L'école du regard - Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi

L'école du regard - Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi ©Exposition L'école du regard - Caravage et les peintres caravagesques dans la collection Roberto Longhi
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Regards sur le clair-obscur.


Un lieu, le Musée des Beaux-Arts de Caen. Un homme, Roberto Longhi (1890-1970). Une exposition, L’école du regard.

Situé, aujourd’hui, dans l’enceinte du château de Guillaume le Conquérant (vers 1027-1087) mais dans un bâtiment contemporain, le Musée des Beaux-Arts de Caen a été fondé en 1801. Le ministre de l’Intérieur de l’époque, Jean-Antoine Chaptal (1756-1832), avait choisi quinze villes françaises destinées à recevoir, en dépôt, des tableaux, soit confisqués aux émigrés, soit acquis lors des guerres révolutionnaires. Caen recevra le lot de toiles le plus important après Lyon. Mais l’incendie de novembre 1905 en détruira une grande partie. Il en sera de même lors des bombardements aériens et des tirs d’artillerie de juillet 1944 (peintures, dessins, sculptures, meubles mais aussi archives et inventaires). Il faut attendre le début des années soixante pour qu’une réflexion amorce la reconstruction du musée. Réédifié à partir de 1967, il ouvre ses portes en juin 1970 avant qu’en 1994, une nouvelle aile ne l’accueille.

Fil conducteur de l’exposition, l’historien d’art « Roberto Longhi a littéralement redécouvert le Caravage. Aujourd’hui cela peut paraître étonnant : c’est un peintre dont on connait les chefs -d’œuvre. Mais à ce moment-là, c’est un peintre qui est peu étudié, dont on connait peu la vie, dont on ne connait pas si bien l’œuvre. (…) Il le redécouvre avec un regard qui est complètement neuf, c’est-à-dire qu’il cesse de le considérer comme le dernier des peintres classiques, des derniers peintres de la Renaissance, mais comme le premier peintre moderne. » (Emmanuelle Delapierre, directrice du musée des Beaux-Arts de Caen). En effet, considéré comme « découvreur » du Caravage, Roberto Longhi lui consacre la majeure partie de ses recherches, étant convaincu du rôle primordial de celui-ci dans la peinture du XVIIème siècle. En témoignent sa thèse soutenue à Turin en 1911. Puis la publication de nombreux essais sur le Caravage et les peintres considérés comme ses suiveurs (les peintres nommés habituellement les caravagesques). Sans oublier la monographie (publiée en 1952) faisant suite à la retentissante exposition Mostra del Caravaggio e dei Caravaggeschi (Milan 1951). Il réunit, à partir de 1920, une collection (près de 250 tableaux allant du XIIIème au XXème siècle) essentiellement dédiée aux peintres caravagesques. Œuvres qu’il a léguées à la Fondazione di Studi de Storia dell’Arte Roberto Longhi dont le siège est à Florence, dans la villa Il Tasso qu’il avait achetée en 1939 et dans laquelle il vécut jusqu’à sa mort. Fondation qui offre, aujourd’hui, des bourses d’études à de jeunes chercheurs en résidence, pour une année, à Florence afin d’y mener leur projet.

En 2015, le Musée Jacquemart-André, avait déjà présenté, au travers « De Giotto à Caravage. Les passions de Roberto Longhi », la plupart des tableaux exposés à Caen. L’exposition caennaise présente la même sélection d’œuvres que les musées du Capitole à Rome (printemps 2021). Seul l’intitulé change : Le temps du Caravage pour les cimaises romaines… L’école du regard pour l’accrochage normand.

