur. Le bassoniste Nicolas André s’illustre brillamment sur le champ de bataille. Il possède une très grande agilité dans les changements de doigtés. Il sait feinter l’ennemi en nuançant son propos, si bien que, sans couvrir les « tirs » des alliés, il n’en demeure pas moins sonore. En tant qu’instrument basse, il soutient le continuo et le jeu des deux hautboïstes Guillaume Cuiller et Vincent Blanchard. Les aides de camp exploitent aux mieux leur instrument : articulation rapide, sons doubles, vibrato d’intensité, respiration continue, …
D’autres divergences jalonnent la partition, entre autre le Sanctus Dominus Deus Sabaoth. Il arbore un motif introductif en valeurs longues, fondé sur un schéma ascendant. Son écriture concourt à la victoire gagée par les triomphales timbales et trompettes. Le Tu, devicto mortis aculeo est, quant à lui, confié à un duo de haute-contre et de basse-taille (Romain Champion et Cyril Costanzo). Ce dernier masquerait quelque peu la prestation de son frère d’armes. Cyril Costanzo développe une voix posée où la puissance rivalise avec les délicats médiums. Nous confirmons notre propos à son sujet. Il est bel et bien la révélation du concert ! …

Si la victoire est offerte, par l’Histoire, à François Colin de Blamont, d’aucuns sortent GRANDS VAINQUEURS de la « Guerre des Te deum ». En chef des Armées, Daniel Cuiller a mené un rude combat.


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Ensemble musical Stradivaria & chœur Marguerite Louise, dirigés par Daniel Cuiller © Festival des Abbayes en Lorraine – JS SD

Obéissant aux ordres, les troupes (l’ensemble Stradivaria et le chœur Marguerite Louise) ont marché au pas en suivant, de manière impavide, la cadence dynamique du chef ! Conduites vers la victoire, elles sont acclamées avec tous les honneurs : ceux qui saluent les braves ! Ceux qui ont triomphé de la guerre musicale des Te deum. Comme quoi une « guerre » peut engendrer bien des merveilles…


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Le programme « La Guerre des Te Deum » a fait l’objet d’un enregistrement paru sous le label Château de Versailles Spectacles, dont vous pourrez retrouver la chronique de Stefan Wandriesse dans nos colonnes.



Publié le 10 août 2019 par Jean-Stéphane SOURD DURAND