Ariodante - Haendel

Ariodante - Haendel © Pierre Benveniste. De gauche à droite : Renato Dolcini, Lea Desandre, Ana Maria Labin, Ana Vieira Leite, Hugh Cutting, Kresimir Spicer
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Un spectacle d’une beauté à couper le souffle et un festival de bel canto haendélien

Ariodante est un dramma per musica de Georg Friedrich Haendel (1685-1759) créé le 8 janvier 1735 au théâtre de Covent Garden de Londres. Le livret d’auteur inconnu, est une adaptation de Ginevra, principessa di Scozia d’Antonio Salvi (1664-1724), un texte inspiré lui-même d’un épisode d’Orlando furioso (chants 5 et 6) de l’Arioste et écrit pour un opéra de Giacome Antonio Perti représenté en 1708. Cet opéra reçut un accueil favorable avec onze représentations. Il est désormais un des plus joués de Haendel, représentations dont BaroquiadeS s’est fait récemment l’écho (voir le compte-rendu)

Ginevra, princesse d’Ecosse et le valeureux chevalier Ariodante se déclarent leur amour et font des projets de mariage, union approuvée par le roi d’Ecosse et père de Ginevra. Polinesso, duc d’Albany et rival d’Ariodante, brigue le pouvoir suprême et pour cela imagine un stratagème diabolique. Il exploite la naïveté de Dalinda, suivante de Ginevra en lui proposant d’apparaître au balcon en sa compagnie, habillée comme Ginevra. Dalinda qui est amoureuse du félon, accepte cette étrange mission. Dalinda ignore leș soupirs de Lurcanio, frère d’Ariodante. A l’acte II, Ariodante aperçoit sa promise dans les bras de Polinesso. Désespéré il disparaît après avoir tenté de se suicider et on apprend bientôt sa mort ainsi que la trahison infâme de Ginevra. Déshéritée puis condamnée à mort par son père, cette dernière sombre dans la folie tandis que Polinesso est couronné roi. Ariodante en fait n’est pas mort et rode dans les environs; il entend les cris de Dalinda que les sbires de Polinesso veulent supprimer. La jeune femme est sauvée in extremis et raconte tout à Ariodante. Le roi éclairé par les supplications de sa fille, ne peut plus rien pour elle car le pouvoir est dans les mains de Polinesso. Lurcanio provoque Polinesso en duel et le blesse à mort. Ce dernier avoue ses méfaits avant d’expirer. C’est alors qu’Ariodante apparaît aux yeux de tous. La vérité est révélée et le roi pardonne la faute de Dalinda. Ginevra plongée encore dans la tourmente, est réhabilitée et rétablie dans ses droits. La double union de Ginevra et Ariodante d’une part et de Dalinda et Lurcanio d’autre part, est fêtée dans la joie.

Ce livret est certainement un des meilleurs que Haendel ait eu entre ses mains. Il est simple, clair et va droit au but. Il regorge d’actions chevaleresques et les protagonistes sont bien caractérisés. A côté de héros au grand chœur comme Ariodante et Lurcanio, d’une princesse Ginevra très touchante, Polinesso est le pire méchant de tous les opéras de Haendel. Quant à Dalinda c’est une troublante figure ; de cette jeune fille apparemment naïve mais en même temps séductrice avec l’air de ne pas y toucher, on ne sait ce qu’il faut penser et cette incertitude apporte du piment à la trame. Certains aspects du livret sont annonciateurs du romantisme mais en même temps la présence de ballets dus à la collaboration de la chorégraphe Marie Sallé (1709-1759), évoque la tragédie lyrique à la française.

En l’espace de deux ans Haendel va concevoir trois opéras tirés du Roland furieux de l’Arioste : Orlando (1733), Alcina (1735) et Ariodante (1735) ; mais ces trois œuvres sont très différentes. Tandis que les deux premières font intervenir le fantastique et le surnaturel, la dernière est un drame dans lequel évoluent des personnages en chair et en os auxquels on peut facilement s’identifier et s’attacher. Ariodante est dramatiquement et scéniquement le meilleur des trois et la musique est d’un agrément mélodique exceptionnel. A une époque où triomphait l’aria da capo à cinq sections comme le montre L’Olimpiade contemporaine d’Antonio Vivaldi (1734) (voir ma chronique), Haendel malmène sérieusement cette forme musicale et sacrifie certaines sections au gré des effets dramatiques qu’il souhaite obtenir. Ainsi dans la structure tripartite A/B/A’, parfois la partie B disparaît, ou bien la reprise da capo est supprimée. Dans certains cas, seule subsiste la partie A. Cette tendance se confirmera dans l’antépénultième opéra italien du saxon, Serse. Bien que Ariodante et Ginevra soient les personnages principaux en nombre d’airs, les autres protagonistes sont loin d’être des figurants ou faire-valoir. Dalinda (quatre airs) et Lurcanio (trois) chantent aussi un duetto, le roi avec trois airs est un personnage majeur et Polinesso emplit la scène de sa présence maléfique.

