Armide - Lully

Armide - Lully © Mirco Magliocca
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Un classique habilement revisité

Créée en 1686, Armide constitue l’ultime fruit de la collaboration entre Lully et Quinault, qui décèdent tous deux respectivement en 1687 et 1688. A ce titre, elle fut longtemps considérée comme une sorte de testament musical des deux fondateurs de la tragédie lyrique. Elle fut reprise régulièrement à l’affiche de l‘Académie royale de musique, depuis sa création et tout au long du XVIIIème siècle. Elle inspira à Desmarest un Renaud ou la suite d’Armide (1722), ainsi que Gluck, qui proposa en 1777 son orchestration du livret de Quinault dans le cadre de sa démarche de réforme de l’opéra. L’œuvre servit également de repère, voire d’étendard aux partisans de la tradition lullyste, dans le cadre des nombreuses querelles musicales qui émaillèrent le XVIIIème siècle. Certains de ses passages comptent parmi les morceaux les plus connus de Lully, comme le monologue d’Armide à la fin de l’acte II (Enfin il est en ma puissance), et bien sûr la célèbre Passacaille de l’acte V (avec le chœur Les plaisirs ont choisi pour asile). Dans cette œuvre centrée autour de l’héroïne, Quinault et Lully développent longuement l’évolution de ses états d’esprit successifs, décrivant une complexité psychologique jamais atteinte jusque-là dans la tragédie lyrique. La création pouvait en outre s’appuyer sur le talent dramatique de Marie Le Rochois, dont le sens théâtral impressionnait fortement le public d’alors. L’œuvre fut d’ailleurs très rapidement donnée en province : à Marseille dès 1686, à Avignon en 1687 et à Lyon en 1689. Hors de nos frontières, elle fut représentée à Rome, dans une traduction italienne, en 1690. Autre signe de son succès, elle fit l’objet de nombreuses parodies données au Théâtre Italien et aux Foires parisiennes.

Son sujet fut choisi par Louis XIV en personne, parmi trois propositions de Quinault. Il est tiré de La Jérusalem délivrée du Tasse (1544 – 1595), poème épique publié en 1581, connu et fort apprécié par le public du XVIIème siècle. Outre le succès de l’ouvrage, largement diffusé et traduit, les différents épisodes des amours du chevalier Renaud et de la magicienne Armide avaient en effet inspiré de nombreuses créations dans le domaine pictural (notamment Poussin : voir notre chronique), mais aussi des pièces de théâtre et des ballets (notamment Les Amours déguisés, de Lully, en 1664).

Comme il est d’usage, le prologue nous livre les clés de lecture de l’intrigue à travers un échange entre les dieux : la Gloire et la Sagesse chantent les vertus de Louis XIV, aussi habile à la guerre que durant la paix pour affermir la gloire du royaume, et venant de triompher sur « un monstre qu’on a cru si longtemps invincible » (probable allusion au protestantisme et à la récente révocation – en 1685 – de l’Edit de Nantes). De même, le chevalier Renaud écarte les douceurs fallacieuses de l’amour de la magicienne Armide pour retrouver le chemin de la gloire, dont elle ne l’avait éloigné que grâce à ses enchantements. A l’acte I, Armide célèbre à Damas sa victoire sur les troupes chrétiennes de Godefroy de Bouillon. A Phénice et Sidonie qui s’inquiètent de la tristesse de leur maîtresse, elle révèle qu’elle n’a toujours pas triomphé de Renaud, dont elle est amoureuse. Le vieux roi Hidraot voudrait voir sa nièce lui succéder mais l’invite à se choisir un époux pour assurer sa descendance. Armide lui répond qu’elle n’épousera que le vainqueur de Renaud. Aronte interrompt les réjouissances par une terrible nouvelle : Renaud a délivré tous les captifs qu’il conduisait ! Tous jurent alors de se venger. A l’acte II, Renaud, banni du camp de Godefroy pour avoir tué en duel un autre chevalier chrétien, se retire dans la campagne avec le chevalier Artémidore qu’il vient de délivrer. Il souhaite poursuivre son œuvre de gloire. Artémidore lui enjoint de se méfier d’Armide mais Renaud le rassure : il préfère la liberté à l’amour. Cachés dans les environs avec leurs soldats, Hidraot et Armide convoquent les Esprits infernaux pour capturer le chevalier. Renaud s’endort, les nymphes et bergers des Enfers lui vantent les délices de l’amour. Armide s’approche de lui pour le tuer mais hésite, frappée par sa beauté. Elle décide alors d’user de ses enchantements pour le soumettre, et ordonne aux zéphyrs infernaux de le transporter à l’écart.

