Didon et Enée - Purcell

Didon et Enée - Purcell © @ars-essentia. De g à d: Renato Dolcini et Helen Charlston
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« Le chef-d’oeuvre absolu de la musique baroque anglaise »

Didon, reine et fondatrice de Carthage, tombe amoureuse du héron troyen Enée avec qui elle entame une liaison passionnée. Des sorcières malfaisantes persuadent Enée qu’il est condamné par le destin à gagner la terre italienne. Enée prépare sa flotte en secret. Quand Didon l’interroge sur ses desseins, il nie toute velléité de la quitter mais pour Didon c’est l’intention qui compte. Elle chasse Enée et se laisse mourir.

Didon et Enée, Z 626, est un opéra baroque en un prologue et trois actes composé par Henry Purcell (1659-1695) sur un livret de Nahum Tate (1652-1715) tiré du chant IV de L’Enéide de Virgile. Il a été créé en décembre 1689 à l’école de jeunes filles de Josias Priest à Chelsea (Londres). Cet opéra a fait l’objet de deux chroniques dans ces colonnes par notre confrère Bruno MauryHalle et à Versailles). Le mythe de Didon et Enée a fasciné les compositeurs. La Didone de Francesco Cavalli (1602-1676) sur un livret de Giovanni Francesco Busenello a été composée en 1641. Il s'agit d'une oeuvre très intense et dramatique comme en témoigne le splendide lamento d’Ecuba à l’acte I mais qui curieusement a une fin « heureuse » puisque Didon épouse finalement le roi Iarbas qui la courtisait. L’Angleterre étant à cette époque assez perméable aux influences italiennes, il est possible que Henry Purcell ait connu certains passages de La Didone et en particulier le fameux lamento d’Ecuba. Les deux splendides lamenti situées au début et à la fin de l’opéra de Purcell sont peut-être le reflet de cette influence. Ajoutons encore qu’Erismena, un autre opéra de Cavalli avait été totalement adapté en anglais. Après la mort de Purcell, Pietro Metastasio écrivit en 1724 un livret intitulé Didone abbandonata pour le compositeur Domenico Sarro. Par la suite ce livret inspirera une soixantaine de compositeurs réputés pendant tout le 18ème siècle parmi lesquels Nicola Porpora, Johann Adolf Hasse, Niccolo Jommelli, Giovanni Paisiello… et Saverio Mercadante en 1840.

Outre les influences italiennes, les influences françaises sont très fortes sous le règne de Charles II (1630-1685). A la place d’une sinfonia, Purcell fait débuter son opéra par une ouverture à la française comportant un portique majestueux en rythmes pointés et un fugato. Cette ouverture est proche de celles que Jean-Baptiste Lully (1632-1687) composait trois décennies plus tôt pour ses opéras. Purcell a probablement connu Isis puisqu’il a mis en œuvre les même procédés dans la scène du Froid du semi-opéra ou masque King Arthur (voir la chronique du concert donné à Beaune en 2019) que ceux employés par Lully dans la scène des Trembleurs d’Isis. L’intervention des sorcières et magiciens à l’acte II ne doit rien, ni à l’Italie, à l’Allemagne ou à la France ; c’est une création typiquement anglaise inspirée peut-être de Shakespeare. Les sorcières et autres esprits maléfiques remplacent les dieux latins dans la manipulation des destinées humaines. Elles ont juré de briser l’union de Didon avec Enée, de provoquer la mort de cette dernière et finalement la destruction de Carthage. A cela on peut ajouter l’influence de la musique populaire anglaise toujours sous-jacente dans Didon et Enée ou dans King Arthur. Au vu de l’adaptation habile de la musique à la prosodie anglaise, on peut dire que Purcell est avec Matthew Locke le fondateur de l’opéra anglais.

Didon est de loin le personnage principal. Toute l’action tourne autour d’elle. Helen Charlston confère à ce rôle une puissance exceptionnelle. Quelle voix ! Quelle présence scénique! La projection est royale, le timbre d’airain frappe par sa malléabilité et sa ductilité. Cette incarnation puissante ne se fait pas au détriment de la sensibilité. D’emblée la soprano britannique nous émeut dans la chaconne Ah Belinda ! I am prest, et nous bouleverse dans le lamento déchirant du troisième acte sur un ostinato chromatique, When I am laid in earth, acmé de l’opéra . Elle est une des meilleurs Didon que j’ai eu l’occasion d’écouter.

L’autre rôle titre, Enée, était incarné par Renato Dolcini. Le rôle est plus petit que celui de Didon mais Renato Dolcini compense sa présence sur scène relativement brève par sa forte personnalité, sa vaste culture baroque et ses moyens vocaux. La projection de la voix de ce baryton basse est phénoménale, le timbre est très agréable. Renato Dolcini et Helen Charlston formaient un très beau couple même s’ils chantaient rarement ensemble et la scène de leur union amoureuse dégageait une grande sensualité. Endossant le rôle de la Magicienne au cours des actes suivants, Renato Dolcini changeait complètement de style. A la fois comique et inquiétant, il promenait alors sa voix dans des registres surprenants et souvent grinçants.


© @ars-essentia. De g à d: Maud Gnidzaz, Ana Vieira Leite et Virginie Thomas

Belinda est plus que la confidente de Didon, elle la conseille et veille sur elle autant qu’elle le peut. Ana Vieira Leite a joué et chanté ce rôle avec beaucoup de talent, de délicatesse, de charme et d’engagement. La soprano portugaise a une voix agile au timbre très séduisant. Elle vocalise avec grâce notamment dans une des variations de la chaconne, Pursue thy conquest. Elle chante avec la deuxième suivante de Didon (Virginie Thomas) un duo irrésistible, Fear no danger to ensue, dont la mélodie est un chant populaire au rythme lancinant qui se grave instantanément dans la tête. Virginie Thomas chante plus loin un beau solo rappelant la légende d’Actéon dévoré par ses chiens.

Les rôles des deux sorcières sont jouées et chantées par Maud Gnidzaz et Virginie Thomas, deux chanteuses spécialistes de l’opéra baroque. Maud Gnidzaz, inoubliable dans L’allegro, il penseroso ed il moderato de Haendel, réalise aussi ici avec sa consœur Virginie Thomas une très belle performance dans ce rôle de sorcière et toutes deux manifestent beaucoup d’inventivité et de fantaisie. Les autres rôles de sorcières, probablement jouées par des femmes à Chelsea, ont été confiés ici à des hommes (Jacob Lawrence, Michael Loughlin Smith). Ces derniers intervenaient également avec brio dans la scène des marins et dans les chœurs.

Avec trois violons, deux hautbois, un violoncelle, un violone et le continuo (clavecin, basse d’archet et théorbe), l’orchestre était petit mais pourtant sonnait admirablement dans cette sublime collégiale Notre Dame de Beaune. Le chœur (les sopranos citées plus haut, Bastien Rimondi, Daniel Brant, Padraic Rowan, Christophe Gautier) intervient très fréquemment, soit il commente l’action soit il répète en écho certaines phrases des solistes. La participation du chœur en onomatopées dans les scènes grimaçantes des sorcières était désopilante. William Christie, assis devant son clavecin, semblait se fondre discrètement dans le continuo. Ne nous y trompons pas, il régissait les moindres détails de ce spectacle sans avoir l’air d’y toucher.

Avec de tels interprètes, cet opéra, synthèse miraculeuse de scènes pastorales, tragiques et burlesques, « chef d’oeuvre absolu de la musique baroque anglaise » selon Christie, a procuré au public une heure d’enchantement.



Publié le 04 août 2023 par Pierre Benveniste