Sarrasine - Haendel/ Petrou

Sarrasine - Haendel/ Petrou © Alciro Theodoro Da Silva : Juan Sancho
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Un pastiche original autour de l’amour pour un castrat

Le terme pasticcio vient de la pâtisserie italienne, désignant un plat mélangé, souvent fait de restes, mais délicieux et harmonieux. Dans le contexte de la musique baroque, un pasticcio est une œuvre constituée de morceaux préexistants, souvent d'opéras différents, rassemblés et réarrangés pour créer une nouvelle composition. Cette pratique permettait de revivre des thèmes musicaux déjà éprouvés et appréciés par le public, tout en les adaptant aux chanteurs disponibles. Le Rinaldo de Georg Friedrich Haendel, créé en 1711, et l’Oreste de 1734 sont des exemples notables où la frontière avec le pasticcio est floue. Dans ces œuvres, seule la partie des récitatifs est entièrement nouvelle, tandis que les airs sont souvent repris d'autres compositions. Cela permettait non seulement de capitaliser sur le succès des mélodies existantes, mais aussi de mettre en valeur les talents spécifiques des chanteurs de l'époque. Le pasticcio représente donc un mélange habile d'innovation et de tradition, garantissant un succès artistique et commercial.

C'est donc dans cet esprit que, s'inscrivant dans l'expérience du Festival de Göttingen avec les premières de Haendel, George Petrou et Laurence Dale adaptent le roman Sarrasine d’Honoré de Balzac (1830), en l’adaptant aux mélodies de Haendel. Cette démarche s'aligne parfaitement avec la tradition du pasticcio, fusionnant des airs célèbres avec une nouvelle narration, tout en respectant l'essence baroque de l'œuvre. L'idée est de capturer la magie des compositions d’Haendel et de les insérer dans un cadre littéraire différent, offrant ainsi au public une expérience riche et inédite.

Dans cette adaptation de Sarrasine, l'intrigue commence avec un vieil homme qui fouille une pièce, suscitant la curiosité de Madame de Rochefide, qui s'interroge sur ses motivations. Le personnage de Sarrasine, issu du roman de Balzac, est central dans cette histoire. Lorsque l'hôte de la maison apparaît, quelque chose d'étrange se produit : au contact de Madame, le vieil homme se met à crier. Intriguée, elle cherche à en savoir plus sur lui. Dans une pièce isolée, elle apprend de son compagnon que le vieil homme a autrefois joué à Rome sous le nom de la chanteuse d'opéra Zambinella. Le sculpteur Sarrasine, qui ignorait que la chanteuse était un homme castré, en tombe amoureux.

« C'est une histoire sur l'incontrôlabilité de l'amour », explique George Petrou, qui, avec le metteur en scène Laurence Dale, réinvente la nouvelle sous la forme d'un opéra de Haendel. Au XVIIIe siècle, le changement de genre et les ambiguïtés sexuelles sur scène étaient parfaitement normaux : les sopranos incarnaient des rôles masculins principaux, et les castrats interprétaient aussi bien des rôles masculins que féminins. Dotés de voix brillamment lumineuses, ils étaient prédestinés aux rôles héroïques et séduisants, et étaient pratiquement idolâtrés par le public. Petrou a soigneusement sélectionné des arias que Haendel avait rejetées lors de la composition de ses opéras, non pas parce qu'elles étaient de qualité inférieure, précise le directeur artistique, mais parce qu'elles étaient de véritables chefs-d'œuvre que Haendel avait écartés pour des raisons dramaturgiques. Pendant des années, Petrou les a collectées et les a maintenant réarrangées pour les inscrire dans le récit de Balzac. Ainsi, il a créé une œuvre de théâtre musical pour le XXIe siècle, avec un texte publié en 1830 et une musique étonnamment belle du XVIIIe siècle. Balzac aurait été ravi de la cohérence narrative de cette « unité totale ».

L'adaptation a nécessité trois ans de travail et continue d'être ajustée. Les airs de Haendel sont choisis avec soin parmi un large répertoire, incluant du matériel rejeté réutilisé comme des « leitmotivs ». Les récitatifs sont en français et en allemand, mettant parfois à l'épreuve la prononciation des chanteurs. Ce projet offre ainsi une riche palette de réflexions et d'explorations musicales et dramatiques, combinant tradition baroque et innovation narrative.