Son parcours s’articule non seulement autour des peintres (des pré-caravagistes tels que Lorenzo Lotto aux post-caravagistes comme Mattia Preti en passant par Jusepe de Ribera ou Vincent de Boulogne) mais également autour des dessins de Roberto Longhi. Historien d’art, il est également un dessinateur-copieur. Nous aurons l’occasion de revenir sur la douzaine de ses dessins présentés ici, parfois mis en regard des toiles de sa collection. Le dessin (pierre noire, sanguine, lavis d’encre) lui permet d’exercer son regard (d’où le titre donné à l’exposition), de mieux comprendre l’organisation tant spatiale que lumineuse du tableau et, ainsi, entrer dans l’univers de l’artiste. Ce n’est pas le sujet qui l’intéresse mais la construction de la scène, les lignes géométriques qui accompagnent le regard. Les détails iconographiques (que notre œil de simple spectateur peut rechercher) ne l’intéressent pas. En quelque sorte, il les ignore !

Partons à la découverte de cette exposition. Un petit panneau nous en indique l’entrée mais… où est-elle ? Car la première œuvre que nous découvrons est due au pinceau de Giovanni Antonio Sogliani (1492-1544) : une très belle Vierge à l’Enfant et Saint Jean-Baptiste. L’harmonie des couleurs, le paysage, les traits des personnages induisent une atmosphère mélancolique chère à l’esprit de la Contre-Réforme. Alors… ? Nécessité est de nous enquérir auprès d’un surveillant qui nous indiquera, fort aimablement, le chemin à suivre pour arriver aux salles d’exposition temporaire !

Nous nous familiarisons d’abord avec Roberto Longhi : un portrait entouré de sa biographie. Mais aussi des vues de la villa Il Tasso. Le tout complété par des panneaux didactiques sur différents thèmes. En tout premier lieu, la nature de la Fondation. Il lègue, « au profit des générations futures », sa bibliothèque, sa photothèque et sa collection d’art, reflet de ses intérêts et de ses études. Le second présente l’expert et le collectionneur. Le troisième s’attache au dessinateur. Dans une vitrine, nous pouvons admirer une sélection de ses dessins dont la Mort de la Vierge ou Saint Jérôme, tous deux d’après un tableau du Caravage (le premier exposé au musée du Louvre, le second au monastère de Montserrat).


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Saint Jérôme d’après le tableau de Caravage au monastère de Montserrat, Roberto Longhi, fusain sur papier jaune pâle contrecollé sur papier blanc © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

Commençons notre parcours avec quatre huiles sur bois de petite taille (53 x 24 cm et 24,5 x 9,5 cm) dues à Lorenzo Lotto (environ 1480-1556/57). L’accrochage nous permet de les regarder au plus près. Saint Pierre martyr (il s’agit de saint Pierre de Vérone, vers 1205-1252. Il lit et porte les attributs canoniques que sont la palme du martyre et la hache enfoncée dans son crâne) vis-à-vis d’un Saint dominicain en prière (tous deux peints vers 1540). Remarquons la ferveur piétiste qui se dégage de ces portraits. Puis Notre Dame des Douleurs et Saint Jean l’Evangéliste (vers 1545). Curieuse position que celle de ce dernier : nez en l’air, mains retournées et jointes (une pose qui préfigure le Maniérisme ?)… Que regarde-t-il ? Le rouge de l’ample drapé de son manteau semble faire écho au vêtement rose (qui dépasse du manteau) de la madone. A proximité, les Marchandes de volailles (vers 1580) de Bartolomeo Passarotti (1529-1592). Eléments grotesques et éléments naturalistes se combinent. Ils font référence à une fréquentation assidue de l’école flamande par le peintre. Poules, coqs, canards, dindes, déjà saignés ou encore vivants, entourent les deux femmes. Notre œil se focalise sur le bleu-vert de la robe de la plus jeune. Dans l’angle inférieur droit, un moineau : jeu de mots qui fait référence au nom du peintre puisque cet oiseau se nomme « passerotto » en italien.


