Richard Coeur de Lion - Grétry

Richard Coeur de Lion - Grétry ©
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Ô vin, dissipe la tristesse

Décidément, le tant attendu Grétry revival ne s'arrête plus. Moins d'un an après le vertigineux Raoul Barbe-Bleue confié aux forces de Trondheim en Norvège, l'Opéra Royal de Versailles s'est saisi d'une autre pièce maîtresse du Liégeois - sans doute son titre le moins oublié, Richard Cœur-de-Lion. Son label attitré, Château de Versailles Spectacles, nous le propose maintenant dans un élégant diptyque CD + DVD, agrémenté d'un livret soigné.

L'infatigable Hervé Niquet est à la manœuvre. À l'instar d'un Christophe Rousset, on le sait aussi électrique qu'éclectique : « polychoral », baroque, classique, romantique, post-romantique. Il défend et illustre particulièrement un vaste répertoire français, de Lully à Debussy via les deux Charpentier (Marc-Antoine et - sans rapport aucun - Gustave), Boismortier, David, Gounod, Halévy, Saint-Saëns... et Joncières, et D'Ollone, et Dukas ! À chaque fois, il y jette sa fougue communicative, son impulsivité naturelle, un sens inné de la justesse, de l'équilibre, sans se départir d'un humour discret et d'une fraîcheur irrésistible. « Son » Concert Spirituel, c'est davantage qu'un chœur et un orchestre, c'est une griffe.

Voici une petite décennie, avec l'exceptionnelle Andromaque, André Grétry avait déjà bénéficié de cette volupté frénétique, fuligineuse, éminemment poétique ; ici volontiers persifleuse, elle redéfinit nos frontières mentales entre opéra-comique et fantaisie historique. L'ensemble est baigné dans un climat de mélancolie planante, nonobstant une vélocité digne d'une « haute farce en couleurs ». C'est l'âme même du compositeur si cher à Marie-Antoinette qui palpite : une synthèse délicate entre l'imperceptible profondeur, la désinvolture et la pointe de détachement seyant aux gens d'esprit (quelque chose de la sprezzatura italienne). Cette production signée Marshall Pynkoski, aux magnifiques toiles peintes dans le goût d'Hubert Robert et aux costumes de l'époque de la création (1784), riche d'admirables ballets - bref, d'un classicisme magistral -, a fait l'objet de louanges unanimes. Désireux d'éviter toute redondance, nous renvoyons instamment le lecteur à la critique du spectacle qu’a réalisée notre confrère Victoria Okada.

Sans attenter à la mémoire et à la musicalité à fleur de peau de nos chers Mady Mesplé et Michel Trempont, tous deux récemment disparus, l'unique version EMI d'Edgard Doneux avec l'Orchestre de Chambre de la Radio-Télévision Belge (1978), quoique soignée et ayant au moins le mérite d'exister, paraît désormais très compassée (79 minutes 23 contre 73 minutes 18) ; par contrecoup, un peu terne. Elle est en outre grevée d'une transposition dommageable, de ténor à baryton, du rôle écrasant de Blondel - le trouvère en quête de son ami Richard Cœur-de-Lion, détenu dans la forteresse de Lints (Linz). La comparaison avec l'historiquement informé (lequel, pour l'anecdote, partage exactement le même visuel en jaquette) est, on s'en doute, assez cruelle. Doneux ne peut se mesurer à l'effervescence, l'impertinence, et qui sait ? la pointe de désenchantement que Niquet fait jaillir à tout propos.

Ce dernier se meut dans la magique concision de Grétry tel un poisson dans l'eau. Les formules musicales brèves, si ce n'est fulgurantes, allant droit à l'essentiel sans langueur ni longueur intempestives, sont exacerbées « à la pointe d'une épingle », ainsi que des joyaux qu'on sertit. Cela s'applaudit d'autant plus que l'urgence - le risque - de la scène est là, avec ce qu'exigent le jeu d'acteurs, les ballets, les monologues et dialogues, etc. Que de variété formelle ! Mélopées furtives ou fugaces éclats (le poignant Je crains de lui parler la nuit de Laurette que Tchaïkovsky citera, cet Ô Richard, ô mon roi de Blondel appelé à devenir en 1789 une sorte d'hymne royaliste) ; airs populaires « à l'ancienne » ou ensembles chatoyants et denses, entrecoupés d'entrechats et de libations... le kaléidoscope paraît couler de source, sans inutile pesanteur.

