Platée - Rameau

Platée - Rameau ©Mirco Magliocca
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Une douce et tendre folie

L’année 1745 constitue une charnière importante dans la carrière musicale de Jean-Philippe Rameau. Douze ans après Hippolyte et Aricie et après six années de pause dans ses créations (Dardanus remonte à 1739), le compositeur est sollicité par le duc de Richelieu, Premier gentilhomme de la Chambre, pour alimenter les réjouissances qui doivent accompagner le mariage du Dauphin avec l’infante Marie-Thérèse. Il en résultera la naissance de deux œuvres à caractère comique : La Princesse de Navarre (sur un livret de Voltaire) et Platée. Le livret de cette dernière est inspiré d’une pièce de Jacques Autreau (Platée ou Junon jalouse), dont Rameau négocie tout d’abord l’adaptation avec l’auteur. Mais celui-ci ne parvient pas à répondre aux demandes du compositeur, qui confie alors le livret à Adrien-Joseph Le Valois d’Orville, homme de lettres familier du style comique des Foires parisiennes auxquelles Rameau avait longtemps collaboré. Celui-ci remanie assez profondément le texte originel, dans lequel il introduit notamment (peut-être sur demande expresse de Rameau) le personnage de la Folie.

Pour la création, dans un espace de la Grande Ecurie aménagé en théâtre provisoire par les Menus-Plaisirs (rappelons que l’Opéra Royal ne sera inauguré qu’en 1770, pour le mariage du futur Louis XVI avec Marie-Antoinette), Rameau dispose de deux interprètes de haut vol : le haute-contre Pierre Jélyotte (Platée) et la soprano Marie Fel (La Folie). Pourtant, le caractère burlesque de ce « ballet bouffon », inspiré des Foires parisiennes, heurte la sensibilité de la Cour : l’œuvre n’est jouée qu’une seule fois ; Voltaire et le marquis d’Argenson la jugent même « indécente ». Le succès ne viendra qu’en 1749, lors de sa reprise à l’Académie Royale de Musique, où elle sera plébiscitée par le public parisien ; L’Encyclopédie et même le baron Grimm, grand pourfendeur de la musique française, reconnaissent aussitôt ses qualités et son originalité. Et malgré ce relatif échec, Rameau fut nommé en cette même année 1745 Compositeur de la Chambre du Roi, signe de la reconnaissance officielle de son talent.

Il faut reconnaître que la parodie à peu près complète des codes de l’opéra traditionnel (et tout particulièrement de la pastorale héroïque) à laquelle se livre Rameau avait de quoi surprendre : subversion des sources mythologiques (les amours adultérines de Jupiter ont fourni la matière de nombreux livrets d’opéras italiens et français), détournement de la prononciation (pour simuler les croassements des batraciens sujets de la nymphe), emploi de la voix de haute-contre, fleuron de la tragédie lyrique, dans un rôle travesti (habituellement assuré par des registres plus graves dans les parodies des Foires). Ajoutons-y que l’intrigue confine à la satire sociale, puisqu’elle constitue une critique implicite de la manière impitoyable dont les puissants s’amusent aux dépens du pauvre peuple, et l’on comprend mieux que l’ouvrage pouvait difficilement recevoir un bon accueil à la Cour.

La mise en scène de Corinne et Gilles Benizio (alias Shirley et Dino) rend à notre sens fidèlement compte de cette double dimension musicale et sociale de la satire ramiste, dont elle met en valeur chacun des éléments. Côté burlesque, ce n’est pas une surprise, puisque le couple a déjà produit au moins deux mises en scènes déjantées d’opéras baroques : Don Quichotte chez la Duchesse de Boismortier (voir dans ces colonnes les chroniques du spectacle à Versailles et du DVD) et le King Arthur de Purcell. Point ici de marais où croassent des batraciens mais la place centrale d’un modeste village (une favella ? un bourg méditerranéen ?) qui s’anime peu à peu, découvrant une épicerie après l’ouverture de son rideau de fer. Un double escalier enlace les modestes habitations, hautes et étroites, mais fort à propos pourvues de balcons. Ces détails du décor favorisent les apparitions et les mouvements des nombreux interprètes : chanteurs et choristes, mais aussi danseurs. Les costumes caractérisent à gros traits les personnages : une Platée dont la tenue blanche immaculée souligne son indiscutable virginité, un Jupiter en tenue blanche à paillettes, pantalon bouffant et chemise dépoitraillée, caricatural dragueur de foire (ou Elvis Presley d’opérette ?) dont les doigts disparaissent sous d’énormes bagouzes, un Momus roi de la fête au torse nu, coiffé d’une improbable perruque blond peroxydé, une Junon dressée sur ses hauts talons et revêtue d’une moulante robe lamée, une Folie déjantée, robe rouge vif et perruque de la même couleur, à la guêpière de résille noire...