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Marchandes de volailles, vers 1580, Bartolomeo Passarotti, Huile sur toile, 114 x 152,5 cm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

Salle suivante avec le tableau emblématique de l’exposition. Il servit, d’ailleurs, à plusieurs affiches publicitaires avant d’être, en quelque sorte, remplacé par le Saint Thomas de Jusepe de Ribera (lui-même servant de jaquette au catalogue). Acheté par Longhi dans les années 1920, le Garçon mordu par un lézard a sans doute été peint vers 1597 lors du séjour romain de Michelangelo Mérisi (1571-1610) qui adoptera le nom de son village natal, Caravaggio. Ce qui frappe, c’est la surprise du garçon, son sursaut brutal sans doute dû à la douleur. Une douleur physique exprimée par la contorsion de l’épaule (toute en rondeur) et la contraction des muscles faciaux. Une rose plantée derrière l’oreille droite, une gestuelle sinueuse et efféminée… Un jeune éphèbe, dont le caractère androgyne trouble le spectateur. D’ailleurs, le thème de l’enfant mordu incarne les dangers de la séduction sensuelle. Ici le lézard, à peine visible, surgit d’un ensemble de fruits et de fleurs abandonnés à côté d’un vase dont on admire l’élégante transparence. Une interrogation : pourquoi évoquer la douleur d’une morsure alors que le lézard ne fait que pincer ? En regard, le dessin que cette toile inspire à Longhi en 1930. « Dans cette réinterprétation, Longhi utilise le moyen graphique comme outil d’étude. Avec un judicieux clair-obscur au fusain qui démontre sa parfaite compréhension de l’organisation du tableau, il analysa et isola de la toile uniquement le jeune garçon avec son geste de surprise, mis en évidence par l’épaule proéminente, la bouche ouverte d’où semble jaillir un cri et le froncement de sourcils, des gestes dictés par l’immédiateté de la douleur causée par la morsure du lézard. » (Maria Cristina Bandera, in catalogue). Dans sa monographie, Caravaggio (1952), Longhi écrivait : « Quant aux mouvements, il semble que Caravage savait déjà comment y répondre (…) en saisissant sur le vif la réaction psychologique instantanée de la douleur lancinante. » (ibidem).


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Garçon mordu par un lézard, vers 1597, Michelangelo Merisi da Garavaggio dit Caravage, Huile sur toile, 65,8 x 52,3 cm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi


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Garçon mordu par un lézard, dessin d’après le tableau de Caravage, 1930, Roberto Longhi, Dessin au fusain sur papier bleu, 475 x 623 mm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

A proximité, une huile sur toile, Garçon pelant un fruit (fin XVIème siècle) qui est une copie d’un Caravage disparu. Remarquons l’expression toute en douceur de ce visage juvénile… la simple chemise de paysan… la longueur des doigts.

Nous retrouvons un thème qui abonde dans la peinture : Judith avec la tête d’Holopherne (voire notre chronique sur l’exposition de Gand : Les Dames du baroque). Le premier tableau est peint dans les années 1550/55 par Battista del Moro (vers 1512-vers 1573). Remarquons le fin visage de Judith tourné vers celui de sa servante dont les traits sont plus grossiers. Cette dernière, dans l’ombre, esquisse un mouvement de recul. Le regard sinistre de la tête d’Holopherne qui semble se tourner vers Judith. Cette dernière tient encore, dans sa main droite, l’épée du supplice. Plus loin dans l’exposition, une huile sur toile de Carlo Saraceni (1585-1620) peinte vers 1618. Toujours trois visages, entre lumière et ombre. Au tout premier plan, la tête d’Holopherne dont on devine la bouche ouverte d’où un cri a dû s’échapper. Sur la gauche, la servante éclaire la scène d’une bougie et tient un pan du sac… entre ses dents ! Détails macabre s’il en est ! Judith s’apprête à y déposer la tête du supplicié et nous regarde, un sourire aux coins des lèvres. Dans ce tableau, les couleurs sont plus délicates et se fondent en douceur. Deux dessins, lavis d’encre noire sur papier montrent le travail de dessinateur de Longhi. Même sujet dans un petit tableau, lui aussi exposé plus loin, de Francesco Cairo (1607-1665) : si la servante est absente de cette toile, Judith contemple la tête coupée, posée sur une table et entourée d’un linge blanc. Elle pose ses mains sur la garde de l’épée qui vient de servir. La palette chromatique est sombre : tons bruns de la draperie en arrière-plan, vert foncé de la robe légèrement agrémentée de rubans roses.


