Abendmusiken - Buxtehude

Abendmusiken - Buxtehude ©Ellie Davis
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Musiques de dévotions à la Marienkirche de Lübeck

« Il n’est pas suffisant de seulement comprendre à l’église et à l’école les fondements de la pure doctrine et ce qui appartient à la piété, mais ceci doit être maintenu dans une connaissance et une pratique constantes, en particulier par une instruction et une répétition régulière à la maison » (Patrice Veit, La dévotion domestique luthérienne in Revue de l’histoire des religions, 2000, n° 217-3). Pour Ernst Ier de Saxe-Gotha (1601-1675), justement surnommé « le Pieux », la pratique religieuse ne peut se limiter à une participation assidue à l’office du dimanche. Elle doit être « constante », précise-t-il dans l’ordonnance territoriale de 1653 dont nous venons de citer un extrait. Nul doute que les édiles de Lübeck souscrivaient alors à cette même conception de la pratique religieuse tant leur luthérianisme intransigeant les maintenait dans une stricte observance de la tradition réformée.

Pratique constante signifie multiplicité des lieux d’exercice de la piété, de la dévotion et de l’édification. Or, à chaque pratique, sa musique. Ainsi, les Kirchen-Gesangbücher rassemblent-ils essentiellement les cantiques en usage dans les églises et les écoles tandis que les Haus-Gesangbücher s’adressent en priorité aux luthériens qui veulent prier en famille (Hauskirche).

Une troisième voie s’ouvre à l’initiative de Franz Tunder (1614-1667), prédécesseur et futur beau-père de Dietrich Buxthehude (1637-1707). Elle s’articule autour d’une veillée qui réunit une communauté autour d’un programme musical : les Abendmusiken. Au départ, ces moments musicaux n’avaient qu’une ambition, celle d’un aimable passe-temps. Ce que confirme un témoignage direct recueilli par le compositeur Caspar Ruetz (1708-1755), lui-même fils d’un élève de Buxtehude: « autrefois, avant de se rendre au marché des valeurs, les gens avaient la louable habitude de se réunir en l’église Sainte-Marie, et l’organiste jouait parfois quelque chose à l’orgue pour leur plaisir, pour passer le temps et pour se rendre populaire auprès du public. Cela était bien accueilli, et de nombreuses personnes riches, qui étaient également des amateurs de musique, lui faisaient des présents. Ainsi encouragé, l’organiste commença à ajouter quelques violons, puis des chanteurs, jusqu’à, finalement, en arriver à de grandes exécutions qui se tinrent les dimanches… après la Trinité et pendant l’Avent. Déjà à son époque, le célèbre organiste Dietrich Buxtehude agrémenta magnifiquement ces Abendmusiken » (Gilles Cantagrel, Dietrich Buxtehude, Fayard, 2006). Née d’une initiative personnelle caressant l’ego du « directeur de l’orgue » de la Marienkirche, Buxtehude va lui donner la dimension infiniment spirituelle qu’Aimon-Marie Roguet (1909-1991) définit ainsi : « ce que (Buxtehude) offrait aux fidèles de Sainte-Marie n’était peut-être pas une « vraie » musique d’église, mais c’était à coup sûr une musique de dévotion » (La Maison-Dieu : cahier de pastorale liturgique, avril 1999).

Gardons-nous cependant d’idéaliser et portons un regard sur les conditions matérielles de leur exécution. En effet, si le Buxtehude-musicien emprunte volontiers les chemins de la spiritualité, le principe de réalité s’impose au Buxtehude-administrateur de la Marienkirche. Pour donner vie à ces musiques vespérales, il faut de l’argent. Par conséquent, si l’entrée en est gratuite, les places assises sont payantes. De même, un programme est distribué, moyennant finances. Pourtant, ces recettes ne permettent pas de couvrir les frais. Pendant un temps, de généreux donateurs y pourvoyaient. Mais l’activité économique de Lübeck entre en récession durant la mandature de Buxtehude. Et ce lent déclin entraîne une baisse des subsides octroyés par les marchands, armateurs et banquiers de la ville hanséatique. « S’il leur importe de conserver les apparences, ni le cœur ni la bourse ne sont enclins à subventionner aussi largement la musique », analyse Gilles Cantagrel. Buxtehude se voit même contraint de réclamer une aide financière aux édiles. Ainsi, dans une lettre qu’il leur adresse, le 3 février 1701, il se désole : « ma situation, comme tout ce qui m’a aidé dans les dernières Abendmusiken, empire chaque jour sans s’améliorer et… ici l’amour pour la noble musique régresse et se refroidit ».

