Benedictus - Lully

Benedictus - Lully © Salvator Mundi, attribué à Léonard de Vinci, ca 1500
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Lully sur les chemins de la paix

D’emblée, le premier accord du Plaude Lætare nous plonge dans une fête royale et non des moindres : le baptême du Dauphin, fils de Louis XIV en 1668, surnommé « Monseigneur ». Ce dernier devait se montrer par la suite un admirateur sans bornes de Lully. Peut-être la magnificence de cette musique, alors que ce jeune Louis n’avait pas encore atteint ses sept ans, le marqua-t-elle à tout jamais. Une somptueuse tapisserie des Gobelins, tirée de la série L’Histoire du Roy, illustre l’épisode. Si le carton pouvait laisser quelque doute quant à l’identité du batteur de mesure (on a souvent considéré qu’il s’agissait de Pierre Robert officiant alors à la Chapelle Royale), l’exécution finale de cette tenture de haute-lisse montre clairement en haut à droite, le surintendant, rouleau de papier en main, dirigeant pages et musiciens (flûte à bec, flûte allemande et même un théorbe dont le manche dépasse). Sa physionomie de « grand oiseau de proie nocturne », selon le mot de Romain Rolland s’y décèle instantanément. Lorsqu’en 1677, le compositeur fera baptiser son propre fils, il déploiera des moyens bien plus grandioses dans son fameux Te Deum (à venir dans le volume IV). En commun avec cette œuvre, ce motet adopte la tonalité d’ut majeur, triomphale et joyeuse qui règne sans partage de l’exorde à la péroraison, après un passage central très recueilli en ut mineur (O Jesu vita credentium) rappelant un temps l’atmosphère du Miserere que le roi aimait tant (voir notre chronique). Par l’envergure des masses vocales et instrumentales ici réunies, ce motet, qui paraissait un brin léger chez Hervé Niquet, acquiert ici une tout autre dimension.

Le volet inaugural traduit fort bien l’idée de la liesse à laquelle la France est conviée (les basses par leurs vocalises sur lætare semblent évoquer quelque roulement de tambours) avec son syllabisme marqué où les deux chœurs dialoguent avec verve pour se réunir ensuite avec verticalité sur un mouvement dansant entonné par la basse solo (Sacro Delphinus). De ce fait, le contraste avec le O Jesu n’en est que plus frappant : élargissement du tempo, irruption d’une écriture plus contrapuntique occasionnant de savoureux frottements. L’on retrouve ici les qualités déjà soulignées dans les deux précédents volumes signés par Stéphane Fuget (voir nos chroniques Dies Irae et Miserere) et notamment celles relatives à la dimension spirituelle des œuvres, trop souvent occultées au profit d’un unique aspect théâtral bien réducteur. Les Vivat et envolées sur Triumphet renouent ensuite avec l’atmosphère jubilatoire inaugurale pour élever les corps vers le ciel et contempler avec félicité la couronne auréolée d’une lumière éternelle à laquelle le Dauphin est promis, ce qui nous vaut une magistrale cadence sur Et sempiterna luceat corona, à la manière d’un plein-jeu de grand orgue.

Dans cette collection consacrée aux grands motets, Château de Versailles Spectacles avait déjà convoqué Henry Du Mont pour servir de complément (et quel complément, excusez du peu !) aux merveilleuses pages de son confrère Pierre Robert, ce qui nous avait valu un Dum esset Rex inoubliable dans l’album avec lequel Olivier Schneebeli prenait congé de ses fonctions au Centre de Musique Baroque de Versailles où il avait mené un travail formidable. Peut-on s’étonner de voir ici Du Mont prendre place dans ce programme ? Nullement. Lecerf de la Viéville livre en effet un très rare témoignage, qui plus est élogieux, de Lully à l’égard du compositeur, liégeois d’origine : « Je l’aime ce bonhomme, M. Du Mont : il est naturel ». Si le magistral Magnificat ne constitue pas une découverte (il a été notamment enregistré par Philippe Herreweghe - il y a presque 40 ans, il est vrai- ou encore par Philippe Pierlot, avec beaucoup de subtilité), le choix en est néanmoins judicieux, en parfaite cohérence avec l’œuvre donnant son titre à l’album Benedictus, rassemblant ainsi deux Cantiques parmi les plus beaux qui soient, issus de l’Évangile de Saint Luc. Loin de l’euphorie à laquelle bien des compositeurs se sont adonnés, Du Mont plonge l’auditeur dans le mystère insondable de l’Incarnation et ce n’est point la voix de dessus qui entonne le motif Magnificat emprunté au plain-chant mais la basse environnée d’une trame polyphonique très dense où les dessus de violon annoncent, tel le céleste messager Gabriel, une nouvelle qui ébranle en profondeur Marie. Le texte se voit ensuite imagé musicalement de façon extrêmement convaincante pour nous conduire à une doxologie grandiose où le traitement réservé par Les Épopées à Lully sert Du Mont à merveille.