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Judith avec la tête d’Holopherne, vers 1618, Carlo Saraceni, Huile sur toile, 95,8 x 77,3 cm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

Autre sujet biblique mainte fois peint : Moïse sauvé des eaux par la fille du pharaon (vers 1608/10). Saraceni peint un superbe paysage très réaliste mais… peu ressemblant aux rivages du Nil ! Remarquons les tons chauds des vêtements aux plis bouffants… et le minois presque rieur du petit Moïse !

D’Orazio Borgianni (1574-1616) une Lamentation du Christ mort parfois intitulée Déploration du Christ (vers 1615). Thème également récurrent dans l’iconographie de la peinture chrétienne. « Le fort contraste de clair-obscur (…) rend la représentation particulièrement dramatique, les éclats chromatiques et le rendu analytique du corps sans vie du Christ (…) » (Paolo Benassai, in catalogue) nous interpellent. Sur la gauche, dans l’obscurité, nous devinons le visage de Marie penché sur celui de son fils. De même, la couronne d’épines. Deux personnages de pleurants, sur la droite, se penchent également sur le corps du crucifié : Marie-Madeleine et l’apôtre Jean. Elle est entièrement voilée de rouge ; nous n’apercevons qu’une main. Jean, le disciple préféré, caresse la main du Christ d’un visage éploré. Au premier plan : deux des clous ôtés du corps mort ainsi qu’un pot d’onguents tout en transparence. Le corps du Christ est peint en « contre-plongée » : Borgianni reprend cette mise en perspective, quelque peu troublante, peinte pour la première fois par Andrea Montegna (1431-1506). Une sanguine de Longhi reprend les éléments la toile de Borgianni.


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Lamentation sur le Christ mort, vers 1615, Orazeo Borgianni, Huile sur toile, 73,8 x 90,3 cm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

Toujours de Borgianni, une Sainte Famille avec Sainte Anne (vers 1616) où les personnages sont représentés en demi-figure. Une iconographie moins habituelle : Marie porte l’Enfant Jésus sur ses bras croisés et celui-ci tient une colombe. Joseph, appuyé sur un bâton (sur lequel sont gravées les initiales du peintre), le regarde. La palette chromatique est restreinte : ocre pour le bouillonnement de la manche de Marie et la cape de Joseph… quelques touches de bleu pour ce qui semble être le manteau de la Vierge… blancheur des carnations. Saint Sébastien (vers 1610/15) également peint en demi-figure mais de trois-quarts. Attaché à un tronc, les mains au-dessus de sa tête, son visage reflète une sorte de résignation face à son destin. En fin de parcours nous « retrouverons » Saint Sébastien soigné par les anges (vers 1660/70) de Giacinto Brandi (1621-1691), œuvre monumentale (248 x 173 cm) où tout respire l’emphase. Le martyre (encore attaché mais dans une position quelque peu « acrobatique ») est secouru par un groupe d’anges. Deux angelots dans le ciel : l’un tient la palme symbole du martyre, le second pointe du doigt les blessures. Le troisième, vêtu de bleu, le soigne avec un linge d’une blancheur presqu’immaculée. La préciosité des draperies colorées et la fluidité de l’ensemble augurent des toiles du Bernin (1598-1680). Toujours de Giacinto Brandi, un Saint chartreux en larmes (Saint Bruno ?) peint dans les années 1662/65. « L’œuvre, d’une forte portée émotionnelle, montre un saint Chartreux en larmes, méditant sur la mort et indiquant au spectateur un crâne dans un geste porteur d’une intention moralisatrice claire et efficace. » (Andrei Bliznukov, in catalogue). Nous ne pouvons être que fascinés par ces larmes qui coulent, par ces yeux qui nous regardent. Cette toile se trouvait dans la chambre de Longhi. C’était la première chose qu’il voyait en se réveillant !