Et cela, sans compter l’incivilité croissante des auditeurs. Dans son témoignage, certes tardif (1752), Caspar Ruetz ne cache pas son indignation : « Il y a aussi un grand inconvénient à ce que les Abendmusiken aient lieu en une époque de l’année rude et hostile, c’est-à-dire au cœur de l’hiver, de telle sorte qu’après avoir déjà passé trois heures dans le froid (aux Vêpres), on doit encore se geler une quatrième heure. Le bruit atroce que font les enfants espiègles, leurs courses et leurs ébats indisciplinés derrière le chœur ôtent tout le plaisir que la musique devrait procurer, pour ne rien dire des péchés et vilenies qui se commettent sous le couvert de l’obscurité ou d’une pauvre lumière ». Alors, lorsque nous écouterons les sublimes mélodies auxquelles les ensembles Masques et Vox Luminis donneront tant de chaleur, il faudra nous souvenir des conditions de leur création, dans une Marienkirche glacée mêlant peut-être déjà mélomanes avertis et trublions de tous âges.

Au demeurant, les questions d’argent sont structurantes car elles commandent les effectifs d’interprètes mobilisables, donc la nature des œuvres produites. Le mandat de Buxtehude sera celui d’une lente métamorphose des Abendmusiken. A sa prise de fonction, d’imposantes cantates à grands effectifs déployaient leurs cinq parties lors des cinq dimanches de l’Avent. Durant cette période faste, Buxtehude aurait composé plusieurs ouvrages à grand budget. Mais seul le livret du Die Hochzeit des Lammes (Les noces de l’Agneau) BuxWV 128, exécuté en 1678, nous est parvenu. Puis vient l’époque des « vaches maigres ». Buxtehude recourt à des effectifs de plus en plus réduits. Les œuvres interprétées prennent alors un caractère plus intimiste, davantage tournées vers l’introspection.

Le CD distribué par le label Outhere Music imagine le programme de l’une des veillées musicales qui aurait pu être organisée par ces temps difficiles. Des sonates en trio alternent avec des cantates ou des motets. Si les premières diffusent une lumière chaude suggérant l’Italie, les secondes sont clairement vouées à la dévotion et à l’édification. Un alliage que Martin Luther (1483-1546) n’aurait nullement renié si l’on en croit sa préface en vers qui ouvre le Lob und preis der löblichen Kunst Musica (Louange et éloge du bienaimé art de la musique) publié en 1538 par son ami Johann Walter (1496-1570) : « Vor allen freuden auff erden/ Kann niemand keine feiner werden/ Denn die ich geb mit meim singen/ Und mit manchem süssen klingen (De toutes les joies sur terre/ Aucune ne peut être plus délicate/ Que celle que je donne par mon chant/ Et avec maints doux tintements) ».

Dans sa chronique publiée le 18 octobre 2018, notre confrère Pierre Benvéniste avait déjà partagé son émotion à l’écoute de ce programme. Mais, pour un génie tel que Buxtehude, il nous a semblé que quatre oreilles n’étaient pas de trop pour poursuive notre quête des saveurs concentrées dans ses partitions. Nous proposons donc de poser un autre regard sur ces huit pièces vocales et instrumentales sublimées par la coproduction de nos deux ensembles associés pour l’occasion.

Installons-nous maintenant dans la Marienkiche. Oublions la température glaciale qui y règne et chaussons notre casque d’écoute pour nous soustraire aux bruits ambiants. Les chanteurs de Vox Luminis rejoignent les instrumentistes de l’Ensemble Masques. La veillée musicale peut commencer.

