David et Jonathas - Charpentier

David et Jonathas - Charpentier © Agathe Poupeney : Reinoud Van Mechelen (David) et Caroline Arnaud (Jonathas)
Afficher les détails
Un rêve baroque

Le contexte de la composition de David et Jonathas se situe à un tournant dans l’histoire de l’opéra français du XVIIème siècle. Lully est mort depuis mars 1687. S’appuyant sur le privilège accordé par Louis XIV, le surintendant avait obtenu de pouvoir contrôler la totalité de la production lyrique française : ses opéras n’étaient pas les seuls représentés, mais tous les opéras représentés à la Cour ou à l’Académie Royale de Musique devaient obtenir son consentement préalable (voir notre chronique). Or Charpentier s’était manifesté très tôt comme un rival de l’ambitieux Lully, en prenant sa suite dès 1672 auprès de Molière pour lui livrer des intermèdes musicaux pour ses pièces (notamment ceux du Malade imaginaire). Malgré le monopole que le surintendant bataille pour faire respecter, Charpentier continue de composer des intermèdes musicaux pour le théâtre français (essentiellement pour Pierre et Thomas Corneille) jusqu’au milieu des années 1680. Parallèlement, il entre en 1679 comme compositeur au service de la Musique du Dauphin. L’année suivante, il devient maître de musique de la duchesse de Guise, cousine de Louis XIV. Ce second poste lui offre un cadre pour des représentations « privées » d’œuvres lyriques – pastorales comme Actéon, cantates - échappant par là au monopole de Lully qui ne concernait que les représentations publiques. Charpentier se tourne également vers la musique sacrée. C’est au demeurant un domaine qu’il connaît parfaitement, puisqu’il avait été formé à Rome par Carissimi, prolifique compositeur d’histoires sacrées. Ses qualités musicales de Charpentier lui valent des commandes à la Cour. Souffrant, il ne peut toutefois se présenter au concours organisé en 1683 pour le recrutement des quatre sous-maîtres de la Chapelle royale. En 1684, il obtient toutefois le poste de maître de musique auprès des Jésuites de Saint-Paul-Saint-Louis, qui dirigent le prestigieux collège Louis-le-Grand, tournée vers la formation des « élites » du royaume.

C’est dans ce contexte que Charpentier compose en 1688 David et Jonathas pour accompagner une représentation donnée par les collégiens de Louis-le-Grand autour de la pièce de théâtre Saül. Il ne s’agit pas vraiment d’un opéra en la forme habituelle : le prologue et les cinq actes sont conçus pour s’intercaler entre les actes théâtraux. Toutefois, à la différence des semi-opéras composés par Purcell en Angleterre à la même époque (voir notre chronique), les sections musicales ne narrent pas des divertissements autonomes, étrangers à l’action principale ; elles constituent une reprise en musique de l’action, dont elles épousent soigneusement le déroulé. Elles constituent donc un ensemble cohérent, dont les différentes parties peuvent être assemblées en un véritable opéra, indépendamment de la pièce qui en constituait le pendant (mais non, le support obligé). C’est généralement ce choix qui est adopté de nos jours pour représenter David et Jonathas, Il fait aussi ressortir l’habileté du livret, dont les moments de tension dramatique et de passion alternent avec de reposantes scènes aux couleurs pastorales empreintes d’une grande fraîcheur, ménageant par touches la progression de l’intrigue jusqu’à son dénouement.

