Acis et Galatée - Lully

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Lully, le maître de la fête

Ironie du sort, c’est avec une pastorale héroïque que Lully acheva malgré lui sa carrière lyrique qui avait commencé avec Les Fêtes de l’Amour et de Bacchus. Au moment où on avait tenté de séparer le compositeur de son fidèle Quinault pour le voir travailler avec La Fontaine, le genre pastoral ne réussit guère à motiver le surintendant fort peu convaincu de la Daphné (1674) que lui proposait le célèbre fabuliste. Il s’en suivit une brouille d’environ une dizaine d’années entre les deux hommes, Lully poursuivant sur sa lancée avec des tragédies toujours plus ambitieuses et le castelthéodoricien se vengeant par sa satire Le Florentin pour finalement envisager une réconciliation tangible dans les dédicaces rédigées par le poète en exergue d’Amadis (1684) et Roland (1685).

Acis et Galatée est le dernier ouvrage lyrique achevé par le compositeur qui, peu de temps avant de mourir, laissait en chantier Achille et Polyxène dont seuls l’ouverture et le premier acte étaient composés, confiant le soin à son fidèle secrétaire Collasse de concevoir le prologue et les quatre autres actes. Quinault, pris de scrupules religieux avait décidé après Armide de dire adieu à « sa muse tendre pour toujours » dans son Poème sur l’hérésie, se flagellant d’avoir « trop chanté les jeux et les amours ». Jean Galbert de Campistron, secrétaire du duc de Vendôme, s’était déjà fait connaître par des tragédies à succès et sut se fondre dans l’héritage quinaldien pour livrer un poème habilement agencé et aux vers agréablement tournés. Si l’année précédente le marquis de Seignelay (le fils de Colbert) avait reçu avec éclat Louis XIV à Sceaux, offrant à Racine l’occasion de collaborer avec Lully pour une Idylle sur la Paix exécutée avec grand succès, les ducs de Vendôme (Louis-Joseph de Bourbon et son frère Philippe, Grand Prieur) décident d’inviter, en septembre 1686, pour une partie de chasse Monseigneur, le Grand Dauphin, fils du roi en leur résidence d’Anet, cadre d’une fête somptueuse huit jours durant. Acis et Galatée y est donné plusieurs fois intégralement mais aussi de façon fragmentaire grâce aux pièces instrumentales et chorégraphiques autorisant quelque repos aux chanteurs.

Pour cette pastorale héroïque, revenant aux Métamorphoses d’Ovide après trois incursions substantielles dans l’univers chevaleresque, Lully déclare dans l’épître dédiée au roi et précédant sa partition s’être « élevé au-dessus de lui-même » et avoir été « rempli des divines fureurs » ressenties pour le service du monarque, celui-ci ayant déclaré au compositeur que travailler pour Monseigneur, c’était comme travailler pour Sa Majesté… Le surintendant, alors en disgrâce, mit en effet tout son génie dans une œuvre fraîche, colorée et d’une splendeur de chaque instant, ne cédant en rien devant les richesses des tragédies en musique, et ce, malgré un format plus ramassé. D’ailleurs, le sort tragique réservé à Acis, avant que n’intervienne sa métamorphose, dépasse le cadre de la pastorale pour frayer avec le genre noble par excellence. La partition imprimée chez Ballard ne s’y trompe pas : elle est bel et bien désignée comme tragédie. Et si le Prologue s’offre comme à l’accoutumée telle une fête sous l’égide de Diane (hommage à Diane de Poitiers maîtresse des lieux au XVIe siècle), l’Abondance, Comus et Apollon (représentation allégorique du roi, grand absent), celui-ci s’ouvre par une ouverture particulièrement tendue (saisissant accord de 9e à la mesure 6, chromatismes ascendants de la basse avant la barre de reprise du premier volet, soubresauts et envolées de doubles croches dans les dernières mesures).

Le menuet conclusif du prologue tranche en revanche par son insouciance et son caractère particulièrement entêtant. Le cœur de ce portique inaugural laisse d’ailleurs place à la joie la plus lumineuse lors des pages en sol majeur (l’allègre Unissons nos efforts et qu’une ardeur nouvelle sans cesse se renouvelle par exemple) ou ut majeur (les célébrissimes rigaudons à la veine populaire, parodiés lors de la mort du compositeur). L’Acte I, après ses scènes d’amoureux badinages, introduit un divertissement d’un grand raffinement aux textures allégées (basse dans le registre de taille et interludes en trios), nous plongeant dans un monde de bergers teinté d’onirisme. Il est difficile de ne pas succomber à la grâce de Que l’amour qui nous enchaîne flatte nos tendres désirs et plus encore de L’Amour dans ces beaux lieux nous a tous rassemblés. Le contraste avec l’entrée de Polyphème sur une pesante loure en ut majeur, tout écrite dans le grave, n’en est que plus saisissant. Non sans humour, Lully croque avec pertinence la démarche boiteuse du Cyclope venant déclarer sa flamme à la belle Galatée qui l’écoute sans se dévoiler.