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Saint chartreux en larmes (Saint Bruno ?), vers 1662-1665, Giacinto Brandi, Huile sur toile, 107 x 79 cm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

Restons dans la veine religieuse avec Sainte Marie-Madeleine pénitente (vers 1610/13) peinte par Domenico Fetti (1589-1623). Le visage appuyé sur ses mains croisées en appui sur un crâne, elle regarde un crucifix, entièrement absorbée par ses pensées. Le crâne est lui-même posé sur un livre à côté d’un pot d’onguents. Une palette dans des tons ocrés avec quelques touches de violet (la robe de la sainte). Le mouvement des drapés est à rapprocher de ceux de Rubens (1577-1640).

Une huile sur bois, Allégorie de la vanité (vers 1620) d’Angelo Caroselli (1585-1652). Les blancs éclatants des manches de la jeune femme… la lumière qui baigne la scène ne sont pas sans rappeler le pinceau d’Orazio Gentileschi (1563-1639).

Nous retrouvons l’espagnol Jusepe de Ribera (1591-1652) croisé dans l’exposition consacrée à Luca Giordano (voir notre chronique - Le triomphe de la peinture napolitaine). Sont exposées, côte à côte, trois de ses cinq toiles (vers 1612) représentant des apôtres peints à mi-jambe. Saint Barthélémy qui ne peut pas nous laisser indifférent ! Sur un fond bleu, « (…) vieux et chauve (…), il tient un couteau dans sa main droite et porte, sur la main gauche, posée comme un manteau, sa propre peau, d’où ressort sa tête avec des traits complétement différents. » (Paolo Benassi, in catalogue). Certes écorché vif, il tient le couteau qui le supplicia ! Mais face à cette toile nous avons plutôt l’impression de regarder le portrait d’un moine tibétain qui, lui-même, nous regarde : crâne chauve et brillant sous le reflet de la lumière oblique… vêtement rouge orangé…


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Saint Barthélémy, vers 1612, Jusepe de Ribera, Huile sur toile, 126 x 97 cm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

A sa suite, en un face à face, Saint Philippe, vieillard ridé à la longue barbe, tient une croix de sa main gauche. Puis, Saint Thomas de profil, comme le précédent, mais cette fois-ci se détachant sur un fond brun. Un faisceau de lumière éclaire son visage. Il tient de sa main droite une lance, la gauche s’échappant de l’immense cape, de ton blanc-crème, dans un geste de demande. Dans chacune de ses toiles, Ribera dépouille au maximum sa composition jusqu’à en faire un dialogue silencieux entre un saint et le faisceau de lumière qui l’illumine.

Poursuivons notre parcours. Un Christ mort porté au sépulcre (1er quart du XVIIème siècle ?) sous le pinceau de Giovanni Battista Caracciolo dit Batistello (1578-1635) : élégance du dessin… préciosité des étoffes… anatomie soigneusement élaborée… réalisme cru de certains détails. L’ensemble confère un ton dramatique à la scène. Ensuite, presqu’une « curiosité » : deux paysages ! Un Bivouac nocturne au clair de lune (vers 1614/17) peint par Filippo di Liagno dit Filippo Napoletano (1589-1629) et la Tour de Saint-Vincent à Naples (vers 1630/40) de Viviano Codazzi (1604-1670). Le bivouac est une petite huile sur ardoise (24,5 x 33 cm) que l’accrochage nous permet de regarder de très près. Un paysage nocturne dominé par une palette de tons bleus plus ou moins foncés et de verts très sombres. La pleine lune se reflète dans l’eau tout comme le feu du bivouac attisé par une petite silhouette (féminine ?) accroupie, vêtue de rouge, une seconde debout derrière elle. Roberto Longhi décrit avec finesse le second tableau : « Par une fin d’après-midi dorée, sur les quais du port de Naples, avec une lumière qui embrase la tour et glisse sur le mur, dans la pénombre, des soldats se baignent dans les eaux sombres (…) Derrière la tour et même presque contre elle, un gros bateau est en réparation : à côté de la proue, en effet, un échafaudage de piquets minces soutient une plate-forme où sont assis deux ouvriers, vus de dos, qui ont arrêté de travailler (…) » (in catalogue). De petits détails que nous pouvons scruter ainsi que l’alignement de pots de fleurs sur le parapet ou les murs de cette vieille tour endommagés par les coups de canons.