L’action est tirée d’un épisode biblique. Antérieurement à l’action proprement dite, Saül, roi d’Israël, a accueilli auprès de lui le jeune David, suite à sa victoire contre le géant Goliath. David noue amitié avec Jonathas, fils de Saül. Soupçonnant David de vouloir le détrôner, Saül le chasse. David se réfugie auprès des Philistins et de leur roi Achis, ennemi d’Israël. Jaloux de sa gloire, les chefs philistins le chassent. Au prologue, Saül, inquiet, vient rencontrer la Pythonisse pour lui demander de faire apparaître l’ombre de Samuel, son prédécesseur. L’Ombre annonce à Saül que Dieu l’a abandonné. A l’acte I, David est rappelé par les Philistins, suite à sa victoire sur les Amalécites. Il craint que son retour auprès des Philistins ne l’amène à combattre les troupes de Saül et Jonathas. Mais Achis lui apprend que Saül a demandé une trêve ; David lui conseille de l’accepter. A l’acte II, Joabel, chef de l’armée des Philistins, incite David à la guerre. Furieux du refus de David, il décide d’alimenter les soupçons de Saül. Ne se doutant de rien, David et Jonathas célèbrent le retour de la paix. Saül rencontre Achis à l’acte III et lui conseille d’exécuter David, ce qu’Achis refuse. Lorsque David se présente devant lui, Saül ordonne à Jonathas de le venger. Le refus de ce dernier déclenche la fureur de Saül, et David se retire, tandis que Joabel savoure le succès de son plan. Au début de l’acte IV David prie pour le maintien de la paix. Jonathas le rejoint et lui reproche de l’avoir fui. Saül précipite le combat en défiant Achis. L’acte V s’ouvre sur le combat des armées. Jonathas est gravement blessé, David vient à son chevet pour le voir expirer dans ses bras. Blessé à mort, Saül tente alors de frapper David dans un dernier sursaut. Il échoue et Achis proclame David roi d’Israël, tandis que ce denier se déplore : J’ai perdu tout ce que j’aime.

Présenter cette œuvre dans le chœur de la Chapelle royale fait évidemment sens par rapport à l’opéra sacré de Charpentier, à la fois lyrique par sa musique et biblique par son action. On sait que les représentations scéniques d’oratorios dans des espaces religieux sont rarissimes mais pas totalement inconnues à l’époque baroque. Ainsi, à la fin du XVIIème siècle des oratorios mis en scène étaient donnés à la chapelle impériale des Habsbourg durant la semaine de Pâques (voir notre chronique). Il convient de souligner le véritable défi que constituait ce choix au regard des contraintes qu’il impose pour la mise en scène : un espace semi-circulaire sans grande profondeur, sans rideau de scène et sans cintres, par définition difficile à exploiter. La proposition de Marshall Pynkoski ne se contente pas de surmonter ces contraintes : elle s’empare de cet espace singulier qu’elle transforme par quelques aménagements simples mais marquants en un somptueux écrin théâtral. Suspendu au-dessus de l’estrade, un grand dais aux larges rideaux rouges, mus depuis la galerie, remplace le traditionnel rideau de scène. Exploitant également la hauteur de l’espace, un escalier double mène à un balcon central qui surmonte la scène et créée ainsi un second niveau de scène, certes étroit mais dont l’occupation permet de souligner l’importance de certaines scènes (notamment entre David et Jonathas). S’y ajoutent quelques évocations bienvenues, comme le drap rouge agité au début de l’acte IV, figurant le sang répandu lors du combat, ou encore l’émouvante composition des trois femmes qui entourent religieusement le corps de Jonathas agonisant, qui semble sortie tout droit d’un tableau de Nicolas Poussin (1594 - 1665).

Dans ce décor à la fois sobre et somptueux construit par Antoine et Roland Fontaine, les couleurs chamarrées des costumes signés Christian Lacroix focalisent l’attention du spectateur. Sans verser dans la reconstitution ils évoquent d’assez près des tenues du XVIIème siècle. Ceux des figurants et de danseurs sont caractérisés par leur simplicité et la fraîcheur des coloris, tandis que les solistes ont droit à des ensembles précieusement ornés : pour les hommes de sombres vêtements brodés, rehaussés de rubans, longues bottes, tandis que les femmes arborent des robes aux couleurs vives. Les déplacements des nombreux intervenants (solistes, danseurs, figurants), réglés avec précision, animent l’espace de manière fluide et dynamique. Les chorégraphies pleines de grâce de Jeannette Lajeunesse Zingg renforcent ce sentiment de fluidité, tout en accompagnant la progression de l’action. Les lumières d’Hervé Gary s’avèrent attentives tout à la fois à l’action scénique et aux interventions externes, notamment celles des chœurs. La production de Marshall Pynkoski constitue ainsi une éblouissante leçon de fidélité au livret originel et de réussite esthétique, à rebours des hasardeuses transpositions trop souvent privilégiées de nos jours.