L’acte I évolue dans une plaisante ambiance pastorale. Après une ouverture à la française classique, Ginevra donne ensuite le ton avec un arioso très gracieux au rythme ternaire, Vezzi lusinghe (I,1). Le duetto très charmant, Prendi da questa mano (Ginevra, Ariodante), est interrompu par le roi d’Ecosse (I,5). Ce dernier chante un des airs les plus fameux : Voli colla sua tromba, accompagné de deux cors (I,7) qui donnent à l’orchestre beaucoup de tonus et confèrent à la scène un côté plein air. Polinesso charme la crédule Dalinda avec un des airs les plus séduisants de la partition, Spero per voi (I,9). La dernière scène, chantée et dansée, comporte un prélude richement orchestré, un superbe duo d’amour entre Ariodante et Ginevra, Se rinasce nel mio cor (I,13), repris par le chœur dans un mouvement plein de grâce et de plénitude et une suite de danses éminemment françaises (une gavotte, deux musettes et un allegro) écrites pour Marie Sallé.

Contraste absolu dès le début de l’acte II qui renferme l’œil du cyclone. Après un magnifique prélude orchestral anticipant le lever du soleil dans la symphonie Le Matin Hob I.6 de Joseph Haydn, Polinesso joue devant Ariodante une scène d’amour avec Dalinda déguisée en Ginevra. Ariodante anéanti chante alors le célèbre lamento en sol mineur, Scherza infida, sommet incontesté de l’opéra (II,3). Les thrènes endeuillées des deux bassons évoquent une cérémonie funèbre. Formellement il s’agit d’une aria avec da capo mais ici la structure disparaît devant la puissance et l’intensité des affects. Dalinda se réjouit dans un air fort ambigu, Se tanto piace il cor (II.4), une sicilienne mélancolique (non exécutée dans cette production) révélant ses espérances et ses doutes. Le désespoir de Ginevra éclate dans un autre sommet de la partition, l’air Il mio crudel martoro, un lamento bouleversant, sorte de marche funèbre en mi mineur, superbe exemple du bel canto haendélien (II,10). La fin de l’acte combine habilement des récitatifs accompagnés véhéments, des pièces instrumentales sinistres et le ballet des songes agréables et funestes.

A l’acte III, l’équilibre naturel des choses est progressivement rétabli au terme d’une longue marche vers la lumière. Ariodante exprime sa colère et son désespoir dans un air d’une sombre grandeur précédé par un arioso tragique, Numi, lasciarmi vivere (III.1). On arrive au sommet de l’acte avec l’aria di furore de Ginevra, Si, morro, ma l’onore mio, en fa dièse mineur, aussi court qu’il est intense et dont l’orchestration est subtile avec un violon et un violoncelle solos et trois parties de violons (III.5). Le traître est démasqué et tué et Ariodante exprime son exaltation dans un air de bravoure, Dopo notte, bourré de syncopes et de vocalises (III.8). C’est le seul air de la partition de forme da capo à cinq sections. Le duo d’amour Lurcanio-Dalinda (III.9) n’en est pas un en fait, car les deux protagonistes chantent à tour de rôle et ne s’unissent que lors de la cadence finale de l’air. Dalinda est incapable de simuler des sentiments qu’elle n’éprouve pas. Par contre dans le duo d’amour Ariodante-Ginevra, Bramo aver mille vite, qui termine l’opéra, les deux amoureux chantent ensemble dans un style contrapuntique raffiné et s’unissent totalement à la fin (III.11).

Visiblement William Christie a insisté sur les aspects français de cet opéra en donnant aux ballets leur juste place. Ces derniers ne sont pas des pièces rapportées mais au contraire s’intègrent intimement dans l’action. Dommage que le chef ait procédé à quelques coupures notamment la troublante sicilienne de Dalinda à l’acte II. Une mise en espace sobre et efficace (Nicolas Briançon) a placé habilement les acteurs dans un cadre féerique crée par la vidéo (Valéry Faidherbe) qui emplit totalement le fond de la vaste scène de l’Auditorium de Dijon. La vidéo suit fidèlement la didascalie avec au premier acte des paysages bucoliques (buissons fleuris, forêts et collines, un château au milieu des arbres, un vieux pont gothique. Aux actes 2 et 3 apparaissent des architectures grandioses figurant des palais, des cathédrales toujours enfouis dans une épaisse forêt évoquant l’ambiance romantique de l’Ecosse. Les éclairages (Jean-Pascal Pracht) donnaient la vie et des couleurs au cadre et aux personnages.

