La Morte vinta sul Calvario - Ziani

La Morte vinta sul Calvario - Ziani © Edouard Barra
Afficher les détails
Richesse et originalité de la tradition pascale à Vienne

Marc’Antonio Ziani (1653 ?-1715) est le neveu du compositeur vénitien d’opéras Pietro Antonio Ziani (1616 ?-1684), qui assura probablement sa formation musicale. On sait également qu’il fut chantre à la chapelle Saint-Marc, et qu’il postula en vain à la mort de Francesco Cavalli (1602-1676) pour lui succéder comme organiste en titre. En 1686, il fut nommé maître de chapelle à la cour de Mantoue, fonction qu’il exerça jusqu’en 1691. Parallèlement, il composa pour Venise plusieurs opéras. Son premier opéra, Alessandro Magno in Sidone, créé en 1679 au théâtre San Giovanni e Paolo, connut un grand succès. Pour le livret, il s’était associé la collaboration d’Aurelio Aureli (qui avait précédemment rédigé des livrets pour Cavalli). L’œuvre fut reprise l’année suivante à Milan et Vérone, en 1681 à Vicence et à Padoue en 1706. S’ensuivirent une quarantaine d’opéras, composés pour Venise et pour Vienne, dont la plupart sont hélas perdus. En 1700, il fut appelé à la cour de Vienne comme vice-maître de chapelle. En 1713, il devint maître de chapelle, assisté de Johann Joseph Fux (1660-1741) comme vice-maître, et de Francesco Bartolomeo Conti (1681 ?-1732) comme compositeur officiel de la cour. A Vienne, il continua de composer des opéras mais aussi des messes, motets et requiems, comme l’exigeait sa fonction. Il composa également des oratorios, et notamment des sepolcri.

Instituée par les Habsbourg, la tradition des sepolcri correspond à des oratorios spécialement composés pour les célébrations annuelles du Vendredi Saint à la cour. Les sepolcri se distinguent des oratorios italiens sur au moins deux points : ils mobilisent un orchestre beaucoup plus dense (grâce aux nombreux effectifs de la Hofkapelle, la chapelle impériale) et bénéficient d’une véritable mise en scène, avec costumes et décors. Le décor le plus communément utilisé pour les représentations était celui du tombeau du Christ, d’où leur nom. Comme les opéras créés à Vienne, et à de rares exceptions près (voir notre chronique El Prometeo), ils étaient chantés en italien. Ce genre spécifique avait été largement développé par Antonio Draghi (1634-1700), un autre compositeur d’origine italienne, qui avait composé une vingtaine de sepolcri (voir notre chronique), ainsi que par Pietro Antonio Ziani, également actif à la cour de Vienne à la fin du XVIIème siècle. Véritables opéras sacrés représentés dans une église (la chapelle impériale), les sepolcri constituent un témoignage de la richesse et de l’originalité de la musique religieuse à Vienne. Œuvres religieuses destinées à frapper l’imagination des spectateurs en mobilisant les ressources visuelles de l’opéra, les sepolcri visaient bien évidemment à renforcer la foi catholique dans un empire des Habsbourg fortement engagé dans la Contre-Réforme.

Composés pour une occasion unique (la célébration du Vendredi Saint d’une année donnée) et un lieu unique (la cour de Vienne), les sepolcri étaient, à la différence des opéras, plutôt considérés comme des œuvres de circonstance, et donc rapidement oubliés. Un grand nombre sont perdus, ou attendent d’être exhumés des réserves de la bibliothèque de l’Albertina à Vienne, où certains ont été retrouvés des dernières années. Fondé en 2008 par Judith Pacquier et Etienne Meyer, l’ensemble Les Traversées Baroques s’est précisément spécialisé dans la redécouverte du répertoire ancien. On lui doit déjà la redécouverte d’un autre oratorio du XVIIème siècle, Il Trionfo della Morte d’Aliotti (voir les comptes-rendus du concert et de l’enregistrement dans ces colonnes). La Morte vinta sul Calvario, pour sa part, n’a plus été donnée depuis le Vendredi Saint de l’année 1706, qui était celui de sa création… Après un premier concert au château de Bussy-Rabutin (Bourgogne) en septembre dernier, le concert parisien de ce soir constitue la seconde étape de cette production, qui figure également au programme de plusieurs festivals en 2024 (voir le site de l’ensemble).