Un ballet signé Jeannete Lajeunesse-Zingg © Agathe Poupeney

Dès sa première apparition (Ciel ! Quel triste combat), Reinoud Van Mechelen imprime à David une extraordinaire présence scénique et vocale. Sa projection impérieuse emplit sans peine la chapelle, son timbre solaire et sa diction impeccable confèrent au personnage une incontestable noblesse. Mentionnons encore sa magnifique prière Souverain juge des mortels (acte IV) et son émouvante déploration Jamais amour, peu avant le finale.

Travestie dans de fort seyants vêtements masculins, Caroline Arnaud incarne avec sensibilité un Jonathas tout en passion. Son court bonheur (l’allègre duo avec David Goûtons, goûtons les charmes, magnifiquement repris par le chœur, à l’acte II) se mue en un désespoir infini à l’acte IV, qui repose largement sur sa présence dramatique (A-t-on jamais souffert, aux aigus lancinants de douleur, ou le Triste devoir, tu me rappelles, aux longs aigus filés).

Souffrant, David Witczak ne pouvait ce soir-là chanter le rôle de Saül. Il en a toutefois assuré la partie scénique, tandis qu’Arnaud Robert tenait la partie vocale depuis un des bas-côtés de la scène. Saluons donc l’intervention au débotté de ce dernier dans un des rôles essentiels de l’œuvre, où il s’impose avec assurance dès le prologue (Ah cessez, vains remords). A l’acte III il s’acquitte avec panache de l’air Objet d’une implacable haine, impeccablement relayé sur scène par les mimiques du titulaire.

Les rôles secondaires sont tout aussi généreusement distribués. Soulignons l’éblouissant numéro de François-Olivier Jean, Pythonisse masquée à l’extravagante tenue chamarrée du prologue et à la voix ingénument contrefaite. Son invocation mystique (Retirez-vous/ Oh Ombre c’est moi) est proprement saisissante. Ombre de Samuel aux accents sépulcraux, vêtu d’une irréelle cape blanche surmontée d’un col à fraise, Geoffroy Buffière lui donne superbement la réplique (Quelle importune voix).

Mentionnons également un Virgile Ancely très à l’aise dans le rôle martial d’Achis : serein pour louer Le ciel enfin favorable (acte I) ou pour rassurer David (Vous vivez, vous régnez), enflammé pour appeler au combat (Courrons, cherchons dans les combats) et solennel pour proclamer le nouveau roi David au finale. Et soulignons la très convaincante prestation vocale et scénique d’Antonin Rondepierre, virevoltant Joabel aux magistrales imprécations (Dépit jaloux, haine cruelle et Achevons ! Achevons !).


Antonin Rondepierre (Joabel) et Reinoud Van Mechelen (David) © Agathe Poupeney

Sous la conduite de Gaétan Jarry, l’orchestre Marguerite Louise rend pleinement justice à la partition de Charpentier. Les différentes parties instrumentales sonnent avec clarté, le continuo est vigoureux, les couleurs orchestrales chatoyantes. Retenons aussi les charmeuses parties de traversos, les trompettes sonores et les percussions impérieuses (le finale du prologue, le combat). Les nombreuses pages purement orchestrales (ouvertures, ballets) sont traitées avec inspiration ; les ensembles avec les chœurs sont menés avec une grande précision. Soulignons enfin la qualité des chœurs, aux attaques impeccablement coordonnées, ainsi que les interventions réussies des membres du petit chœur sur scène dans de courts rôles secondaires. Tous ont contribué ce soir-là à nous plonger tout éveillés dans ce magnifique rêve baroque versaillais. Et pour ceux qui n’ont pas pu y assister, précisons que cette belle production a fait l’objet d’un enregistrement vidéo qui sera diffusé sur la chaîne Mezzo.



Publié le 23 nov. 2022 par Bruno Maury