L’Acte II conserve en son début les traits typiques de la pastorale : scène de jalousie d’Acis qui s’estime trompé par Galatée, consolation par celle-ci qui se déclare pour le berger sicilien, indifférence de la froide Scylla… Plus original est l’air de Galatée (Qu’une injuste fierté) introduit par une somptueuse chaconne en ré majeur qui, malgré ses dimensions restreintes, dut faire grande impression à l’époque donnant lieu à une foule de transcriptions pour clavecin notamment (l’exemple le plus abouti étant certainement celui de Jean-Henry d’Anglebert). La marche introduisant le géant Polyphème n’en apparaît que plus cocasse avec sa démarche pataude et les sifflements des flûtes (préfigurant les traits de Papageno), offrant un matériau étoffé par le chœur constitué des suivants du Cyclope (réservé aux seules voix d’hommes) et presque parodique des scènes infernales, l’amour du fils de Neptune étant particulièrement monstrueux. Avec insistance est réitérée la maxime Plus est un cœur est loin d’aimer, plus il est doux de l’enflammer.

L’Acte III offre des contrastes saisissants. L’entrée en matière, celle des préparatifs nuptiaux, s’effectue dans la douceur de la mineur reprenant la formule qui avait fait le succès d’une scène analogue dans Persée : le récit d’un grand prêtre suivi d’un chœur. Lorsque Polyphème comprend son infortune, il explose de colère et l’orchestre tout entier avec lui avec des gammes et figurations agitées de doubles croches dans un belliqueux ut majeur. C’en est fait, le malheureux Acis trépasse, écrasé par un rocher. Le Cyclope rumine alors sa vengeance dans un air saisissant en la mineur Il est mort l’insolent, non exempt d’autosatisfaction : J’immole dans un même jour mon rival et mon amour. À ce terrifiant monologue en succède un autre : celui de Galatée d’une ampleur considérable (quelque 154 mesures !), introduit et entrecoupé de préludes envoûtants par leur riche texture à cinq. Marthe Le Rochois disposait là d’une page peut-être encore supérieure au monologue d’Armide pour exposer l’ampleur de ses talents. Neptune vient ensuite réparer le forfait de son fils. La scène IX s’ouvre par un splendide prélude sur une basse chromatique plongeant l’auditeur dans une atmosphère aussi irréelle que mélancolique : c’est l’épisode de la métamorphose d’Acis rappelé à la vie Que votre sang se change et devienne une eau pure débouchant sur l’un des plus courts duos d’amour de tout Lully et néanmoins pétri d’émotion. La Passacaille finale constitue une immense fresque orchestrale et vocale dont le compositeur avait le secret : Les Naïades et le chœur des Divinités des Eaux rivalisent de beautés dans leur chants pour célébrer l’Amour. Par son ampleur et la variété des dispositifs d’écriture adoptés, ce final parvient à renouveler le miracle de la Passacaille d’Armide même si sa tonalité de ré mineur lui confère peut-être plus de gravité encore.

À ce jour, étonnamment, cette partition d’une incroyable beauté n’avait fait l’objet que d’un seul enregistrement, celui de Marc Minkowski, qui remonte déjà à vingt-cinq ans ! Le plateau était d’une rare excellence : Véronique Gens, Jean-Paul Fouchécourt, Laurent Naouri, Howard Crook, Mireille Delunsch, Thierry Félix, Françoise Masset… Malgré une réussite incontestable, c’était probablement la dernière contribution de ce chef au répertoire lullyste qu’il a malheureusement déserté depuis bien des années. Peu de temps après Christophe Rousset entrait en scène avec Persée et se lançait dans ce qui s’approche de plus en plus d’une intégrale des tragédies en musique du Florentin (ont été enregistrées à ce jour, outre Persée, Roland, Bellérophon, Phaéton, Amadis, Armide, Alceste, Isis et Psyché qui vient de sortir). Concernant Acis et Galatée, Christophe Rousset a fréquenté cette œuvre par étapes. Ainsi, dès 1994-1995, il nous révélait la magnifique chaconne de l’Acte II avec Monique Zanetti (Musiques à danser à la Cour et l’Opéra). En 2006, c’est en compagnie de l’Orchestre Français des Jeunes Baroque qu’il livrait une suite des danses avec notamment le volet instrumental de la Passacaille, éblouissante de verve chorégraphique. Plus récemment, c’est dans le Manuscrit de Madame Théobon (voir le compte-rendu) qu’il rendait à nouveau hommage à la partition par le biais de transcriptions (les rigaudons et à nouveau la chaconne). C’est dire si ces pages l’habitent depuis longtemps !