Une nouvelle fois sommet de la partition, l'acte III, sans une seconde de répit, est l'une des plus formidables trouvailles de Grétry. La musique s'emballe, s'amplifie, devient haletante et fiévreuse. Au DVD, la scène dansée du combat à la rapière, syncrétisme du monde de la guerre et de celui des arts, est une splendeur chorégraphique à nulle autre pareille. Le déferlement sonore du chœur final, on ne peut plus circonstanciel pourtant, n'est pas sans évoquer un lieto fine d'opera seria (la mozartienne Clemenza di Tito s'entend déjà). Dans un registre à peine différent - l'analogie peut surprendre - ceci anticipe l'art so british des opérettes victoriennes de Gilbert et Sullivan, tel Le Mikado, d'écriture elle aussi élégante, raffinée, et tout aussi capable d'épanchements d'une belle sobriété. Certaines hardiesses peuvent également annoncer le Rossini français (celui du Comte Ory), voire les scènes de taverne de Berlioz ou d'Offenbach.

Au service de ce tour de force, entre baroque, classicisme et pré-romantisme, le plateau relevé de chanteurs-acteurs doit être acclamé sans parcimonie. Trois ténors et non deux sont à féliciter... vu que l'hégémonique Blondel se dédouble, entre le DVD et le CD. Au disque, Enguerrand de Hys, si jeune et déjà si familier de ces renaissances versaillaises, use à bon escient de la légère nasalité de son (beau) timbre, en rajoute même par une diction française aristocratique - un modèle pour séances de coaching. En rien inférieur, à la scène, est Rémy Mathieu : le matériau enjôleur, y compris dans le bas de tessiture ponctuellement sollicité, le physique à l'avenant, la verve théâtrale enfin - tout fait mouche. À la fin de l'acte I, il parvient à donner l'impression de s'accompagner lui-même au violon dans les couplets Que le sultan Saladin. Ses dons le rendraient presque trop fringant pour incarner un trouvère rusé prétendument vieux et aveugle !


© Agathe Poupeney

Le toujours racé Reinoud van Mechelen est un Richard de luxe ; tant ce protagoniste, qui donne pourtant son nom à l'ouvrage, est, il faut bien l'écrire, sacrifié (à peine plus d'un air, il est vrai spectaculaire). Les deux principales dames - la fruitée Melody Louledjian et la piquante Marie Perbost - nous régalent autant par leur vocalité accomplie que par leur jeu malicieux. La performance de la seconde est double, au début travestie en Antonio, par la suite comtesse Marguerite de Flandres. Point de déception non plus quant aux autres acolytes (Geoffroy Buffière, Jean-Gabriel Saint-Martin, Cécile Achille, François Pardailhé, Agathe Boudet, Charles Barbier, Virginie Lefebvre et François Joron), tous chanteurs percutants et fins comédiens. L'excellence du Ballet de l'Opéra Royal, préparé par Jeannette Lajeunesse Zingg, parachève cette réussite.

Richard Cœur-de-Lion ? Un chef d'œuvre, osons le mot, où transparaît à chaque instant une humanité émouvante, un sens irrésistible de la mélodie comme du rythme : tout l'art de Grétry est ici condensé, porté par une équipe de comédiens-chanteurs-danseurs incroyables de sensibilité... et impayables de drôlerie. À ce jeu, le facétieux Hervé Niquet ne pouvait laisser passer l'occasion de faire l'amuseur. Il ne faut cependant pas éjecter le DVD trop tôt, et déguster jusqu'à l'ultime rappel, après le générique... lorsque le chef hilare vient présenter comme à la parade, à un public aux anges, ses deux cockers en laisse, tout froufroutants. Irrésistible.



Publié le 19 févr. 2021 par Jacques Duffourg