Eliogabalo - Cavalli

Eliogabalo - Cavalli © Monika Rittershaus
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Abus de pouvoir et extravagances genderfluid

L'opéra Eliogabalo, composé en 1668, a été représenté pour la première fois en 1999 et a depuis été rarement joué – voir la chronique d’une des belles exceptions dans ces colonnes.

Il traite de la libération des droits sexuels, que ce soit avec les hommes ou avec les femmes. Son sujet est tiré d’ un ancien empereur romain qui a alimenté la curiosité de Cavalli. Écrit pour la saison du carnaval, mais jamais représenté de son vivant, on ne connaît pas exactement la raison de l'annulation juste avant la première (et alors que la partition était déjà toute finalisée) au théâtre des SS. Giovanni e Paolo à Venise, et son remplacement par la version de Boretti.

Éliogabale monte sur le trône de Rome à l'âge de 14 ans. Originalement Marcus Aurelius Antoninus Augustus, il tire son nom du dieu solaire assyrien Heliogabalus. Difficile pour les Romains d'accepter un empereur vénérant un dieu étranger : il est assassiné quatre ans plus tard. Au cours de sa brève vie, il se promenait dans la ville et dans les bordels habillé en femme. On appellerait aujourd'hui un homme genderfree. Il s'est marié un homme. Mais au moins quatre fois, peut-être sept. Depuis la Renaissance, cette figure a été découverte et chaque génération a peint son propre Éliogabale. Aujourd'hui ce sont les queer et les trans qui endossent ce rôle.

L'opéra est présentée dans la mise en scène de Calixto Bieito, qui a récemment ravi le public et la critique avec une autre œuvre baroque, Le couronnement de Poppée de Monteverdi. Il explore cette intrigue incontestablement d'actualité sur le politicien égocentrique du pouvoir, Éliogabale, et explorant la question de ce que signifie la masculinité aujourd'hui. La mise en scène, en noir et blanc au début, gagne des couleurs tout au long de l'action. L'extravagance sexuelle met du temps à s'échauffer. Le nu marqué habituel chez Bieito n'apparaît que dans les clips vidéo, bien qu'un immense taureau au deuxième acte (sur l’air d'Éliogabale O che bianco di gel - Si Éliogabale le veut, la saison changera !) rappelle sa production controversée de Carmen.


Yuriy Mynenko (Eliogabale) © Monika Rittershaus

Le chef d’orchestre Dmitry Sinkovsky a joué un grand rôle dans les ritournelles dansantes, les airs touchants et les récitatifs colorés. Cavalli était un élève de Monteverdi, il écrivait de la musique pour le théâtre et non pour les interprètes, c'est pourquoi les grands airs de virtuosité ne sont pas abondants. L'original dure environ quatre heures, réduites à trois avec des coupes dans les passages instrumentaux les plus longs et les récitatifs, dans un projet baroque caractérisé par une interprétation assez libre du matériau. La partition comporte uniquement des indications harmoniques ; elle nous est parvenue sans instrumentation, comme il était généralement d’usage à l’époque. Le choix des instruments est donc très libre, à la discrétion du chef... et du budget de la production ! Ici, à Zurich, nous avons du Platz und Geld (de l’espace et des moyens), d’où le choix d’une grande production, avec un recours marqué aux percussions, et l’ajout de clips vidéo. En plus de son travail de chef d'orchestre, Sinkovsky est aussi un violoniste et un contre-ténor doué. Il le montre avec brio dans cette production : le musicien âgé de 42 ans ne se contente pas de diriger, il joue du violon et chante même un air depuis la fosse d'orchestre pour ouvrir le troisième acte ! Il dirige la partition avec un goût sûr, tout à fait approprié à l’œuvre de Cavalli et qui nous ravit lors de cette représentation.

Très homogène, le plateau regroupe des chanteurs d’un excellent niveau et dont les voix s’assemblent agréablement. Yuriy Mynenko, qui est actuellement l'un des contre-ténors internationaux les plus cherchés (voir également ma chronique de cet été) est entouré d'autres chanteurs exceptionnels. Il brille dans le rôle-titre, et terrorise sans scrupules son entourage par ses abus de pouvoir. Le chanteur ukrainien a eu des difficultés à passer la frontière avec la Pologne, mais il a réussi au dernier moment et nous avons eu la chance de l'entendre, notamment dans l’air Qui son Io.

Flavia Gemmira (Anna El-Khashem) qui est fiancée à Alessandro (également connu sous le nom d'Alessandro Severo), est désirée par l’empereur. Avec l'aide de ses deux serviteurs Lenia (Mark Milhofer) et Zotico (Joel Williams), Eliogabale utilise des somnifères pour droguer Gemmira et la plier à sa volonté, dans un air animé (Fedeltà sempre fu un venen per gl'amanti).

Ecrit pour un castrat dans la partition originale, le rôle de Giuliano est joué par Beth Taylor. Dans le monde surréaliste et onirique de Bieito, il est un homme travesti. La soprano écossaise nous livre avec assurance l' air Eliogabalo infido et le duo passionnant Nell'aure/ Nell'arene.

David Hansen endosse le rôle de l'innocent Alessandro, propice à son talent d'acteur, avec un Io resto solo ? No ! très dramatique et un passionné Sole del amor mio, de même que le duo d'amour final avec Gemmira (Sol per ti vivo).

Mark Milhofer est Lenia, une nourrice travestie crédible munie de hauts talons, essentielle dans le développement de l'action. Il donne beaucoup de relief à l'aria comique È gran cosa che l'età en sautant sur une moto suspendue au plafond.

La basse Daniel Giulianini interprète avec force le rôle de Nerbulone, et Siobhan Stagg celui d'Anicia Eritea, démontrant une bonne connivence avec la musique de l'orchestre La Scintilla, dans des airs comme Eliogabalo infido et Quel che ama soffrera.

Eliogabale voulait former un sénat de femmes (avec des décors très romains), qui a abouti à un catfight entre les figurantes. En suite il profite d'un festin mais dans cette mise en scène il s'agit de plats chinois à emporter ! On le voit se transformer en femme, avec une castration sanglante sur scène lorsqu'elle change de sexe parée des pièces fluides du scénario. Ses ariosos démontrent la brutalité du personnage. A la fin, comme le Don Giovanni de Mozart, Eliogabale se retrouve seul, et les eaux du Tibre sont pour lui les flammes de l'enfer.



Publié le 21 déc. 2022 par Pedro Medeiros