A l’acte III, Armide dans le désert se désole d’être asservie par ses sentiments pour Renaud. Phénice et Sidonie tentent de la réconforter : Renaud est désormais amoureux d’elle. Consciente que cet amour n’est dû qu’à ses sortilèges, Armide convoque la Haine à son secours pour se protéger de l’Amour. Alors que la Haine va détruire les armes de l’Amour, Armide l’arrête. Furieuse, la Haine disparaît, en lui prédisant que cet amour causera sa perte. A l’acte IV, Ubalde et le Chevalier danois errent à la recherche de Renaud. Ils sont munis d’un sceptre d’or et d’un bouclier de diamants (!) ayant le pouvoir de protéger des sortilèges de la magicienne. Au milieu de monstres fantastiques surgis d’une brume épaisse, ils s’approchent du palais d’Armide. Un démon apparaît sous les traits de Lucinde, dont le Chevalier danois est amoureux.A l’aide du sceptre d’or, Ubalde fait disparaître la fausse Lucinde. Un autre monstre apparaît alors avec la figure de Mélisse, aimée par Ubalde. Cette fois le Chevalier danois dissipe l’enchantement avec le sceptre. A l’acte V, Renaud et Armide célèbrent leur passion réciproque. Ubalde et le Chevalier danois parviennent à s’introduire au palais ; Ubalde présente à Renaud le bouclier de diamants, qui lui révèle la faiblesse de ses sens. Renaud saisit son épée et s’apprête à partir mais Armide lui demande de l’emmener : sans lui elle mourra. Renaud parti avec les chevaliers, la magicienne déplore son triste sort, avant d’ordonner aux Démons de détruire son palais et de s’enfuir sur son char.

La mise en scène de Dominique Pitoiset ne nous a qu’à demi convaincus. Les photos du Capitole de Washington projetées en arrière-plan durant le prologue semblent suggérer une grille de lecture contemporaine, mais qui n’est ensuite pas vraiment développée de manière cohérente et lisible... Autre clin d’œil contemporain, mais qui reste un peu anecdotique : l’utilisation de lunettes de réalité virtuelle pour simuler les hallucinations des deux chevaliers à l’acte IV. Dans ce contexte, l’irruption à l’acte V de prisonniers éclopés semble quelque peu incongrue… Fort heureusement, le dépouillement du décor (un arrière-plan de gradins alignés, séparés en leur centre par un escalier en larges degrés) laisse le choix au spectateur de se projeter assez librement dans le contexte ; de même que les costumes intemporels de Nadia Fabrizio. Ce dépouillement souligne aussi une direction d’acteurs précise et animée, particulièrement saisissante dans les scènes les plus dramatiques, comme l’épisode où Armide s’apprête à frapper Renaud à l’acte II. Les ballets ont pleinement été pris en compte : la Compagnie Beaux-Champs de Bruno Benne rehausse l’action de chorégraphies modernes mais à la nette inspiration baroque, qui constituent autant d’agréments pour la vue dans ce décor quelque peu indigent. Au total nous restons cependant un peu sur notre faim au regard d’autres productions scéniques de cet opéra, dont le livret exalte les épisodes merveilleux : on ne peut en particulier s’empêcher de rappeler ici la magnifique version mise en scène par Marshall Pynkovski et réalisée par l’Atelier Opéra Toronto, donnée en 2015 à l’Opéra Royal de Versailles (voir notre chronique).