L'opéra s'ouvre avec une ouverture contemporaine teintée de tons des cordes imposants, qui se transforme en une joyeuse partie « B » de l'ouverture à la française d’Ottone (HWV 15). Les personnages baroques dansent, accompagnés de variations tirées d'Ottone. Ensuite, un duo initialement écrit pour Tamerlano (HWV 18), Coronata di gigli e di rose, le seul duo pour deux castrats écrit par Haendel, est interprété par Balzac et Madame de Rochefide, accompagnés par le chœur qui chante en français : Ils parlent toutes les langues : l'italien, le français, l'espagnol, l'anglais et l'allemand, parfaitement bien. Les airs qui suivent identifient et développent chacun des deux personnages. Cette ouverture riche en variations et en mélanges de styles donne le ton pour une œuvre où les récitatifs en français et en allemand viennent s'ajouter à des arias puisées dans un large répertoire haendélien.

Le jeune chœur de chambre, composé du Chœur universitaire et re-dirigé par George Petrou, joue un rôle essentiel dans cette adaptation. Le chœur insère des commentaires concis tels que Oh terror tiré de Semele (voir ma chronique) et Jealousy de Hercules (voir ma chronique), commentant l'action à la manière du chœur grec et rappelant les deux opéras du Festival de Göttingen de l'année précédente. Cette scène est entrecoupée par de la musique provenant de la cantate française Sans y penser (HWV 155) et inclut l'interprétation de Petite fleur brunette pour souligner les émotions et les tensions dramatiques. Au début de l'Acte II, le Questo è il ciel d’Alcina est interprétée dans un style burlesque, ajoutant une touche de légèreté et d'humour à l'opéra. Plus tard, le texte de Roma applauda la divina Zambinella est adapté à partir de l'original Roma applauda Claudio d'Agrippina, mettant en lumière Zambinella, un personnage central de l'intrigue. Le jeune chœur universitaire a ainsi démontré des compétences vocales remarquables tout au long de la représentation. Ses voix se sont harmonieusement mêlées pour interpréter des morceaux exigeants, montrant une maîtrise exceptionnelle de la technique et une capacité à exprimer une gamme d'émotions à travers la musique de Haendel.

L'opéra poursuit en mettant en avant la virtuosité vocale de Sreten Manojlović dans le rôle de Balzac, avec son premier air, Le profonde vie dell'onde, une aria alternative tirée d'Ottone. Cet air de bravoure permet à Manojlović de démontrer ses compétences techniques et son expressivité musicale. Ensuite, le baryton serbe intervient avec une ligne narrative intrigante : Si je vous disais que La Zambinella chantera... Cette phrase prépare le terrain pour l'entrée de Zambinella avec l'air T'aspetta fuor dell'onde, soulignant l'attente et la tension dramatique avant son apparition tant attendue. Cette structure narrative et musicale, intégrant des airs alternatifs et des adaptations habiles, enrichit l'intrigue tout en offrant des moments de bravoure pour les chanteurs, capturant ainsi l'essence et l'esprit de l'opéra baroque.

L'opéra met également en avant Myrsini Margariti dans le rôle de Mme Rochefide, une personne extravagante. Elle commence avec l'air Lascia la spina tiré d’Il Trionfo del Tempo e del Disinganno. Avant de chanter, on entend : Madame, honorez-nous encore une fois avec votre voix divine, je vous en prie !, ce qui instaure une atmosphère solennelle avant que l'horreur ne s'installe lorsqu'elle découvre Zambinella n’est autre que le vieil homme. La voix de la soprano grecque est à la fois riche et expressive, capable de capturer des nuances émotionnelles profondes et de transmettre une intensité dramatique. Son interprétation de Lascia la spina met en valeur sa technique impeccable et son timbre chaleureux, captivant l'auditoire dès les premières notes. Dans un moment de comédie, Mme Rochefide, qui surgit ivre et drôle, interprète Torni la gioia in sen, un air écarté d'Amadigi di Gaula (HWV 11). Ici, Margariti démontre sa polyvalence en passant du sérieux à l'humour avec aisance. Sa maîtrise vocale et sa capacité à infuser chaque note d'une énergie vivante ajoutent une touche légère et humoristique à l'opéra, contrastant avec les moments plus sombres et dramatiques.

