Raoul Barbe bleue - Grétry

Raoul Barbe bleue - Grétry ©
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Isaure ou la clef des songes

Le sulfureux Barbe-Bleue a comme on sait inspiré de hauts monuments lyriques, pour le moins divers, parmi lesquels ceux de Jacques Offenbach, d'Emil von Řezníček, de Paul Dukas, de Béla Bartók. Le genre typiquement français de l'opéra-comique (bien que soit employé ici le vocable de « comédie ») ne pouvait pas être en reste. Et c'est au grand maître en ce domaine, le liégeois André-Ernest-Modeste Grétry (1741-1813), qu'en a échu l'honneur, sur un livret du fidèle Michel-Jean Sedaine. Ce dernier, également auteur du Magnifique (1773), de Richard Coeur-de-Lion (1784) et de Guillaume Tell (1791), agrémente le conte de Charles Perrault de plusieurs sources médiévales. Le héros s'y prénomme donc Raoul, et – entre autres distorsions drolatiques – la célèbre Sœur Anne, ne voyant venir « que le soleil qui poudroie et l'herbe qui verdoie », n'y est rien moins que... Vergy, le soupirant de la belle Isaure, travesti !

Grétry, directeur de la musique de la reine Marie-Antoinette, déjà auteur de plus de quarante ouvrages, est au faîte de sa gloire depuis le triomphe de Richard Coeur-de-Lion. À la création de Raoul Barbe-Bleue en mars 1789, on peut considérer qu'il a porté à son sommet la recette à succès des François-André Philidor, Pierre-Alexandre Monsigny – et plus tardivement, Nicolas Dalayrac. Cette forme lyrique pas toujours aussi comique que son nom ne le laisse entendre, portée sur les fonts baptismaux par les représentations populaires des foires (la Foire Saint-Germain est à l'origine de l'institution Opéra Comique), fécondée par la verve des comédiens italiens, est tout autant tributaire de la truculence des acteurs que de l'agilité des musiciens. Les dialogues parlés en demeureront d'ailleurs les marqueurs, jusqu'à ses avatars les plus lointains, près d'un siècle plus tard ; sa verve, sa fantaisie se retrouveront jusque dans la fausse légèreté d'un André Messager.

Notre Barbe-Bleue n'échappe pas à l'ambiguïté. Le travestissement de Vergy n'est qu'un ressort parmi d'autres de la comédie, dont le sujet de fond est tout de même la chute d'un tueur en série. Mélange des genres si l'on veut, ou juxtaposition des registres : quoi qu'il en soit, une brise revigorante traverse la pièce de bout en bout, à quoi ne sont étrangers ni la finesse avec laquelle Sedaine portraiture ses personnages, jusqu'au plus secondaire, ni l'inépuisable faconde, doublée d'une extraordinaire subtilité, de Grétry. Musicalement, le Liégeois délivre une leçon d'inventivité et d'efficacité, un sens pointu de l'économie de moyens, une grande maîtrise des ressources de son orchestre ; tout ceci paraît s'effacer avec une rare élégance et une concision inégalée derrière la fluidité de ses mélodies.

Tentons de lister quelques pages parmi les plus frappantes de la partition – si tant est qu'il soit aisé de hiérarchiser une telle réussite. Au tout début, le duo devenant quatuor entre Vergy, Isaure puis les deux frères de cette dernière, magnifique diptyque évoluant de la mélodie la plus tendrement dépouillée à l'âpreté la plus polyphonique, un ensemble que n'aurait pas renié Mozart ; le décoiffant air d'entrée de Raoul Venez régner en souveraine, dont la péroraison tambourinante à l'aigu périlleux préfigure les cadences rossiniennes ; juste après, le splendide récitatif accompagné et l'acrobatique ariette offerts à Isaure, prémonition (au moins aussi virtuose) du célébrissime Air des Bijoux de Marguerite... sept décennies avant Faust !

Ajoutons la séquence de l'ouverture de la porte interdite et de la découverte des femmes de Barbe-Bleue décapitées, une anthologie de l'effroi ; au plus tendu du drame, la curieuse scène pastorale, entrelacs de danses rustiques et d'ariette d'une fraîche bergère, un effet saisissant ; enfin le duo Sauvez vos jours (Isaure, Vergy) où se perçoit l'écho de la Malheureuse Iphigénie de Gluck.

Le dénouement, peu ou prou conforme au récit de Perrault, mérite une mention encore plus expresse. Alors que Raoul est occis non par les frères d'Isaure, mais par les pères des trois épouses assassinées, on quitte le domaine de la farce parodique pour aboutir à un manifeste singulier, pré-beethovenien. Un hymne à la joie et à la liberté avant la lettre, hissant l'oriflamme hautement contemporaine de la lutte contre la tyrannie et le despotisme. Pour atteindre un tel paroxysme d'exaltation, il faudra attendre le final de Fidelio (1805).


