Sosarme - Haendel

Sosarme - Haendel © Jean-Christophe Cassagnes
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La brillante réhabilitation d’une œuvre méconnue

Après l’échec d’Ezio (créé le 15 janvier 1732 mais retiré de l’affiche au bout de cinq représentations), Haendel met à l’affiche une dernière reprise de Giulio Cesare, avant de proposer sa nouvelle création : Sosarme, rè di Media (Sosarme, roi des Mèdes) le 15 février de la même année. Le livret, d’un auteur anonyme, est adapté d’Antonio Salvi (1707). L’œuvre était initialement intitulée Dioniso, rè di Portogallo, et l’action se situait dans la péninsule ibérique au XIVème siècle. Pour éviter tout incident diplomatique avec la couronne du Portugal, alors alliée de celle d’Angleterre, le Caro Sassone choisit finalement de transposer l’action dans l’antiquité d’un Orient imaginaire (la Médie correspond à un territoire du nord-ouest de l’actuel Iran). Il coupe aussi largement dans les récitatifs de sa partition initiale, pour se concentrer sur les airs et la musique orchestrale. La distribution réunissait des chanteurs prestigieux : le castrat Senesino dans le rôle-titre, le ténor Giovanni Battista Pinacci (Haliatte), la soprano Anna Strada del Pò (Elmira) et la basse Antonio Montagnana (Altomaro). Cette nouvelle pièce reçut un bon accueil, et fut reprise en 1734, dans une distribution différente, et avec de nouvelles coupes dans les récitatifs.

L’intrigue est curieusement bâtie, puisque les personnages principaux en sont davantage les spectateurs que les acteurs, manipulés par un conseiller sans scrupules qui en constitue la véritable cheville ouvrière. Le roi Haliate assiège la ville de Sardes, où sont retranchées sa femme Erenice et sa fille Elmira, avec son fils rebelle Argone et Melo, demi-frère du prince rebelle et fils illégitime d’Haliate. Au début de l’opéra, Argone emmène ses troupes à l’assaut du campement d’Haliate. De son côté, Altomaro, conseiller d’Haliate, révèle à Melo qu’il est son propre petit-fils ; il le pousse à attiser le conflit entre Argone et son père pour succéder à ce dernier. Melo refuse vigoureusement. Sosarme, prince persan allié de Haliate et fiancé à Elmira, informe Melo qu’il va tenter une médiation entre le roi et Argone ; Melo espère qu’il va réussir. Haliate se déclare prêt à détruire la ville et ses habitants. Sosarme tente de le retenir, tandis qu’Erenice supplie Argone et prie pour la paix.

A l’acte II, Argone revient du combat avec une épée ensanglantée du sang de Sosarme. Elmira s’évanouit dans les bras d’Erenice, qui maudit son fils. Melo rend visite à Haliate et se réconcilie avec lui ; Altomaro essaie à nouveau de l’encourager à profiter de la situation pour se faire déclarer héritier légitime. Sosarme, qui n’a été que blessé, est soigné par Elmira. Tous deux chantent leur amour dans un magnifique duo, sommet musical de l’opéra. Sosarme se rend auprès d’Argone et obtient qu’il fasse la paix avec son père. Mais Altomaro apporte d’autres nouvelles : pour épargner des vies, Haliate veut achever la guerre dans un combat singulier avec son fils. Revenant sur la promesse faite à Sosarme, Argone accepte le défi. Erenice demande à Sosarme de raisonner Argone, tandis qu’elle part rejoindre son époux Haliate pour le dissuader.

L’acte III nous révèle qu’Altomaro a menti à Argone : son père lui proposait la paix. Altomaro ment encore à Haliate, en lui rapportant qu’Argone a rejeté son offre et qu’il le défie en combat singulier ! Il ajoute que c’est Erenice elle-même qui a poussé son fils à cette demande. Lorsque survient la reine, Haliate furieux ordonne de l’arrêter et confie sa garde à Melo. La reine et Melo réalisent alors le complot d’Altomaro et décident d’y mettre fin. Suivi d’Altomaro qui se réjouit de la tournure des événements, Haliate s’approche du lieu choisi pour le duel. Insensible aux arguments de Sosarme, Argone s’y rend également. Lorsque surgissent Melo et Erenice, Altomaro s’enfuit. Sosarme apprend bientôt à tous que le félon s’est suicidé. La réconciliation générale est couronnée par un autre duo entre Sosarme et Elmira, avant le traditionnel chœur final.

Sosarme compte probablement parmi les opéras les moins représentés de Haendel (nous avions toutefois eu l’occasion d’assister à une version scénique donnée en 2016 au Festival Haendel de Halle – voir notre compte-rendu). Pourtant son orchestration est particulièrement soignée, avec des hautbois très présents, et des cors dans plusieurs airs. Par ailleurs, la partition ne compte pas moins de trois duos, ce qui est assez inhabituel chez Haendel (qui amorçait il est vrai sa transition vers sa période « anglaise » : Athalia date de 1733). Toutes spécificités qui justifieraient amplement que l’œuvre soit programmée plus fréquemment. On ne peut donc que louer l’initiative de Château de Versailles d’avoir inscrit cet opéra peu connu au programme de la saison 2024-25, d’autant que la production dont nous rendons compte a fait l’objet d’un enregistrement, à paraître dans les prochains mois chez CVS.