Dès le début du spectacle le maestro Niquet énonce au public sa vision de la partition : point de prologue, car « il n’y a point de roi dans la salle ». Mais chanteurs et équipe technique se rebiffent aussitôt, entraînant le chef dans de savoureux échanges verbaux avec la scène. La représentation est lancée, et le chef, très à l’aise, prend toute sa part à la farce. Tantôt il s’interrompt pour dialoguer avec une spectatrice des premiers rangs. A d’autres moments il monte sur scène, chaussé de ses tongs, pour mettre en place les meubles que cette équipe technique décidément indisciplinée se refuse à déplacer ! Il invite le public à prendre part à ce spectacle musical, comme dans cette inénarrable tentative de faire chanter à la salle Frère Jacques, en canon à quatre voix, au finale de l’acte II ! La partition elle-même semble gagnée par ce vent d’indiscipline voire de révolte : si le prologue disparaît, l’arrivée de la Folie suscite l’ajout à de morceaux anachroniques. Tour à tour le Ballet du Capitole de Toulouse se livre aux chorégraphies imaginées par Kader Belarbi sur des airs populaires de samba, hip hop, et même sur un extrait du Lac des Cygnes de Tchaïkovsky, avec pointes obligées...

L’aspect cruel de cette fable déjantée n’est pas pour autant occulté. Il est rappelé d’emblée par le maestro aux spectateurs, qui souligne avec gravité être ému par le sort malheureux de « la pauvre Platée ». Surtout il nourrit puissamment le saisissant final, dans lequel Platée, moquée et dévêtue sous les lazzis par ses courtisans, s’allonge sur scène et éclate en sanglots : dans un élan de commisération, Hervé Niquet la rejoint sur scène et la réconforte dans ses bras chaleureux. Rideau !

Si le maestro Niquet apporte régulièrement sa contribution au spectacle, la direction musicale ne s’en ressent nullement, bien au contraire. Dès la courte ouverture, nos oreilles sont charmées par les couleurs du Concert Spirituel : des vents aériens, des cordes sonores et moelleuses, un continuo dense et coloré. Dans les ensembles les plus denses (finales, chœurs) comme dans les parties instrumentales (ouvertures, ballets) les différentes parties s’unissent avec précision tout en conservant une grande netteté d’expression. Soulignons aussi les interventions impeccablement ajustées, à la sonorité impérieuse, des percussions de Laurent Sauron, qui ponctuent l’orage sur le marais au final du premier acte, ou l’arrivée de Jupiter au début du second acte, ou encore ses lancinantes castagnettes dans le ballet du troisième acte. On ne s’étonne pas dans ces conditions d’entendre un Concert Spirituel aussi à l’aise dans la partition de Rameau que dans les notes d’une samba ou du Lac des Cygnes...

Les chœurs affichent eux aussi une admirable maîtrise de ce répertoire, à travers des attaques précises et parfaitement coordonnées et des parties impeccablement unies. Leur volume sonore demeure soigneusement équilibré avec celui de l’orchestre et des solistes dans les ensembles. Le Ballet du Capitole anime avec talent et implication aussi bien les nombreux ballets de la partition ramiste que les improbables ajouts contemporains ou populaires voulus par la mise en scène. Pour les premiers on notera quelques transpositions saisissantes, comme ces vigiles sanglés dans des combinaisons noires qui chassent les nymphes à coups de matraque dans le finale de l’acte I. Parmi les seconds nous avons beaucoup apprécié le caractère parodique de l’extrait du Lac des Cygnes, sommet de la danse classique, dans lequel trois danseurs tentent maladroitement d’imiter les impeccables entrechats de leurs partenaires féminines.


