Zelenka ? Un portrait en musique

Zelenka ? Un portrait en musique © Hugues Rollin
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Zelenka, génie énigmatique

Dresde 1945. Une chorale répète studieusement sous la houlette bienveillante de son chef. Après deux pièces pour se mettre en voix, le chœur entonne un répons pour la Semaine Sainte, le vibrant Sepulto Domino de Jan Dismas Zelenka, page d’un intense recueillement que les sirènes annonçant l’imminence d’un bombardement viennent interrompre. Les choristes se précipitent aux abris, laissant choir leurs partitions. Conscients du désastre, au péril de leur vie, les musiciens se précipitent pour récupérer ces trésors parmi les décombres, sous un déluge de feu synonyme de désastre irréparable pour la « Florence de l’Elbe ». Le calme revient…Deux cents ans plus tôt s’éteignait à Dresde celui qu’on surnomme parfois le « Bach tchèque », tant ce compositeur, hélas trop peu connu du grand public, présente des similitudes avec le Cantor de Leipzig, qui d’ailleurs l’estimait grandement : même fascination pour les modèles anciens de l’ère palestrinienne, même maîtrise flamboyante du contrepoint, même goût pour les accidents et surprises harmoniques, même créativité s’affranchissant des normes du temps, même mysticisme, à ceci près qu’au luthéranisme du Thuringien répond le catholicisme du Bohémien.

Personnellement, je me passionne pour ce compositeur depuis plus de trente ans désormais, l’ayant rencontré au travers de ses six extraordinaires Sonates pour deux hautbois et basson, révélées par Paul Dombrecht et Marcel Ponseele, magnifiées ensuite par l’Ensemble Zefiro. Puis ce fut un nouveau choc avec le Freiburger Barockorchester qui faisait sonner avec superbe d’incroyables concerti, la Simphonie à 8 ou encore l’Hipocondrie sur laquelle nous reviendrons. Parallèlement, Frieder Bernius révélait les beautés surnaturelles des ultimes messes (extraordinaires Missa Dei Filii, Missa Dei Patris ou Missa Omnium Sanctorum) avant que Václav Luks ne lui emboîte le pas pour une mémorable Missa Votiva, pour ne citer que quelques exemples. Et désormais, de nombreux ensembles se sont emparés du fiévreux Miserere en ut mineur, qui résume à lui seul, en à peine un quart d’heure, tout l’art de Zelenka.

Monter un spectacle sur un compositeur aussi méconnu constitue un défi en soi, défi relevé avec talent et intelligence dans le cadre d’un projet – Inefabula – qui progressivement prend corps et vise à valoriser notamment des œuvres où le hautbois joue un rôle central. Il n’est donc guère étonnant que ce projet soit porté avec brio par Neven Lesage, qui allie tous les talents : celui d’instrumentiste (quel son et quelle musicalité !), celui d’animateur (il sait alimenter une véritable synergie aux forces qu’il s’associe), celui de chercheur (il participe activement à la recréation des hautbois pour l’Atys de Lully avec le Centre de Musique Baroque de Versailles)… Plongeant le public dans une sorte de capsule spatio-temporelle aux limites perméables, c’est un formidable jeu de piste qui s’organise pendant presque deux heures, occasionnant de multiples allers-retours entre le XVIIIe siècle et notre période contemporaine. En effet, si l’œuvre du compositeur s’éclaire de jour en jour, sa vie reste obscure : quelle fut réellement sa formation ? Quels voyages réalisa-t-il ? Quelle était sa vie intime ? Quelle pouvait-être sa psychologie ? Sa foi ? Sa physionomie ? Un rare portrait présumé de Zelenka présentant un joueur de violone ne permet d’afficher aucune certitude. Les hypothèses posées tout au long du spectacle interrogent sources et spécialistes pour ne déboucher sur aucune validation ferme mais a contrario alimenter toujours un peu plus un durable mystère.