Au plan musical en revanche, nous adhérons sans réserve aux choix particulièrement pertinents affirmés par Vincent Dumestre et son Poème Harmonique. Pour n’en citer que quelques-uns : le rythme pointé particulièrement marqué adopté pour le premier mouvement de l’ouverture (qui nous rappelle qu’à l’époque de Lully, la mesure était battue à l’aide d’un sonore bâton), contrastant avec un second mouvement à la fugue d’une aérienne légèreté ; la reprise de l’ouverture à l’issue du Prologue (là aussi, comme il était d’usage à l’époque du surintendant), ainsi qu’un registre particulièrement étoffé (trois instruments !) de théorbes, bien audibles dans le continuo. Soulignons aussi la densité des cinq parties de violon, caractéristiques de l’orchestre de l’opéra français, et le moelleux de leurs cordes. Dans ces conditions, les nombreux passages orchestraux des ballets, ainsi que la célébrissime Passacaille de l’acte V, régalent nos oreilles à la hauteur de nos attentes.

Rassemblant des chanteurs tous familiers du répertoire français, le plateau vocal se montre tout aussi brillant. Stéphanie d’Oustrac est une Armide tour à tour passionnée et furieuse. Tandis qu’elle se blottit auprès de Renaud étendu, son grand monologue Enfin il est en ma puissance conclut de manière magistrale l’acte II. Mentionnons aussi son émouvante déploration qui ouvre l’acte III (Ah ! si la liberté me doit être ravie). Côté fureur, son affrontement avec la Haine (Timothée Varon, aux accents caverneux menaçants de sa voix contrefaite) culmine dans une densité envoûtante ; son air final (Le perfide Renaud me fuit) conclut la représentation dans un saisissant numéro scénique et vocal.


Armide (Stéphanie d’Oustrac) se préparant à frapper Renaud (Cyril Auvity) © Mirco Magliocca

Face à l’implacable magicienne, Cyril Auvity prête à Renaud un timbre charmeur de haute-contre, qui fait merveille dans la scène du Sommeil de l’acte II (Plus j’observe ces lieux), accompagné par les accents élégiaques de l’orchestre. Il simule avec conviction son rôle d’amant épris de la magicienne au début de l’acte V (notamment dans l’aimable duo Aimons-nous, tout nous y convie). Il endosse avec un ferme engagement son rôle de chevalier vaillant et invincible, rassurant Artémidore au début de l’acte II (J’aime la liberté), ou décidant de fuir lorsqu’il prend conscience de sa situation grâce au bouclier de diamants que lui présente Ubalde.

Les autres rôles sont distribués avec autant de soin. Eva Zaïcik, Gloire majestueuse, et Marie Perbost, Sagesse ferme et mesurée, enchantent le prologue de leurs échanges. On les retrouve tout aussi parfaitement complices dans le corps d’intrigue,en suivantes attentionnées (respectivement Sidonie et Phénice) autour de la magicienne, ou encore en séductrices perfides (Lucinde et Mélisse) de chevaliers tout aussi complices (Virgile Ancely en Ubalde et David Tricou en Chevalier danois), à l’acte IV. Signalons aussi la brillante invite de ce dernier, Amant fortuné lançant l’aérien Les plaisirs ont choisi pour asile. Tomislav Lavoie, sanglé dans un habit militaire et caché derrière d’épaisses lunettes noires, est un Hidraot martial, à la diction vigoureuse, débordant de fureur dans l’éclatant duo Esprits de haine et de rage (acte II). Mentionnons encore les Chœurs de l’Opéra de Dijon, qui démontrent par leurs attaques précises et une diction d’ensemble claire une très bonne maîtrise de ce répertoire exigeant.

Et signalons, pour nos lecteurs qui n’auraient pas eu l’occasion d’assister aux représentations dijonnaises, que cette production sera à nouveau donnée les 11, 13 et 14 mai prochains à l’Opéra Royal de Versailles.



Publié le 08 mai 2023 par Bruno Maury