L’irruption de la tonalité de sol majeur illumine soudain la chapelle après le grave et dévot ré mineur employé par Du Mont. Le Benedictus déploie toute sa splendeur, ses ors, ses marbres, ses tentures, sa statuaire et ses objets de culte jusqu’aux volutes d’encens qu’on imagine sans peine à l’audition d’une page absolument extraordinaire. Celle-ci est d’ailleurs auréolée de mystère. Les musicologues se disputent la période d’écriture : Jean Duron penchant pour la maturité du compositeur, quand Jérôme de La Gorce ou Thomas Leconte (auteur d’un texte aussi érudit que sensible ici) plaident pour la jeunesse de celui-ci, la richesse polyphonique ici adoptée dans l’écriture s’avérant plutôt caractéristique de cette période (on observe en effet des correspondances avec l’écriture fouillée propre aux grands ballets). Les sources de l’époque sont en outre fort peu disertes. Toutefois, grâce au Mercure Galant, l’on sait que le 27 avril 1701, l’illustre Marin Marais en dirigea une exécution (couplée au Te Deum) avec les musiciens de l’Académie royale de musique à l’Oratoire, pour célébrer la convalescence de Monseigneur. Le célèbre violiste, élève très estimé de Lully, ne s’était pas trompé en faisant choix de ce motet. On pourrait presque, pour paraphraser l’Isis du compositeur, dire que le Benedictus est le « Motet des Musiciens » tant l’écriture en est savante et d’une richesse incroyable. Jean Duron (Guide de la musique sacrée et chorale profane, sous la direction d’Edmond Lemaître, Fayard, Paris, 1992) en livre une analyse fouillée dont le plaisir à la lecture fait écho à celui de l’auditeur ici. Soyons juste : ce motet constituait une vraie réussite dans la quasi intégrale d’Hervé Niquet, sans doute transporté par cette magnifique partition. Mais à la fougue qui s’y trouvait, Stéphane Fuget et ses Épopées opposent une relecture bien différente. Les tempi s’y font beaucoup plus larges, ce qui confère à ce motet une dimension très imposante.

Il faut dire que Lully semble plus que jamais inspiré par ce texte splendide illustrant la guérison de Zacharie (père de Jean-Baptiste et dont le nom signifie « Dieu s’est souvenu », les versets relatifs à la mémoire de celui-ci étant particulièrement essentiels ici) rendu muet par son incrédulité et recouvrant la parole. Bossuet commenta d’ailleurs ce texte en 1691 : « Benedictus…Par cette exclamation, il faut que notre voix trop longtemps retenue éclate aussitôt en action de grâces pour le Seigneur ». Le travail motivique de Lully est confondant de maîtrise où, au cours de douze mouvements, deux éléments moteurs vont revenir (une quarte descendante avec un beau chromatisme central et une quarte ascendante) comme une sorte de signature, tout autant que symbole de la mémoire de Dieu pour son peuple.