Au rôle-titre, et connu pour sa voix puissante et son interprétation émotionnelle, Juan Sancho commence avec l'air No, no ch'io non apprezzo che te tiré d'Agrippina. Cet air, plein de passion et de dévotion, permet au ténor andalou de démontrer ses compétences techniques et sa capacité à transmettre une intensité dramatique. Cependant, Sarrasine ressent bientôt le poids du rejet, ce qui est illustré par l'air Un disprezzato affetto d'Ottone. La voix de Sancho exprime parfaitement la douleur et la déception de Sarrasine, montrant une vulnérabilité touchante. Le point culminant de la révélation – C'est une femme !! – est suivi de l'air Amor ed impietà, un aria écarté de Floridante (HWV 14). Ici, Sancho capte la confusion et le conflit intérieur de Sarrasine. Sa voix puissante et émotionnelle, combinée à son habileté à exprimer une gamme complexe de sentiments, rend ce moment particulièrement poignant. Cette progression musicale et narrative permet de voir l'évolution émotionnelle de Sarrasine, enrichissant l'intrigue tout en mettant en valeur son talent exceptionnel.


© Alciro Theodoro Da Silva

Samuel Mariño brilla dans le rôle de Zambinella, une diva travestie à la voix éblouissante. Le contre-ténor vénézuélien commence avec une version plus rapide et dynamique de Piangero, montrant ses compétences vocales avec une agilité remarquable et une colorature brillante. Sa voix résonne magnifiquement dans l'aria L'Armi implora dal tuo figlio, exprimant à la fois la puissance et la délicatesse nécessaires pour ce rôle. Vêtu d'une robe blanche étincelante, Zambinella enchante avec l'aria colorature Parolette, vezzie e sguardi, exhibant des trilles et des ornements vocaux virtuoses. Mariño démontre non seulement une maîtrise technique impressionnante, mais aussi une capacité à transmettre une gamme d'émotions complexes à travers sa voix. Dans un tournant inattendu, Zambinella se transforme en un marin viril (Qui ? Lei ?), chantant avec une intensité passionnée l'aria Tu solcasti il mare infido d’Atalanta (HWV 35). Mariño adapte son timbre avec habileté pour incarner ce personnage contrastant, tout en maintenant la pureté et la clarté de sa voix.

Zambinella révèle finalement son vrai genre au cardinal avec une émotion poignante, puis chante Lascia ch'io pianga pour la troisième fois, cette fois-ci avec une profondeur et une sensibilité accrues, exprimant la douleur et la résignation en voyant son amant. Cette performance de Mariño souligne non seulement sa technique vocale exceptionnelle, mais aussi sa capacité à incarner des rôles complexes et multidimensionnels, faisant de Zambinella un personnage inoubliable dans cet opéra baroque.

George Petrou conclut l'opéra en explorant le motif de la Sarabande, tiré de la Suite en ré mineur pour clavecin HWV 437 de Haendel, pour préparer le moment de terreur où l'on entend Tu n'existes pas. Cette utilisation finale du motif de la Sarabande donne une dimension sombre et dramatique à la conclusion de l'opéra. La sarabande, avec son rythme lent et solennel, est souvent utilisée pour exprimer la tristesse, la douleur ou le désespoir dans la musique baroque. Dans ce contexte, elle prépare l'audience à un tournant dramatique où une révélation ou une conclusion poignante est sur le point d'être révélée.

Ainsi, le chef d'orchestre et directeur musical grec utilise habilement ces morceaux de Haendel pour créer une atmosphère intense et émotionnelle à la fin de l'opéra, renforçant ainsi l'impact du moment où l'on entend Tu n'existes pas. Ce pasticcio a été donc rafraîchissant pour les passionnés de Haendel, leur offrant une nouvelle perspective sur l'œuvre du compositeur à travers le prisme novateur de l'adaptation de Balzac.



Publié le 24 mai 2024 par Pedro Medeiros