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Tour Saint-Vincent à Naples, vers 1630-1640, Viviano Codazzi, Huile sur toile, 59 x 80,3 cm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

Arrêt sur image : l’Ange de l’Annonciation (vers 1615/20) de Guglielmo Caccia dit Moncalvo (1568-1625). Iconographie inhabituelle pour cet archange Gabriel peint de profil, un lys dans la main gauche et la droite levée. Notons la douceur qui émane de la richesse chromatique où domine un profond jaune orangé.

Accrochage voisin : le Reniement de Pierre (vers 1615/17) de Valentin de Boulogne (1591-1632). Le sujet religieux est ici traité comme une scène de genre. Monumentale (171,5 x 241 cm). La pénombre enveloppe la scène. Nous sommes là, en quelque sorte, dans le monde des bas-fonds romains chers au peintre. Pierre, qui se réchauffe les mains sur un braséro, esquisse un geste pour « s’échapper » du tableau. La servante, l’ayant reconnu comme disciple du Christ, le montre du doigt, sans doute au soldat se tenant derrière elle. Sur la droite du tableau, des soldats disputent une âpre partie de dés, trop occupés pour prendre garde à ce qui se passe. C’est le moment où le destin de Pierre semble basculer, comme l’issue du jeu qui paraît incertaine : les dés ont été lancés et le temps les suspend, les fige dans l’espace. Un bas-relief, ou du moins une décoration ancienne, sert de table aux joueurs. Focus sur deux taches de couleur qui éclairent la scène : le turban blanc de la servante et la manche rouge du joueur qui nous tourne le dos.

Autre récit biblique : David avec la tête de Goliath. Une toile (vers 1617) de Giovani Lanfranco (1582-1647) présente l’épisode selon l’iconographie habituelle. David vient de terrasser le géant et traîne sa tête. En arrière-plan, ses compagnons d’armes s’extasient devant le cadavre de Goliath. La scène est peinte dans une atmosphère nocturne comme le paysage rocheux sur la droite. L’ensemble sous une lumière argentée. Jeux de lumière que Lanfranco maîtrise. David sourit en regardant son trophée. Les dégradés de ton brun-ocre sont éclairés par le rose du vêtement, lui-même bordé par le blanc de la chemise largement ouverte. Andrea Vaccaro (1604-1670) peint la scène presque de façon « intimiste ». Le jeune héros est vêtu d’une simple chemise grande ouverte laissant apparaître son torse et son épaule. Sa main gauche est posée sur la table. Table où sont posées la fronde, la pierre et la tête coupée de Goliath. La main droite levée, David, penché sur cette tête, sourit comme émerveillé par son audace.