La cantate Gott hilf mir, denn das Wasser geht mir bis an die Seele (Dieu, aide-moi car l’eau monte jusqu’à mon âme) BuxWV 34 s’ouvre sur une sonate en do mineur. Do mineur, la tonalité pour signifier un affect « surtout agréable et charmant, mais aussi triste et désolé » selon Johann Mattheson (1681-1764). Et c’est précisément un climat délicatement dramatique qu’installe cette introduction instrumentale dont l’écriture rappelle l’aria Muss der Tod denn auch entbinden (Faut-il donc que la mort vienne séparer) de son Klag-Lied (chant de déploration) BuxWV 76/2 composé en 1671 en hommage à son père qui venait de décéder. Une même sonorité plaintive agitée de tremblements. Mais cette fois, la ligne mélodique ondule sur une pente descendante, imitant l’eau qui ruisselle jusqu’à submerger le pécheur.

Tandis que le continuo figure l’écoulement des flots, Sébastien Myrus réitère des appels désespérés (Gott hilf mir/ Dieu aide-moi) systématiquement relayés par des ritournelles instrumentales qui en amplifient la portée dramatique. La voix sculpte la matière sonore avec élégance et autorité. Dans cet aria exprimant la détresse du pécheur qui se croit abandonné, Buxtehude met en scène quelques mots en les transformant en images. Telles ces vocalises ondoyantes sur Wasser (l’eau) et sur Flut (les flots) ou cette chute chromatique dans les graves sur le mot versinke (je sombre) dont le chanteur peine cependant à atteindre le fond. Aussitôt, le chœur dominé par les voix du dessus le rassure : Fürchte dich nicht/ Ne crains rien. Son intervention se déroule en deux temps. Dans un style en imitation agrémenté de quelques mélismes désignant les éléments liquides (Wasser/eau et Ströme/ flots), Buxtehude décrit la traversée sous protection divine. Un court silence annonce un changement d’atmosphère, celle qui préside à la vénération de Dieu (der Herr) et du Sauveur (dein Heiland). Ces deux versets sont interprétés à l’unisson, sur un tempo empreint de solennité. Un changement de style qui témoigne de l’attention scrupuleuse que le compositeur porte au texte.

Une action pédagogique qui va se poursuivre en musique dans une suite d’airs et le récitatif confiés successivement à différents solistes ainsi qu’au chœur. Un ténor délivre le message central sur un texte taillé en forme d’injonctions répétées : Israël hoffe auf den Herren (Israël = le peuple de Dieu), mets ton espoir dans le Seigneur). Un message de confiance envers le Seigneur, renouvelé en soulignant le mot hoffe (mets ton espoir) par des mélismes aux accents d’un Alleluia. Le chœur se charge ensuite de décrire les effets bénéfiques de cette confiance dans un air richement paré et joyeusement rythmé. Le style en imitation fait scintiller l’ensemble tandis que des madrigalismes et des reprises désignent les expressions qui charpentent la prédication du musicien. Si les procédés expressifs s’attachent à des mots (comme fallen/ tomber, plongeant sur une ligne mélodique descendante), ce sont principalement les répétitions qui articulent son discours. Elles proclament l’espérance (Der wird nimmer zu Schanden/ Il ne lui arrivera plus aucun malheur) sans nier l’existence de dangers (Viel Unfalls hie/ De nombreux coups du sort). Mais, dans une somptueuse conclusion, le compositeur proclame que la foi sauvera finalement le pécheur : Er hilft seinen Gläubigen allen (Il aide tous ceux qui croient en lui). Buxtehude magnifie ici, à sa manière, l’un des cinq piliers du protestantisme : le Sola fide (par la foi seule).

Cette profession de foi communautaire est suivie par un long récitatif aux accents intimistes. Car, une fois encore, Buxtehude porte une attention pointilleuse au texte. En effet, son auteur passe du collectif (Israël) au singulier (ich/ je). En introduisant le « je », le texte personnalise maintenant la profession de foi. C’est donc logiquement à des solistes qu’il confie les trois versets suivants dans lesquels le croyant établit un lien personnel avec Dieu. Dans un esprit d’humilité suggéré dès la courte ouverture instrumentale, les voix affirment leur foi (Ach ja, mein Gott, ich hoff auf dich/ Oui mon Dieu, j’espère en toi). Les registres extrêmes (deux soprani et une basse pour les voix, doublés par deux violons et un violoncelle pour les instruments) figurent les croyants appelant sur eux la miséricorde divine. L’écriture est sobre et des ritournelles instrumentales cadencent le chant par de courts espaces offerts à la méditation.