Qu’importe ! Ces déconvenues musicologiques ne manquent pas d’humour et permettent, grâce à une merveilleuse musique, de livrer un portrait en creux du compositeur. Celui-ci voit d’ailleurs ses œuvres mises en perspectives, contextualisées, puisque celles de ses prédécesseurs comme de ses contemporains leur sont mises en regard. Le programme est de ce point de vue très riche, foisonnant même : Schütz, Buxtehude, Böhm, Heinichen, Lambert, Haendel, Veracini, Vivaldi et bien sûr Hasse et Bach. Voilà qui permet de percevoir un subtil jeu d’influences tout comme de saisir la singularité de notre héros. Vocalement, la présence solaire de Paul-Antoine Benos-Djian (inoubliable Rinaldo et Saint Jean-Baptiste, voir les chroniques Rinaldo et San Giovanni Battista) illumine chacune de ses interventions, cultivant avec la même aisance la cantate italienne, l’aria d’operia seria, l’air de cour, que les pages liturgiques, véritablement habitées. On regrette l’interruption de l’Agnus Dei de la Messe en si (il est vrai pour des nécessités théâtrales), mais heureusement compensée par un Qui tollis (Missa Eucharistica) de toute beauté. Au plan instrumental, on retrouve avec plaisir le basson fruité d’Alejandro Pérez, qui se tire habilement des traits volubiles que Zelenka lui réserve. Si le clavecin de Louis Alix est fort peu à son avantage (la faute en revient à l’acoustique du théâtre), son orgue est en revanche remarquable, tant au continuo que dans des pages exigeant une véritable virtuosité digitale. Julie Dessaint fait sonner viole de gambe et violone avec un même bonheur, accompagnant magnifiquement les chants des instruments de dessus et animant les basses avec chaleur. Quant au violon d’Augustin Lusson, il est éblouissant, bondissant tel un lutin malicieux, il sait relancer sans cesse le propos et virevolte sur scène avec une présence hors du commun. Ceci nous vaut une sonate de Vivaldi (jadis révélée par Paul Goodwin et dépassée ici) nous transportant en un clin d’œil à Venise ou une Hypocondrie véritablement arachnéenne. Cette magnificence instrumentale vient d’ailleurs nimber la fin du concert d’une incroyable douceur, laissant le public dans le recueillement.


© Hugues Rollin

D’autres qualités, inhérentes à ce spectacle, sont également à souligner. Louons à ce titre les mérites du Chœur de l’Hyrôme et de la classe de chant de l’Ecole de musique de Chemillé-en-Anjou qu’on aurait aimé entendre un peu plus (même si l’on conçoit aisément les difficultés de déplacements d’un ensemble vocal fourni et le temps de préparation nécessaire pour aborder un répertoire aussi ambitieux). Toutefois, la rencontre entre professionnels et amateurs dans le cadre d’une telle représentation constitue une belle initiative d’éducation populaire, autre marqueur de cette ambition culturelle, ici au cœur des Mauges, en cet accueillant Théâtre Foirail de Chemillé-en-Anjou. Afin de faciliter l’accès à cet univers peu connu du grand public, il faut encore évoquer le remarquable travail de mise en espace et de dramaturgie réalisé par Ariane Issartel, secondée par Guillaume Boulogne aux lumières et éclairages. Très économe en moyens, cette mise en espace est cependant très efficace, sachant relancer, au travers d’une foule de séquences, un parcours labyrinthique. Les musiciens sont acteurs, ce qui exige d’eux une grande réactivité et un investissement de l’espace souvent très rapide, facilité par un astucieux recours à des plateformes sur roulettes permettant de mouvoir sur scène en un temps record clavecin, orgue et instruments. Quelques accessoires (ici une perruque, là une toge…) suggèrent instantanément et parfois avec un brin d’humour potache tel ou tel personnage réel (inénarrable Paul-Antoine campant un Bach candidat à Dresde) ou fictif (lorsqu’il chante l’aria de Hasse, favori de la cour, aux dépens du malheureux Zelenka, contraint à la supplique pour toucher ses gages).


© Hugues Rollin

En outre, le recours à des projections d’éléments visuels permet de diffuser nombre de citations (écrits du compositeur, témoignages de ses contemporains, courriels de spécialistes…) offrant un soutien précieux. Cette approche déjà envisagée lors d’un programme autour des cantates en dialogue de Bach avec l’ensemble Sarbacanes (auquel appartient également Neven Lesage, voir ma chronique) est ici bien mieux maîtrisée dans sa synchronisation comme dans sa mise en forme, plus esthétique. Toutefois, quelques éléments iconographiques gagneraient à être intégrés à ces supports, à la fois pour offrir un décor évocateur des lieux fréquentés par le compositeur (palais, églises, cartes avec ses hypothétiques voyages…) ou nous mettre directement en contact avec ses partitions (sa graphie musicale est en effet très révélatrice d’un compositeur dévoré par l’urgence de sa création !). Malgré ces menues réserves, ce spectacle ouvre des perspectives originales pour renouveler le format traditionnel du concert et aller à la rencontre de nouveaux publics comme en fidéliser les habitués. Souhaitons à cette dynamique équipe de pouvoir se produire dans d’autres salles de la région ou vers d’autres territoires avec le même bonheur, les spectateurs en seront à coup sûr ravis. Ce portrait de Zelenka, prenant les traits de Neven, Paul-Antoine, Alejandro, Julie, Augustin, Louis et tant d’autres, nous rend ce génie énigmatique singulièrement vivant.

Le programme Zelenka ? Un portrait en musique a reçu le soutien de l’État – DRAC Pays de la Loire, Productions anecdotiques (voir également le site du projet).



Publié le 08 mars 2024 par Stefan Wandriesse