Les Talens Lyriques, forts de leur expérience lullyste sont assurément chez eux, tout comme le Chœur de Chambre de Namur, indéfectible partenaire et protagoniste parfait dans la moindre de ses interventions. L’orchestre, dont nous avons souligné plus haut le rôle prédominant, n’a cessé de gagner en force, en profondeur et en subtilité dans ses couleurs, illustrant toute la diversité de la palette lullyste, sachant conférer une grande noblesse aux pages monumentales (ouverture, entrées, passacaille) comme la plus tendre délicatesse à nombre de préludes (on trouve beaucoup de pages dans Acis qui s’ouvrent sur une écriture en imitation faisant entrer un à un les pupitres) ou encore robustesse aux danses des Cyclopes. Les accompagnements des récits sont également d’une grande beauté, nimbant les voix d’éclairages variés en rapport avec les paroles et leurs affects. La Passacaille finale, réunissant chœur et orchestre, témoigne à elle seule de l’excellence des forces ici rassemblées et menées d’une main de maître pour conclure en apothéose.

Le rôle d’Acis n’est sans doute pas le plus valorisant de l’œuvre. Hormis le magnifique monologue introduisant l’Acte I C’est en vain qu’en ces lieux j’ai devancé l’Aurore, il n’est guère d’endroit où briller. Cyril Auvity s’en accommode fort bien et confère au berger sicilien une tendresse touchante, servie par un timbre toujours aussi séduisant. Récitatifs, petits airs et ensembles n’ont plus de secrets pour lui, le langage lullyste est sous ses accents d’un grand naturel. C’est à peine si l’on remarque quelques aigus un peu tendus dans le Prologue quand il incarne Apollon.

Ambroisine Bré, que nous avions déjà rencontrée avec plaisir dans Alceste et Isis dans des petits rôles, campe ici au Prologue Diane où sa voix chaude fait merveille. Mais c’est surtout en Galatée qu’elle nous éblouit, se jouant de tous les registres : scènes galantes, duos, merveilleuse chaconne mais surtout en se révélant grande tragédienne dans l’immense monologue de l’Acte III Enfin j’ai dissipé la crainte, l’un des sommets de l’œuvre. Ses Hélas ou Acis, mon cher Acis sont déchirants. De la lamentation au désir de vengeance, elle évolue ensuite vers une prière d’une émotion brûlante aux divinités des eaux qui connaît son climax sur Ranimez mon Amant, soutenu par une harmonie saisissante. Christophe Rousset a vu parfaitement juste en lui confiant ce rôle : il lui va comme un gant.

Edwin Crossley-Mercer après avoir incarné Alcide et Pan (voir les comptes-rendus d’Alceste et Isis) s’attaque ici à l’un des plus grands rôles de basse de Lully (avec celui de Roland) en sachant conférer à Polyphème la férocité et la suffisance du personnage. S’il prête presque à sourire lors de l’Acte II lors de son entrée sur la fameuse marche aux sifflets de chaudronniers, il épouvante à l’Acte III et se montre très impressionnant dans son monologue soutenu par un orchestre survolté. Outre une excellente diction, le timbre se pare d’une noirceur idoine pour ce terrible Cyclope.

Les rôles secondaires sont traités avec le même soin, mobilisant eux aussi des chanteurs rompus au style lullyste de par leur fréquentation de plusieurs tragédies ou ballets auxquels Christophe Rousset les a conviés. Bénédicte Tauran joue tour à tour avec un égal bonheur L’Abondance au Prologue et l’insensible Sylla dans la pastorale avec animation (Quelque fureur qui l’inspire). Deborah Cachet pare de ses grâces Une Dryade, Aminte et Une Naïade dans la Passacaille finale. Robert Gretchell, déjà présent dans les premiers opus (Persée et Roland), nous régale autant en Comus qu’il nous émeut en Télème, amant rebuté. Enguerrand de Hys honore Tircis et Le Prêtre de Junon de sa présence quand reviennent à Philippe Estèphe les rôles d’Un Sylvain et de Neptune. Après nous avoir fait rire en Barbacola (voir mon compte-rendu sur le Ballet Royal de la Naissance de Vénus), le voilà qui gagne ses lettres de noblesse avec Vivez Acis, vivez, revoyez la lumière. Mais vivez pour ne mourir jamais et plus encore le magnifique Que votre sang se change et devienne une eau pure.

Pour leurs trente ans, les Talens Lyriques et Christophe Rousset peuvent s’enorgueillir d’un nouveau fleuron dans la construction de cet édifice somptueux, élevé patiemment à la gloire de « l’immortel Monsieur de Lully », en sachant renouveler l’approche de cette œuvre splendide et presque deux heures durant nous convier à la plus belle des fêtes.



Publié le 05 févr. 2023 par Stefan Wandriesse