Le livret de Pietro Antonio Bernardoni (1672-1714) est bâti à la façon d’une disputatio, exercice de rhétorique, méthode dialectique d’échange d’arguments (ici, plutôt de constats et de croyances religieuses) qui se conclut par la défaite de la Mort au profit de la Foi. Autour d’une Nature humaine croyante mais en proie au doute s’affrontent d’un côté le Démon et la Mort, d’un autre côté la Foi et l’âme d’Adam. La musique de Ziani est bâtie sur l’alternance habituelle des airs et des récitatifs, qui restent cependant assez liés. On note cependant la présence d’un duo animé entre le Démon et la Mort (Vil che sei) et du magnifique chœur final empli d’éloquence. Au plan instrumental, la sacqueboute (Claire McIntyre) et les cornets à bouquin (Judith Pacquier et Liselotte Emery) soulignent régulièrement le brio des airs, tandis que les deux violes de gambe (Ronald Martin-Alonso et Christine Plubeau) renforcent les autres cordes de leur densité expressive. La présence insistante de ces instruments nous renvoie également à une esthétique sonore du XVIIème siècle, conforme au caractère plus traditionnel de la musique religieuse et totalement en phase avec l’éloquence passionnée de la disputatio que mène avec énergie Etienne Meyer.

Le baryton-basse Yannis François (Le Démon) lance l’échange en clamant avec conviction sa victoire supposée (Hò già vinto). Les graves sont convaincants, même si la projection reste un peu modeste dans les deux premiers airs. Un regret vite effacé par le flamboyant duo Vil che sei et par le tourbillonnant Or lusinghiero, brillamment accompagné par cornets, sacqueboute et basson. Retenons aussi l’atmosphère sombre des imprécations du Cosi fa splendor.

A ces accents sombres s’opposent les couleurs lumineuses du timbre de François-Nicolas Geslot. Le chanteur, que nous avons souvent entendu dans les aigus éthérés du répertoire français de haute-contre (voir notre chronique) incarne ici avec sensibilité la foi douloureuse et en proie au doute qui habite La Nature Humaine. Il se montre particulièrement expressif dans les récitatifs. L’apostrophe Duro cor est emplie d’énergie, les ornements régalent nos oreilles. Mentionnons encore la plénitude réjouie du Io languia, peu avant le final, qui met un terme définitif à son doute.

Le contre-ténor Maximiliano Baños propose pour La Mort un registre de falsetto, qui paraît tout à fait adapté pour en souligner le caractère grinçant. Mais ses fréquents détimbrages sur le registre de baryton perturbent sa ligne de chant de sorte que sa prestation s’avère au total un peu décevante.

Soulignons en revanche les excellentes interprétations féminines. La mezzo Dagmar Šašková se joue avec agilité du double caractère de la Foi ; une détermination inébranlable et une infinie miséricorde. Face au Démon, ses attaques d’airain déchirent la nef (Reo traditore) ; mais elles font rapidement place à de doux accents maternels pour rassurer la Nature humaine. Et la soprano Capucine Keller est une âme d’Adam solaire, magnifiée par une entrée magistrale à travers l’allée centrale de la nef (Fè il mio Dio, aux ornements ciselés).

Tous les interprètes ont entonné avec conviction le magnifique chœur final, Sorga (Ressuscite). Un chœur qui sera d’ailleurs repris, après les applaudissements et les rappels d’un public justement enthousiasmé par cette résurrection musicale particulièrement légitime au regard de son intérêt et de la qualité de la production proposée par Les Traversées Baroques. Pour ceux qui n’auront pas pu assister à ce concert, rappelons qu’il sera donné dans plusieurs régions au cours des mois qui viennent. Par ailleurs, l’enregistrement de ce programme vient de sortir sous le label Accent.



Publié le 04 avr. 2024 par Bruno Maury