© Mirco Magliocca

Les solistes s’impliquent avec ferveur dans cette mise en scène déjantée, dont ils exaltent les traits parodiques. En l’absence du prologue, Cithéron et Mercure s’affirment au levé de rideau comme les malicieux instigateurs de ce nouvel avatar dans la longue liste des amours adultérines de Jupiter, inépuisable prétexte à de nombreux opéras depuis le siècle précédent (comme La Calisto de Cavalli ou Isis de Lully, pour n’en citer que quelques-uns). Aux graves pompeux du premier (le baryton-basse Marc Labonnette) qui implore : Dieux, qui tenez l’Univers, le jeune haute-contre belge Pierre Derhet oppose son timbre moelleux et sa diction raffinée, teintée d’une pointe de préciosité, qui rappelle avec humour son rang de messager des dieux de l’Olympe. Nous avons particulièrement apprécié sa prestation dans ce rôle. Son numéro comique, au début du troisième acte, lorsqu’il répond à Junon en exagérant bruyamment le roulement des « r », est proprement irrésistible !

Le baryton Jean-Vincent Blot campe sans complexe le Jupiter séducteur invétéré et goguenard voulu par la mise en scène. Il débarque sur scène à l’acte II en tenue rouge de Superman soulignée d’un slip à paillettes  dorées ! Puis, lorsqu’il se débarrasse négligemment de sa cape noire un figurant vient promptement éteindre les éclairs qui s’en dégagent avec un extincteur… Rappelons aussi sa tenue blanche caricaturale au troisième acte. Sa projection impérieuse emplit sans peine la salle de l’Opéra Royal à chacune de ses interventions. Face à lui, la mezzo Marie-Laure Garnier offre les accents cuivrés de son timbre impérieux à Junon. Son imprécation d’épouse jalouse, au début du troisième acte (Haine, dépit, jalousie, rage), mélange de colère véritable et de parodie comique, est absolument savoureux ! Soulignons aussi sa présence scénique et ses mimiques profondément expressives.

La Folie et Momus forment un autre couple endiablé de cette improbable fable. La première est incarnée avec brio par la soprano Marie Perbost. Elle surgit sur scène guitare électrique à la main, qu’elle brise d’un geste furieux avant d’entamer dans un bel abattage la succession d’airs virtuoses que lui octroie la partition dans l’acte II : Formons les plus brillants concerts, Aux langueurs d’Apollon, Aimables jeux, avant de lancer, reprise par le chœur, Hymen, Hymen, l’Amour t’appelle. A l’acte III elle nous régale du tant attendu Amour, Amour, lance tes traits ! Les aigus sont clairs et charnus, la diction soignée. Le baryton Jean-Christophe Lanièce se montre particulièrement à son aise dans ce Momus roi de la fête, joyeux luron à demi-nu qui multiplie les mimiques comiques. Sa diction est ferme et bien articulée, sa projection sonore.


© Mirco Magliocca

Dans le rôle-titre enfin, Mathias Vidal nous livre un stupéfiant condensé de ses qualités vocales et théâtrales. Pour l’avoir entendu encore récemment exceller dans des rôles tragiques (voir nos récentes chroniques Ariane et Bachus et Zoroastre) on en avait presqu’oublié son talent burlesque. Impeccablement grimé au point qu’on discerne à peine son visage pourtant familier, il se glisse avec la même aisance dans les tenues les plus improbables : peignoir d’intérieur fatigué au premier acte, improbable robe de gaze jaune au second acte ou tenue immaculée de future mariée impatiente au troisième acte. Subtile composition psychologique, sa Platée est tout à tour (et parfois tout à la fois) une beauté défraîchie et quelque peu nymphomane, une amoureuse transie et une souveraine bafouée, secouée de pleurs déchirants dans un saisissant finale scénique qui évoque la mort tragique de Didon (dans le Didon et Enée de Purcell). Ce dénouement abrupt contraste d’autant plus avec la verve comique qu’il insuffle malicieusement à son personnage : timbre contrefait et diction hachée pour Que ce séjour et agréable, numéro pleurnichard du Pour un amant qui sait plaire, étonnement parfaitement simulé lors de l’apparition de Jupiter (A l’aspect de ce nuage). Une production qui fera date, assurément.



Publié le 02 juin 2022 par Bruno Maury