La strophe finale est emblématique de la rhétorique musicale. Représentant le peuple d’Israël, le chœur harmonise la ligne mélodique du ténor qui chantait précédemment la foi d’Israël dans le Seigneur. Puis il couronne ce motet sur les notes solennelles conclusives de sa première intervention. Un procédé d’écriture obéissant parfaitement aux règles du système rhétorique des Anciens. Notamment celles qui attribuent à la péroraison ces trois fonctions: « l’amplification » (ligne mélodique du ténor dilatée par le chœur), « la passion » (insufflée par les ritournelles instrumentales) et « la récapitulation » (par le réemploi de segments mélodiques antérieurs). Une manière habile de pénétrer les affects de l’auditoire si l’on en croit les théoriciens de son temps.

Laissant un court répit aux chanteurs, les instrumentistes attendent le signal pour faire « sonner » la Sonate en trio en la mineur BuxWV 272. Avec la Sonate BuxWV 267 que nous écouterons plus tard, celle-ci n’a jamais été publiée du vivant de Buxthehude. En revanche, elle avait été adressée à son ami Gustav Düben (1628-1690), Hofkapellmeister de l’orchestre royal de Suède. Collectionneur invétéré, sa frénésie a sauvé de nombreuses partitions de l’oubli, particulièrement celles que lui fournissait régulièrement Buxtehude. Elles sont aujourd’hui précieusement conservées à l’Université d’Uppsala.

Cette Sonate, particulièrement courte, déroule trois mouvements confiés à un violon, une viole de gambe et un clavecin pour le continuo. Un assemblage singulier car Buxtehude ne cachait pas sa préférence pour la viole de gambe à laquelle il attribue volontiers la place que la plupart des compositeurs de son temps confient à un second violon. L’équilibre sonore auquel parviennent ces deux instruments aux timbres si distincts produit un effet singulier. Il permet de personnaliser chacune des lignes mélodiques, résultat inaccessible avec deux instruments identiques. En outre, l’association de cordes graves et de cordes aiguës produit une sonorité aussi chaleureuse que lumineuse. Sonate d’inspiration italienne par le style mais de confection allemande par l’instrumentarium, elle est construite sur la base de deux mouvements Allegro sur ostinatos (répétition « obstinée » de deux formules mélodiques) encadrant un bref Adagio de transition. Un violon volubile engage la conversation avec une viole de gambe qui tente de le pasticher. Au fur et à mesure, le dialogue s’anime, faisant scintiller les multiples variations de l’ostinato. En somme, un aimable babillage que la musicologue de l’Université de Rochester, Kerala Jonhson Snyder, qualifie cependant de « the most rigidly structured of all Buxtehude’s sonatas » (de toutes les sonates de Buxtehude, celle qui présente la structure la plus stricte) (Dietrich Buxtehude, Organist in Lübeck, 1987).

Un court motet, également prélevé dans la collection Düben de Stockholm, assure une forme de transition avant une seconde cantate. Subtile programmation car, dans cette pièce destinée à célébrer la fête de Saint Michel, voix et instruments jouent à parts égales.

Befiehl dem Engel, dass er kommt (Ordonne à ton ange de venir) BuxWV 10 est une œuvre dont la beauté réside dans sa simplicité. Découpé en deux strophes, le texte invite le fidèle à se placer sous la protection bienveillante de l’Archange. Buxtehude puise abondamment dans le catalogue des procédés expressifs. Ainsi, dès la paisible ouverture instrumentale, les deux violons figurent le battement des ailes des anges. De même, le chœur s’effraye, sous les crissements dissonants des violons, devant les tentations de Satan. Enfin, les longues vocalises sur Ewigkeit veulent figurer l’infini de l’éternité. De même, la pédagogie de la répétition remplit, une fois encore, son rôle. En surlignant certains passages, le chœur agit par délégation de la communauté. Comme cette reprise crescendo du dass er komm (qu’il vienne) pour appeler l’attention de Saint Michel et la réitération de plus en plus ornée de Und unss bewach dein Eigentum (Qu’il nous protège, nous qui sommes à toi).