L’entrée en matière est très impressionnante, par son opulente ritournelle à cinq, allégée dans sa texture par quelques épisodes en trio et qui propulse les différentes entrées du chœur sur Benedictus, débouchant sur de nombreuses imitations de toutes les voix sur quia visitavit pour se rassembler massivement à propos du rachat du peuple d’Israël. Le syllabisme vertical adopté par Et erexit cornu relance le discours énergiquement pour un vigoureux dialogue entre petit et grand chœurs pour adopter enfin un balancement à trois temps sur In domo David (en majeur) et Pueri sui (en mineur). Cette puissante rhétorique est ici servie magistralement par Les Épopées et par l’intelligence du propos de Stéphane Fuget, qui souligne autant l’extrême puissance de cette architecture dans ses grandes lignes que le détail sculptural de celle-ci par un travail de chaque instant sur les couleurs, les ornements et les intentions qu’il s’agit de transmettre à l’auditeur - au fidèle - avec l’éloquence la plus grande qui soit. Est-il possible de résister à l’extraordinaire envol sur Prophetarum ejus qui par son repos sur la dominante (ré majeur) prépare aux charmes de la chaconne Salutem ex inimicis ejus, superbe duo de voix d’hommes accompagné d’un lumineux trio des cordes ? Puis, on est peu à peu emporté par les motifs ascendants (en imitations à tout l’orchestre – un vrai lever de soleil) introduisant le massif Jusjurandum qui évolue à nouveau vers la danse du Daturum se nobis, manifestation évidente de la reconnaissance d’un peuple à son créateur et où cette fois, le chœur entre en dialogue avec le tutti instrumental. Au relatif (mi mineur), le récitatif Ut sine timore offre une courte transition vers un autre passage absolument saisissant sur les mêmes paroles où les chœurs par leurs martellements s’entrechoquent dans un effet formidable.

En miroir, ce sont ensuite des motifs descendants qui traversent le Serviamus, témoins de l’humilité d’un peuple enclin à servir en reconnaissance. Le récit In sanctitate et justitia (avec un Cyril Auvity à porter au pinacle) s’achève dans une ambiguïté modale saisissante (le chant en majeur et la basse chromatique penchant vers le mineur). Plus loin, le magnifique trio sur Et tu puer (et toi petit enfant, tu seras appelé prophète du Très-haut) offre le réconfort d’une merveilleuse berceuse en dialogue (les deux voix aiguës s’opposant à celle de basse) avant de se rejoindre sur la préparation du chemin du Seigneur, évoquée par de doux mélismes sur Parare vias ejus. Au Jusjurandum répond la verticalité du Ad dandam scientitiam conclu par une saisissante cadence en sol mineur, introduisant l’un des sommets émotionnels de ce motet : le Per viscera. Ici, Stéphane Fuget prend un malin plaisir à souligner les dissonances et à provoquer le frisson (quels frottements des cordes reposant sur le chromatisme des basses !) comme à déclencher un extraordinaire clair-obscur sur Illuminare (en sol mineur) pour nous faire traverser la vallée de la mort (incroyable Et in umbra mortis sedent d’une brûlante intensité) et nous mener sains et saufs (mais point indemnes émotionnellement !) vers l’éblouissante conclusion prévue par Lully. Celle-ci est construite sur l’affrontement de deux motifs, l’un rapide et très rythmique traduisant l’ardeur d’un peuple en marche (Ad dirigendos pedos nostros), l’autre étale et débordant de sérénité pour figurer le désir de paix (in viam pacis). Après un saisissant emprunt (accord de si majeur sur pacis) et un dernier assaut du motif initial, la paix triomphe dans une cadence d’une beauté à couper le souffle (on frémit avec l’emprunt à la sous-dominante - fa bécarre – aux hautes-contre du grand chœur !). Ce que je considère être sans doute le plus beau motet de Lully trouve donc ici une réalisation exceptionnelle qui renouvelle totalement notre approche de cette œuvre grandiose.