Deux toiles dues au pinceau de Matthias Stom ou Stomer (1600-1649), peintre d’origine flamande ou néerlandaise. L’Annonce de la naissance de Samson à Manoach et à son épouse (vers 1630/32 ?). La technique du Chiaroscuro (ou clair-obscur) est utilisée avec précision : la lumière pénètre dans la scène avec l’ange qui s’adresse au couple agenouillé devant lui. Une scène nocturne toute en théâtralité ! Pas d’arrière-plan. Les coloris employés donnent chaire aux visages… les reflets chatoient… La brillance des vêtements de l’ange semble d’inspiration flamande. La palette utilisée est faite de tons ocrés rehaussés par le vert clair (satin du manteau de l’ange), les touches de rouge (veste de Manoach) et de bleu (manteau de sa femme). Seconde toile. L’épisode représenté, la Guérison de Tobit (vers 1640/49), était populaire dans la peinture baroque. (Pour mémoire : une confusion résulte de la forme latine Tobias qui donne au livre biblique son titre de Tobie. En fait, le récit met en scène deux personnages de même nom. Celui de Tobie ne convient qu'au fils, et celui de Tobit au père). A nouveau, une composition d’une grande théâtralité. Une sorte de dialogue « à distance » entre un ange radieux (bleu lumineux du drapé de son manteau) sur la gauche et une vieille servante, en arrière-plan, sur la droite. Elle présente une coupelle. Au centre, Tobit, assis, vêtu d’un ample manteau rouge moiré, joint ses mains ridées (magnifique rendu !), visage penché en arrière, bouche ouverte. Son fils (enseigné par l’ange Raphaël nous dit l’Ecriture), frotte les yeux de son père afin de mettre fin à sa cécité. Au premier plan, un chien, tout en curiosité, tend son museau vers Tobit. Le peintre privilégie les scènes nocturnes, les figures à mi-corps et « les visages de vieillards aux rides magnifiées par la lumière » (Axel Hémery).


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Guérison de Tobit, vers 1640-1649, Matthias Stom (Stomer), huile sur toile, 155 x 207 cm © Fondazione di Studi di Storia dell’Arte – Florence – Collection Roberto Longhi

Des dessins de Roberto Longhi « accompagnent » certaines toiles. Une encre sur papier pour le Couronnement d’épines (vers 1610) de Pier Francesco Mazzucchelli dit Mazzone (1573-1626). Le travail du peintre est ici reproduit non sans une certaine subtilité, tant pour la composition de la scène que pour la dramaturgie qui l’anime. Deux lavis d’encre noir sur papier bleu pour une Adoration des bergers (vers 1630/40) dus au Maitre de l’Annonce aux bergers (actif entre la 3ème et la 5ème décennie du XVIIème siècle). Deux dessins qui reprennent uniquement le personnage du berger, sur la droite, qui, agenouillé, s’extasie devant l’enfant nouveau-né ainsi que saint Joseph assis sur la gauche.

La salle suivante présente d’autres scènes bibliques dont une Vierge à l’enfant et sainte Anne de Giovanni Antonio Molineri (1577-1631) et un Samson et Dalila peint par Gioacchino Assereto (1600-1650). Toutes deux datant des années 1630. Cette dernière représente le moment crucial où Dalila s’apprête à couper les cheveux de Samson endormi sur ses genoux. « Cette toile (…) est un véritable scénario tragi-comique, délicieusement élégant, aux tonalités romantiques. » (R. Longhi cité par Andrei Bliznukov, in catalogue).

Plusieurs portraits dans la dernière salle, dont un petit panneau de bois (30 x 23 cm), Portrait de jeune homme mais également un Christ portant la croix (tous deux de fin XVIIème siècle) de Pietro Vecchia (1603-1678). Le visage du jeune homme, peint de profil, est encadré par de longs cheveux bruns. Il porte un couvre-chef rouge à plumes blanches. De la mélancolie se dégage de ce visage à l’air pensif. La scène du portement de la croix est enveloppée d’obscurité, tandis que la lumière descend d’en haut. Elle éclaire le visage du Christ souffrant sous le poids de la croix. Composition toute en verticalité : une manière originale de représenter cet épisode qui est encore accentué par ce visage déformé sous la douleur et les tons chauds du rouge de la tunique.