Ce motet se présente sous une forme hybride. Elaborée sur le texte et la mélodie du choral Christus, der du bist der helle Tag (Christ, tu es le jour lumineux) publié en 1556 par Erasmus Alberus (1500 ?-1553), il pourrait entrer dans la catégorie des simples cantates sur choral de son temps. Pourtant, il s’en distingue par l’abondance des moyens concertants employés, soit pour se greffer sur les voix, soit pour attiser de charmantes ritournelles. Enfin, il s’achève sur un vigoureux Amen fugué ouvrant sur l’infiniment divin.

Egalement extraite de la collection Düben, la cantate Jesu, meine Freude, Meines Herzens Weide (Jésus, ma joie, Délectation de mon cœur) BuxWV 60 paraît d’emblée de facture plus classique. Cette cantate de choral est un Jesulied (chant pour Jésus) sans doute puisé dans le recueil Geistlisches Sion (Sion spirituelle) publié en 1672 par Johann Franck (1618-1677). Ce dernier avait arrangé le texte et la mélodie d’un choral plus ancien composé par Johann Crüger (1598-1662). En homme de son temps, Buxtehude ne se tourne donc pas ici vers les textes des débuts de la Réforme mais utilise probablement des arrangements contemporains, sans doute ceux que tout luthérien fervent peut retrouver dans ses livres de chants et de prières.

Buxtehude confie la partition à trois solistes, deux soprani et une basse, doublés par trois instruments aux registres extrêmes, deux violons et un basson. Toutefois, ce dernier ne figure pas dans l’instrumentarium retenu. Il y est remplacé par le violone.

L’ouverture instrumentale prend la forme d’une sonate en trois mouvements, deux Adagio encadrant un mouvement lent. Elle installe un climat empreint de douceur et de paix. Son dernier mouvement imprime la tonalité sur laquelle le chœur énonce, sur un mode homophone, le choral harmonisé tandis que les violons osent quelques brèves ritournelles. Un admirable passage concertant. Dans la seconde strophe, sur un tempo alerte, une voix de soprano se place sous la protection de Jésus avec une forme de jubilation fortifiée par d’ardentes ornementations. Si la diction ne permet pas de distinguer tous les mots, nous nous laissons cependant emporter par la mélodie parfaitement conduite. L’expressivité se concentre ici sur un Satan qui chute vers les enfers sur une ligne mélodique abrupte tandis que la théâtralité s’empare de la strophe suivante confiée à une voix de basse. L’apparition dem alten Drachen (du vieux dragon) sème la panique. La ligne vocale est hachée par des silences dans lesquels s’insinuent des instruments craintifs. Puis la terreur s’efface pour donner au chant une paisible fluidité, une quiétude sous protection divine (Gottes Macht hält mich in acht/La puissance de Dieu veille sur moi). Les solistes se rejoignent maintenant pour repousser toutes les tentations terrestres par des Weg (éloignez-vous) vigoureusement martelés. Alors, libérés des Elend, Not, Kreuz, Schmach und Tod (Souffrance, détresse, croix, opprobre et mort), toutes ces tristes réalités humaines, ils trouvent la sérénité en Dieu. La musique s’apaise, se fait caressante. Jusqu’à cet enchanteur Gute Nacht, o Wesen (Bonne nuit, ô toi) avec lequel Caroline Weynants nous envoûte littéralement. Un chant funèbre qui accompagne l’âme, désormais libérée des contingences terrestres, vers le repos éternel. Cheminement qu’accompagne à nouveau la mélodie du choral transfigurée par le tutti vocal et instrumental.

Et voici que le violon se signale pour décocher les premières notes de la Sonate en trio en si bémol majeur BuxWV 255. Elle figure au nombre des sept pièces publiées en 1694 dans le premier opus des Sonates. Ce recueil sera bientôt suivi par un second volume que Sébastien de Brossard (1655-1730) enregistrera sous le titre de Suoante a due, violino é viola di gamba con cembalo da Dieterico Buxtehude Direcctore del organo del glorioso tempio (temple glorieux) di Santa Maria in Lubeca (1696). Pour le second opus, il portera la mention suivante dans son Catalogue des livres de musique théorique et prattique (1724) : « ce sont d’excellentes pièces mais dont l’exécution me paraît fort difficile ». Une caractéristique que nous appliquerions volontiers à la Sonate que nous allons entendre.