Une belle équipe d’acteurs-chanteurs a conféré à la représentation un lustre exceptionnel. Renato Dolcini est un roi d’Ecosse idéal, il a tout pour lui, la présence scénique, une voix noble de baryton-basse superbement projetée, au timbre doux et puissant. Il agrémenta son chant de remarquables vocalises notamment dans son air, Voli con la sua tromba. Dalinda, suivante de Ginevra est-elle aussi naïve qu’il paraît ? Après tout elle s’amourache d’un triste sire et est prête à tout pour que ce dernier s’intéresse à elle. Ana Vieira Leite a accompli une remarquable prestation : intonation impeccable, ductilité d’une voix souple capable de triompher de toutes les difficultés de la partition et notamment de redoutables coloratures. Toutefois son personnage m’a paru un peu trop lisse et j’eusse apprécié qu’elle montrât une touche de perversité. Le détestable Polinesso était incarné par le contre-ténor Hugh Cutting. Ce dernier chanta son rôle avec une intonation parfaite. Le timbre de la voix était diablement enjôleur dans l’air séduisant Spero per voi ; les vocalises formidables de Se l’inganno sortisce felice, io detesto per sempre virtu, véritable profession de foi maléfique du duc d’Albany (II.5), étaient conduites avec brio. Malheureusement il manquait au remarquable chanteur britannique, la noirceur exigée par ce rôle de sinistre Tartuffe. Kresimir Spicer prêtait sa voix de ténor au personnage de Lurcanio. En tant qu’amoureux transi éconduit par Dalinda, il n’était pas à son avantage mais le chanteur croate a transfiguré ce rôle ingrat de sa voix puissante à la projection insolente et aux belles couleurs, notamment dans son air magnifique, Del mio sol vezzosi rai (I.10). Son souffle inépuisable et des pianissimos à tomber, ont illuminé cette émouvante déclaration d’amour dédaignée pourtant par Dalinda. A Lea Desandre (Ariodante) étaient attribués les plus beaux airs de la partition et notamment le célébrissime Scherza infida. Malgré un tempo très lent, la mezzo-soprano franco-italienne est arrivée à maintenir une tension insoutenable du début à la fin de cet air absolument extraordinaire; elle a maîtrisé un autre aspect du bel canto haendélien, l’aria avec coloratures, Dopo notte atra e funesta, écrite sur mesure pour le castrat Giovanni Carestini. Cette flamboyante aria di paragone aux sensationnelles acrobaties, utilise la métaphore de la barque que la tempête a failli engloutir mais qui entre dans le port et touche le rivage. La mezzo nous a enchantés avec des vocalises à couper le souffle d’une précision millimétrée. Les acrobaties vocales et les ornements subtils jamais mécaniques ou gratuits, étaient toujours au service de la musicalité et du beau son. Une bruyante ovation du public salua son exploit. Le rôle de Ginevra est sans doute le plus lourd avec pas moins de huit airs ou ariosos. Ana Maria Labin a fourni une prestation d’une qualité exceptionnelle en exprimant avec justesse et sincérité tous les affects possibles, de la joie la plus pure dès l’annonce de son union avec Ariodante au désespoir absolu au moment où elle est qualifiée d’impudique et reniée par son père. Son engagement atteint un sommet d’intensité dans la grande aria, Io ti bacio (III.4) où elle se montre bouleversante. Odoardo, conseiller du roi, était interprété par Moritz Kallenberg. Il ne chantait pas d’airs mais intervenait dans les récitatifs secs et les chœurs avec une belle voix bien timbrée.


Lea Desandre et William Christie © Vincent Arbelet

Plus qu’ailleurs chez Haendel, l’orchestre joue ici un rôle de premier plan. Dans les danses, interludes et postludes, toujours parfaitement intégrés à l’action, l’orchestre Les Arts Florissants est le liant qui assure l’unité du spectacle. Dans un ensemble de cordes d’une homogénéité sans faille, le violon et le violoncelle solos faisaient admirer la belle sonorité de leur instrument. Les vents n’étaient pas en reste avec de belles parties de flûte, de hautbois et de basson solistes. Les cors naturels contribuaient activement à créer une ambiance pastorale dans l’acte I. Les trompettes naturelles donnaient à la scène finale tout son panache. Le continuo (un violoncelle, une basse d’archet, le clavecin et le théorbe) apportait son soutien harmonique au récitatif sec. On appréciait aussi quelques beaux moments de complicité entre le théorbiste et Lea Desandre. William Christie dirigea tout ce beau monde avec engagement et enthousiasme. En hommage à Marie Sallé, Léa Desandre se livra au cours de la fête finale à une danse. D’abord soliste brillante, elle fut rejointe par William Christie qui lui donna la réplique avec humour et élégance.

Un spectacle d’une beauté à couper le souffle et un festival de bel canto haendélien.



Publié le 20 oct. 2023 par Pierre Benveniste