Mattia Preti (1613-1699) est un ami de Giacinto Brandi (voir plus haut) avec lequel il collabora souvent. Une première toile : Concert à trois personnages (vers 1630). Nous pouvons être heurtés par la teinte verdâtre de cette toile. Elle est « due à l’amincissement des couches picturales supérieures après des nettoyages trop énergiques qui font transparaître les couches sous-jacentes précisément dans les tons verts. » (Andrei Bliznukov, in catalogue). Deux gentilshommes jouent l’un d’une flûte, l’autre d’une guitare. Les partitions sont posées sur la table. Une jeune femme, au centre, les écoute, tournant son regard souriant vers le joueur de guitare.

Puis Suzanne et les Vieillards (1656/59). A propos de celui-ci, Longhi écrit que « le peintre calabrais Mattia Preti ramène le style de Caravage vers une manière plus mollement vénitienne mais toujours structurée par d’énergiques plans lumineux ». Tout est dit sur ce sublime tableau ! Sujet (deux barbons libidineux épient Suzanne qui prend son bain) souvent représenté dans la peinture. C’est, sans doute, le tableau qui a la plus forte puissance érotique. Tout ce qui fait la nature du clair-obscur est dans celui-ci : cadrage serré, traitement de la jeune femme aussi émouvante que mouvante. Nous ne pouvons qu’être attirés par la carnation froide, la blancheur blafarde, presque grisâtre, de la nudité de Judith. Coiffée d’un turban d’où s’échappent ses cheveux, elle retient, de sa main gauche, le tissu qui recouvrait son corps et que l’un des vieillards essaie d’arracher. Les deux hommes sont dans l’obscurité, guettant leur proie. Cette nuit qui les enveloppe accentue la menace ! Seul le visage de l’un des agresseurs est faiblement éclairé. Un point de couleur : le jaune doré du collet du vêtement du second.

Comme à notre habitude, nous n’avons pas rendu compte de toutes les toiles exposées… elles sont une quarantaine accompagnées d’une douzaine de dessins ! Nous n’avons pas non plus respecté le « sens de la visite ». De grandes salles, un accrochage à notre niveau permettaient d’aller et venir à notre guise. Un mot sur la scénographie. Les toiles sont accrochées sur des murs aux couleurs de lie de vin, de gris anthracite ou d’un vert olive pâle. Un ensemble de tonalités approprié au clair-obscur. Les cartouches explicatives sont « ton sur ton » ce qui en rend parfois, à notre avis, la lecture plus difficile. Les grands panneaux didactiques sont en français, italien et anglais. Quelques phrases de Roberto Longhi ponctuent le parcours de la visite. Un bémol : il arrive que l’éclairage induise des reflets inesthétiques sur les toiles produisant une brillance gênante.

Convaincu de l’importance du rôle du peintre lombard, Roberti Longhi lui consacre la majeure partie de ses recherches ainsi qu’à la sphère caravagesque. « Il étudiait, il collectionnait et il regardait, avant toute chose. C’est une école du regard, c’est comment construire une histoire de l’art par l’observation directe des œuvres. Dessiner fait partie de cette manière de former son regard » (Emmanuelle Delapierre)

« Peu avant sa mort en 1970, (…) Longhi rédigea quelques notes destinées au catalogue de sa collection, publié à titre posthume. Il y soulignait le but initial de celle-ci - «quand j’ai commencé à collectionner, c’était vers 1915/1920, je voulais accompagner mes études de quelques œuvres exemplaires qui puissent, en quelque sorte, les représenter. (…) » (Maria Cristina Bandera, in catalogue). Laissons-lui le mot de la fin : «On dit Michelange de Caravage, indifféremment ténébriste ou luministe. On l'a oublié, sans lui il n'y aurait pas eu Ribera, Vermeer, La Tour, Rembrandt. Et Delacroix, Courbet, Manet eussent peint autrement».



Publié le 08 oct. 2021 par Jeanne-Marie BOESCH