La représentation au Festival de Trondheim

À nouveau, il a fallu qu'un chef d'œuvre de l'opéra français revienne à la vie loin de son pays natal (voir à ce sujet notre observation dans la critique du Phèdre de Lemoyne) ! Félicitons la Norvège et son Barokkfest tidligmusikkfestival (Festival de musique ancienne et baroque) de Trondheim d'avoir relevé ce défi. Dans les valises du Centre de Musique Baroque de Versailles (voir également la page consacrée à cet enregistrement sur le site du CMBV), place à des chanteurs rodés aux productions maison, ou à leurs cousines du Palazzetto Bru Zane – tous français sauf un. Sur place, une mise en scène espiègle et colorée, aux dominantes bleutées et rougeoyantes, confiée au talentueux binôme Cécile Roussat/ Julien Lubek. Un orchestre du cru, sur instruments originaux, de (très) haut niveau, baptisé Orkester Nord. Et un tout jeune chef, violoncelliste de formation, francophile et francophone, érudit grand spécialiste de notre XVIII° siècle littéraire et musical, au CV déjà long comme le bras : Martin Wåhlberg (voir son site)


Martin Wåhlberg

Raoul Barbe-Bleue constitue son premier enregistrement. Souhaitons d'emblée que beaucoup, vraiment beaucoup d'autres suivent, tant le niveau de sa prestation défie l'entendement – à plus forte raison éloignée de la scène. La prise de son (elle aussi, superlative) a en effet été réalisée par les ingénieurs de Little Tribeca dans une église. La vitalité intense qui jaillit à tout moment de sa battue donne néanmoins la sensation d'une captation sur le vif. Wåhlberg se tire de tous les pièges de ce répertoire, entre autres bâti sur de forts contrastes. Jamais l'exquise simplicité d'une mélodie n'y est dénuement, jamais l'énergie d'un forte n'y devient vaine pétarade. Servi en premier lieu par de formidables pupitres de violons au son exquisément capiteux, il paraît suivre au doigt et à l'œil jusqu'au contour des mots ; chaque articulation, chaque dynamique fait véritablement sens. En dépit de l'effectif limité de son ensemble (vingt-six musiciens), la profondeur de champ, très perceptible, étaie un théâtre d'instruments face auquel les chanteurs n'ont plus qu'à rebondir.

Avec ceux-ci, nous sommes également à la fête. Comme il arrive parfois, le rôle principal n'est pas le rôle-titre, mais celui d'Isaure, confié à la soprano Chantal Santon-Jeffery, qu'on ne présente plus. Elle est une habituée des prises de risques et des sentiers de traverse : de Félicien David à Marie Jaël en passant par André Campra, Michel Pignolet de Montéclair, Jacques Offenbach, Paul Dukas et bien d'autres. Fine diseuse, actrice piquante, technicienne consommée, elle est ici – c'est bien le mot qui convient – le personnage-clef. Sa partie, omniprésente, n'est certes pas des plus aisées, alternant passages tendres, déterminés, rêveurs puis révoltés. Cette riche palette d'émotions contradictoires met en valeur la moirure unique du timbre, ainsi qu'un aigu aussi tranchant que lumineux. Pur bonheur !


Chantal Santon-Jeffery

En Barbe-Bleue nous ne sommes pas moins enchanté par la performance, nettement plus courte mais très spectaculaire, du baryton Matthieu Lécroart. Cet artiste lui aussi polyvalent, aux larges moyens et au métier consommé, n'est à notre sens pas aussi distribué qu'il le mériterait, tant à la scène qu'au disque. Avec un français chanté absolument princier, il semble ne faire qu'une bouchée de ses airs exigeants (le premier surtout), et habite tout le reste avec une aura sarcastique, si ce n'est diabolique – un régal. François Rougier (Vergy) déploie avec panache son beau ténor lyrique, auquel nous pardonnerons un haut de tessiture légèrement forcé. Sous l'apparence d'Osman, vieux serviteur de Barbe-Bleue, son collègue argentin Manuel Núñez Camelino, franchement sous-employé du strict point de vue musical, a de quoi se rattraper avec le texte parlé : sa voix délicieusement contrefaite, mielleuse, aigre, grinçante, semble tout droit sortie du Muppet's Show.

Les dialogues : autre point fort de l'entreprise. À l'instar du chant, ils sont la vie même, les solistes donnent la sensation de s'être approprié les traits comiques les plus outranciers (donc les plus difficiles) sans effort : leur « coach » mérite un prix d'excellence. Rougier déjà cité est très drôle en caricature de Sœur Anne ; le baryton Jérôme Boutillier (le marquis, frère d'Isaure), dont nous applaudissons une fois encore le très grand talent, est quant à lui impayable dans ses reparties haut perchées. On retrouve avec le même plaisir Enguerrand de Hys sous l'armure de l'autre frère, vicomte, protagoniste beaucoup plus discret. Tout aussi sporadique, la bergère d'Eugénie Lefebvre est davantage sémillante au Ier acte (duo initial avec Marine Lafdal-Franc en paysan) qu'au IIIème, où sa diction se fait assez imprécise.

Ainsi qu'à l'accoutumée, l'éditeur Aparté propose un produit extrêmement soigné. Il comporte tout ce qu'il faut à l'amateur avisé comme au néophyte pour aborder au mieux ce trésor oublié : argument et livret bilingues, superbes photographies de la représentation, notice idéalement didactique signée David Le Marrec (également auteur d’un blog).

Le lecteur aura bien sûr compris que nous chérissons ce précieux album, dont nous ferons sans hésiter notre disque de l'année. Pour André Grétry, « le Mozart français », pour tous les mélomanes amoureux de patrimoine, une reprise du spectacle de Trondheim dans l'Hexagone (à l'Opéra Royal de Versailles ?), avec la même équipe, est une urgence absolue.



Publié le 15 déc. 2020 par Jacques Duffourg