Difficile, en effet, tant les passages virtuoses appellent parfois une grande maturité technique. Notre sonate compte trois sections très contrastées : Vivace, Lento, Allegro. La première est bâtie, une fois encore, sur des variations sur ostinato. Une structure particulièrement prisée par Buxtehude et qu’il emploie dans de nombreuses compositions pour orgue, cordes ou voix. Le violon soutenu par le continuo annonce le thème mélodique puis s’envole dans d’agiles digressions tandis que la viole de gambe le reprend à son compte, comme en écho. Le violon colonise les aigus et la viole enrichit la ligne du bas. Leur concert projette une lumière aux couleurs vives et chaudes. Comme dans la Sonate précédente, l’épisode central représente une modeste section de transition. Le troisième mouvement s’ouvre sur une fugue alerte. Dans une recherche constante de l’effet de surprise, Buxtehude donne libre cours à un stylus phantasticus galvanisé par sa créativité débordante. Une manière pour lui de se distraire, du moins en esprit, du climat austère dans lequel le maintiennent ses autres fonctions ?

Au bouillonnement succède l’introspection guidée par un second motet : Herzlich lieb hab ich dich, O Herr (Je t’aime de tout cœur, ô Seigneur) BuxWV 41. Très vite, ce motet a soulevé l’admiration des connaisseurs. Philippe Spita (1841-1894), l’un des grands biographes de Johann Sebastian Bach (1685-1750), le qualifie de Sterbelied (chant destiné aux mourants) : « es klingt in Wahrheit wie Flügelschlag himmlischer Boten (cela résonne en vérité comme le battement d’aile d’ambassadeurs célestes) ». Le musicologue Friedhelm Krummacher assure même que cette pièce constitue le « Höhepunkt… der norddeutschen Choralbearbeitung (le sommet… de l’art du choral dans l’Allemagne du Nord) ». Il est vrai que l’écriture riche et contrastée et son interprétation délicate et généreuse dégagent une beauté telle qu’elle éveille des émotions esthétiques irrésistibles. L’instrumentarium retenu lui donne cependant une allure plus confidentielle que celle que Buxtehude envisageait lorsqu’il complète l’effectif par deux trompettes.

L’ouverture instrumentale installe une atmosphère paisible traversée par un discret chromatisme indiquant la vraie nature de la pièce, celle d’un chant d’adieu. La première strophe est confiée au registre des soprani. Il l’interprète sur le mode d’un cantus firmus tandis que les instruments tissent une broderie chatoyante en contrepoint. Le tempo est lent. Les voix célestes. L’atmosphère mystique. L’ensemble adopte la tonalité d’une berceuse caressant une âme qui s’apprête à prendre son envol.

Contraste saisissant avec un second mouvement bien plus expressif et rythmé. Dans sa première partie, la dynamique évoque une leçon de catéchisme. Chacun des trois premiers versets est successivement énoncé par les solistes dans un style en imitation avant d’être amplifié par le chœur. Cette alternance s’achève sur une reprise intégrale de ces trois premières strophes à la manière d’un choral. Une technique de mémorisation progressive qui consiste à apprendre par cœur les versets les uns après les autres avant de réciter le texte en entier.

Les versets suivants revêtent une dimension militante que signale une succession de dissonances. Pour en comprendre le sens, nous devons interroger son auteur, Martin Schalling (1532-1608). Lorsqu’il rédige son texte à la suite du prêche qu’il vient de prononcer à Waldsassen (actuellement en Bavière), le 2 juillet 1569, il est en conflit ouvert avec les calvinistes. En effet, quelques mois auparavant, ils venaient de l’expulser de la ville d’Amberg. Il n’hésite donc pas à inscrire ce différend dans son texte, particulièrement lorsqu’il pointe du doigt les falscher Lehr‘ (fausses doctrines) dont il demande au Seigneur de le préserver. A cette dénonciation, il associe des Satans Mord und Lügen (la mort et les mensonges de Satan), regroupant ainsi les calvinistes et Satan dans une même détestation. Et à chaque énoncé de ces turpitudes, c’est à l’unisson que les voix interpellent Dieu : Behüt mich, Herr (Protège-moi, Seigneur).