Comme pour Poro, autre opéra peu connu de Haendel enregistré sous le même label (voir le compte-rendu), la direction est assurée par le ténor Marco Angioloni, qui chante en outre le rôle d’Haliate. Pour cette version de concert, le parti de couper au maximum les récitatifs nous a semblé pertinent, les airs ayant été, comme habituellement chez Haendel, taillés pour mettre en valeur les qualités vocales des interprètes choisis pour la création.

Le contre-ténor Rémy Brès-Feuillet incarne avec une belle assurance le rôle-titre. La voix affiche une belle homogénéité sur toute l’étendue du registre, les ornements sont souples et aisés, comme nous le constatons dès le premier air, Il mio valore. Il régale le public dans deux airs virtuoses, Alle sfere della gloria au second acte, entouré avec panache par les hautbois et les cors, et M’apporrò da generoso au troisième acte, dans lequel il rivalise de virtuosité avec le hautbois solo dans un étourdissant torrent d’ornements. Mentionnons aussi les deux duos très réussis avec Elmira, le célèbre Per le porte del tormento, un des passages les plus célèbres de la partition (au second acte), et le long duo qui précède le chœur final, Tu caro/ Si, si, cara.

Autre contre-ténor de la distribution, Nicolò Balducci est Melo, fils illégitime d’Haliate et frère du prince rebelle Argone. Sa voix de sopraniste est d’une fluidité impressionnante, tout particulièrement dans les aigus, et il fait preuve, dès son premier air (Si, si, minaccia), d’une longueur de souffle étonnante. Soulignons aussi son habileté à rendre les déchirements du jeune prince, emporté malgré lui dans la rivalité qui déchire son père et son demi-frère mais résistant vaillamment aux incitations malveillantes de son grand-père Altomaro. En dépit des possibilités réduites qu’offre une représentation de concert, il développe une gestuelle et des attitudes physiques qui démontrent d’incontestables qualités d’acteur, que l’on aura plaisir à retrouver dans des productions scéniques.

Troisième contre-ténor de cette distribution, Logan Lopez Gonzalez incarne le prince rebelle Argone. La voix est un peu hésitante et le timbre manque d’homogénéité dans l’accompagnato qui ouvre le premier acte (Voi miei fidi compagni). Le chanteur se rattrape toutefois bien vite dans un air ajouté à son intention (le rôle est dépourvu d’air dans la partition de Sosarme), comme cela était couramment le cas à l’époque baroque. Le Se fiera belva, repris de Bertaride dans Rodelinda (III, V), donne lieu à une spectaculaire pyrotechnie d’ornements, augmentés comme il se doit à la reprise, qui déclenche des applaudissements nourris. Il confirme son aisance dans ce domaine par des aigus éclatants au finale du duo du second acte avec Erenice (Se m’ascolti/ E udir potrei ?).

Marco Angioloni assume avec beaucoup de panache le rôle d’Haliate, auquel la partition offre plusieurs airs virtuoses. A commencer par un vigoureux La turba adulatrice au premier acte, dans lequel il démontre avec brio et tout en continuant à conduire l’orchestre un bel abattage dans les ornements. Mentionnons encore le S’io cadrò très expressif au troisième acte.

Pour clore le chapitre des voix masculines, la basse Giacomo Nanni se montre un « méchant » idéal en Altomaro, conseiller félon d’Haliate. Il développe des graves charnus et onctueux, qui amplifient le caractère ténébreux du personnage : Fra l’ombre, Sento il cor et surtout le magnifique Tiene Giove, pour exhorter Haliate à combattre son propre fils en duel. Signalons aussi ses ornements particulièrement soignés, qui ont conquis le public.

Dans le rôle d’Elmira, fille d’Haliate et d’Erenice, fiancée de Sosarme, la soprano Sarah Charles développe des attaques tranchantes, empreintes d’une acidité qui nous a parfois gênés. En revanche, elle égrène avec grâce de beaux aigus perlés, enchaînant avec brio les ornements dans deux airs consécutifs (Dite pace et Padre, germano e sposo, respectivement à la fin du premier acte et au début du second), ainsi que dans l’air virtuose Vola l’augello qui clôt le second acte, très applaudi. Soulignons aussi sa belle complicité avec Rémy Brès-Feuillet dans les deux duos mentionnés plus haut.

Combinant une impressionnante présence scénique à une technique vocale parfaitement maîtrisée, la mezzo Eléonore Pancrazi incarne une Erenice magistrale. Nous avons particulièrement aimé le Due parti del core, aux longs ornements plaintifs (vers la fin du premier acte) et surtout l’irrésistible Cuor di madre, grand numéro vocal avec son émouvant solo de violon, au troisième acte, longuement salué par le public.

Sous la direction inspirée de Marco Angioloni, l’Orchestre de l’Opéra royal cultive une complicité de tous les instants avec les chanteurs dans les airs, précédés de préludes instrumentaux particulièrement flatteurs. Soulignons aussi la qualité des solos qui rehaussent plusieurs airs, de même qu’un continuo charnu. En résumé, une interprétation parfaitement convaincante, qui nous fait redécouvrir les beautés de cette œuvre quelque peu oubliée du Caro Sassone.



Publié le 28 déc. 2024 par Bruno Maury