Après cette prodigalité de beautés, la prière pour le roi, Domine salvum fac regem, semble plus économe dans les moyens mobilisés. Par trois fois au moins, le compositeur mit en musique ces paroles, sous forme de grand motet comme ici et dans l’Exaudiat (qui figurera dans le volume IV) où celles-ci constituent un verset en soi ou encore en petit motet à trois dessus, qui en offre la version la plus séduisante par la fraîcheur qui s’en dégage (Stéphane Fuget serait bien inspiré de considérer par la suite ce corpus de Petits Motets qui recèle bien des merveilles). Le présent motet avait déjà été restitué avec élégance par Olivier Schneebeli (K 617). Ici, cette page offre une sereine transition (par sa tonalité de sol mineur, tonalité de prédilection chez Lully ) vers un autre point culminant de ce troisième volume : le Notus in Judæa. Vraisemblablement écrit dans le contexte de la révocation de l’Édit de Nantes par l’Édit de Fontainebleau (18 octobre 1685), il s’agit d’une pièce fiévreuse et assez noire qui fait penser mutatis mutandis à l’atmosphère du Tombeau de Monsieur de Lully de Jean-Féry Rebel, sonate traversée de plaintes comme de passages convulsifs et qui lui est au moins de dix ans ultérieure. On y retrouve aussi l’agitation propre au Quare fremuerunt (voir ma chronique, déjà citée, du volume précédent) mais empreint d’une gravité sévère assez terrifiante, liée à la tonalité de ré mineur qui y prévaut. Le Notus in Judæa est ici une véritable révélation dont nous n’avions à ce jour qu’une vision tronquée par une version trop froide à notre goût. L’écriture appartient à la dernière manière du surintendant : récits de solistes plus développés et plus autonomes ou servant de coryphées préparant à des interventions chorales à l’écriture plus exclusivement verticale, effets théâtraux qui alimentent la structure d’ensemble.

Une fois encore les masses chorales et orchestrales rassemblées ici font merveille. C’est le belliqueux Ibi confregit d’un rythme fougueux et heurté qui tout d’abord frappe et débouche sur un somptueux récit de basse Illuminans tu mirabiliter au vigoureux soutien instrumental qui ne laisse guère deviner l’étonnant sommeil des impies s’étant endormis en oubliant Dieu. Même si l’incipit rappelle le motif initial du sommeil d’Atys, l’écriture y est moins sensuelle, plus austère, finalement plus proche de l’épisode nocturne du Triomphe de l’Amour (1681) avec son dialogue flûtes (quels pupitres !) et cordes. Le trio d’hommes sur Dormierunt se révèle véritablement hypnotique, quasiment en apesanteur. L’irruption du mode majeur libère la tension accumulée par un fougueux récit de basse Ab increpatione qui rappelle un passage de l’Idylle sur la Paix (« Ses ennemis offensés par sa gloire », Racine), composée en 1685 et recourant à une écriture comparable (même tonalité de ré majeur et figurations aux cordes assez similaires), si ce n’est qu’ici le chœur amplifie encore la matière. Le retour du mineur débouche sur un passage d’une incroyable modernité illustrant la colère de Dieu (traits rageurs des cordes en doubles croches) et la terre tremblant face à la sentence divine (De cælo auditum). La violence déployée, les soubresauts, l’atmosphère très noire livrent ici une fresque apocalyptique d’une efficacité redoutable. Si le duo Vovete apporte un bref répit (quelle tendresse dans ces voix d’hommes !), c’est pour aussitôt basculer sur un chœur vertical, brutal et tranchant (Terribili et ei), entrecoupé de silences d’une inquiétude palpable et s’achevant d’une façon extrêmement abrupte qui n’est pas sans rappeler celle qui clôt Phaéton (1683).

Qui voudra se faire une idée encore plus précise de l’exceptionnel travail des Épopées et de Stéphane Fuget pourra visionner les vidéos publiées par Château de Versailles Spectacles où, au travers des expressions faciales et corporelles, chef, chanteurs et musiciens apparaissent véritablement habités par cette musique à laquelle ils redonnent tout son sens. Les individualités, aussi brillantes soient-elles, s’effacent presque au service d’un engagement collectif impressionnant. Pour ce troisième volume de l’intégrale des Grands Motets de Jean-Baptiste Lully, Stéphane Fuget a donc regroupé fort opportunément des œuvres parmi les moins fréquentées par la discographie et auxquelles son approche révolutionnaire, déjà louée lors des deux précédents volets, apporte un éclat sans pareil, notamment pour le sombre Notus in Judæa et le solaire Benedictus. Le Te Deum et l’Exaudiat (à venir) abordés avec un geste aussi sûr devraient donc achever cette intégrale des grands motets de Lully en véritable apothéose.



Publié le 21 nov. 2023 par Stefan Wandriesse