La troisième strophe se tourne maintenant vers le mourant. Elle énonce la doctrine luthérienne de la transition après la mort, en référence à l’Evangile selon saint Luc (16,22) : «  Or le pauvre mourut et fut emporté par les anges dans le sein d’Abraham ». Dans un unisson mêlant douleur et sérénité, les voix du dessus (voix des anges) se veulent rassurantes. En notes longues et contenues, elles énoncent le verset de l’Evangile tandis que les cordes imitent le battement des ailes des anges dans un effet de trémolo des cordes déjà entendu dans le Klag-Lied et le motet en l’honneur de Saint Michel. Les autres voix les rejoignent pour soulager le mourant, diffusant autour de lui un sentiment de tranquillité. Dans un Ruhn (Repose) aux ondulations prolongées, elles l’invitent à la sérénité. Car, expliquent-elles dans un mouvement qui s’amplifie et s’accélère, la délivrance est proche In aller Freud’ (Plein de joie). Le chœur se tourne ensuite vers Jésus, l’implorant, par une répétition de erhöre mich (exauce-moi), à se montrer miséricordieux. La strophe est auréolée d’un Amen dans lequel s’expriment l’allégresse de ceux qui espèrent et la vénération qu’ils incarnent dans un finale aux riches harmonies.

Quoi de mieux qu’une Sonate pour nous remettre de ce moment d’une beauté confondante ? La collection Düben fournit, une fois encore, une Sonate en trio BuxWV 267 écrite en ré majeur. Pour Buxtehude, le genre des Sonates ouvre de larges espaces à l’expérimentation. Celle-ci se distingue par son degré de sophistication dans l’art du contraste et des ruptures. Elle s’articule autour de cinq mouvements (Adagio, Allegro, Adagio, Allegro, Poco presto). En outre, le remplacement du violon par un violone teinte la sonorité d’une couleur plus sombre et mélancolique. Sans nuire pour autant à la virtuosité, notamment dans la chaconne finale.

La cantate, ou plus exactement l’aria strophique Jesu, meines Lebens Leben (Jésus, vie de ma vie) BuxWV 62 conclut cette veillée musicale. Deux versions en sont connues. Celle de 1670 est la plus brève tandis que celle des années 1680 est enrichie par un Amen éblouissant. Comme Jesu, meine Freude, le texte de cette pièce est puisé dans un recueil quasi contemporain, le Bekanntes Kirchenlied (Chant d’église bien connu) publié en 1659 par le poète Ernst Christoph Homburg (1607-1681).

Une sinfonia ouvre la pièce. Elle semble avoir pour fonction de créer un climat ou, par référence à la rhétorique, de réaliser une captatio benevolentiae visant à attirer une attention bienveillante de l’auditoire sur les messages qui vont être délivrés. La tonalité incite à la contemplation des souffrances du Christ en croix. D’une certaine manière, cette aria en chaconne s’inscrit dans la continuité du Membra Jesu nostri BuxWV 75, ce cycle de sept cantates déplorant une à une les plaies de Jésus (lire notre chronique).

Suivent cinq strophes charpentées par une même structure soutenue par un ostinato. Même si les combinaisons vocales sont sans cesse redistribuées, le sentiment d’une profonde unité du discours se dégage de l’ensemble. Car, malgré l’alternance de solistes et de trios pour les quatre premières strophes, la ligne mélodique est rigoureusement identique et un même refrain conclut chacune des strophes. Le cinquième couplet est emporté par le tutti vocal.

Fidèle au message luthérien sur le sens de la mort considérée comme une délivrance, l’aria s’achève sur un Amen fugué absolument jubilatoire.

La veillée s’achève. Les musiciens saluent. Nous leur disons toute notre admiration pour leurs talents. Leur maîtrise technique, bien entendu. Mais davantage encore leur capacité à donner vie à des notes, à associer les sons qu’ils ouvragent chacun pour produire ensemble des couleurs, des sensations, des émotions. Nous avons entendu des chanteurs engagés pour lesquels les textes étaient bien plus qu’une suite de mots. Ils nous ont conduits jusqu’au cœur des messages que Buxtehude entendait transmettre à ceux qui l’écoutaient alors. Nous avons savouré la délicatesse, la précision et l’habileté des instrumentistes. Et si la conjonction de toutes ces qualités parvient à nous enchanter et nous enrichir, nous le devons également à la parfaite synergie de deux chefs qui conduisent leurs artistes sans les diriger: Olivier Fortin et Lionel Meunier.



Publié le 08 mai 2019 par Michel Boesch