Concerto madrigalesco - Bernabei

Concerto madrigalesco - Bernabei ©
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Une interprétation lumineuse

Au XVIIe siècle à Rome, aux côtés de la cour pontificale, coexistaient d’autres cours tenues par de grandes familles patriciennes ou des grands princes de l’Église. Du fait de leur diversité, elles créaient une certaine émulation et constituaient chacune un espace de liberté de création permettant à bon nombre d’artistes de l’époque de s’exprimer et de développer leur art. Parmi celles-ci, celle de la famille princière des Orsini, l’une des plus importantes d’Italie dont les origines remontent au IVe siècle à l’époque de l’Empire Romain. La grandeur de cette famille est en grande partie liée à la papauté, trois papes en étaient issus : Célestin III, Nicolas III et Benoît XIII. Et c’est justement à un musicien presque tombé dans l’oubli qui côtoyait assidûment la famille Orsini que l’Ensemble Faenza consacre son dernier enregistrement. Dirigé par le luthiste Marco Horvat, il propose en première mondiale l’intégralité des quinze pièces du Concerto madrigalesco a tre voci diverse d'Ercole Bernabei, imprimées à Rome en 1669 et dédiées au prince Flavio Orsini, duc de Bracciano. (voir la notice) Personnage cultivé, poète à ses heures, auteur de livrets d’opéra et de cantates, protecteur de nombreux artistes comme Alessandro Stradella ou Alessandro Scarlatti (père de Domenico Scarlatti), cet aristocrate était un mélomane averti qui aimait à faire donner des concerts dans son palais romain abritant de nombreux instruments de musique. L’inventaire réalisé après son décès révèle qu’il y en avait même dans sa propre chambre à coucher ! Pour l’anecdote, le nom de la seconde épouse de ce prince est une figure de l’histoire de France. En effet, Marie-Anne de La Trémoille, désignée communément en son temps comme la princesse des Ursins, joua un rôle politique de premier ordre en œuvrant en sous main au profit de Madame de Maintenon et du roi Louis XIV.

Des partitions inédites
C’est le hasard qui a conduit Marco Horvat vers ces partitions inédites dont un exemplaire est conservé à la Bibliothèque Nationale de France. Pour mener à bien ce projet , explique Marco Horvat, « nous avons d’abord réuni une équipe de cinq chanteurs qui étaient capables de se plier à l’exercice délicat d’un contrôle absolu de l’intonation et de la tenue de la voix, sans lequel la polyphonie ne peut sonner, et qui puissent assumer l’expressivité requise par la seconda prattica (terme qui désigne une façon novatrice d’écrire la musique apparue au début du XVIIe siècle se définissant par une plus grande liberté d'écriture par rapport aux règles strictes de la prima prattica, notamment à travers les dissonances et le contrepoint, NDLR), où le texte doit primer sur la musique. Il nous a fallu ensuite nous familiariser avec le style très particulier de Bernabei. Il s’est agi notamment de définir les couleurs du continuo par une instrumentation qui accompagne de façon efficace les affetti  (émotions), mais sans ostentation puisque le texte et le chant doivent primer à tout instant ».

Compositeur romain né en 1622 à Caprarola près de Viterbe dans le Latium, Ercole Bernabei débute sa carrière musicale en tant qu’organiste et joueur de basse continue lors des célébrations religieuses en l’église Saint-Louis-des-Français de Rome sous la direction d’Orazio Benevoli, un maître de musique réputé dont il fut l’élève (voir la chronique de sa Missa In angustia pestilentiae). Cette église est tout particulièrement renommée pour abriter trois œuvres murales réalisées par Le Caravage. En 1653, il succède à la tribune de l'orgue de cette même église au compositeur et luthiste napolitain Luigi Rossi, poste qu’il occupera jusqu’à sa nomination en 1665 en tant que maître de chapelle de la basilique Saint Jean de Latran. En 1667, il est concomitamment nommé au poste de maître de chapelle de Saint-Louis-des-Français. En 1672, grâce à l’appui de la reine Christine de Suède qui résidait alors à Rome, il prend la suite de son maître, Orazio Benevoli, en tant que directeur musical de la Cappella Giulia au Vatican. Enfin, deux ans plus tard, le Prince Électeur Ferdinand-Marie de Bavière l’engage en tant que maître de chapelle pour succéder à Johann Kaspar Kerll. C’est alors qu’il quitte Rome pour s’installer à Munich, où il devient Herkules von Bernabei. Il décède en 1687 sans être jamais retourné en Italie.


Portrait d’Ercole Bernabei

Son œuvre comprend des œuvres sacrées, des cantates, des madrigaux profanes et plusieurs opéras, mais une bonne partie de ses œuvres a hélas disparu. Le madrigal est une forme de musique vocale polyphonique mettant en musique des poèmes profanes généralement de grande qualité d’écriture. Ils furent souvent signés par des auteurs de renom parmi lesquels on peut citer Pétrarque ou Dante. Le madrigal ne comporte pas de refrain, pas de répétition non plus ; il forme un tout avec une musique dite descriptive, qui souligne les sentiments et les émotions suscitées par le texte. Cyprien de Rore, Carlo Gesualdo, Luca Marenzio, Claudio Monteverdi sont considérés comme les représentants de l’âge d’or du madrigal. Ercole Bernabei compte parmi les derniers compositeurs à avoir apporté sa contribution à cette forme musicale qui avait déjà entamé son déclin en 1669.

Un musicien éclectique
L’Ensemble Faenza, fondé en 1996 par le luthiste Marco Horvat, porte le nom d’un célèbre recueil musical du début du XVe siècle, le Codex Faenza. Destiné à l’origine à l’origine à valoriser le répertoire médiéval, il élargit peu à peu son domaine de prédilection à la musique baroque. Musicien pour le moins éclectique, Marco Horvat, a également passé quatre années en Inde du Sud afin d’étudier la musique karnatique avec Aruna Sairam, une spécialiste de grand renom du chant traditionnel du Karnataka... qui se consacre elle aussi à d'autres musiques, dont le chant grégorien et la musique arabo-andalouse ! (à écouter ici). « Ces quatre années ont  achevé de me convaincre qu’il est vain de chercher à reconstituer une tradition dont la chaîne de transmission de maître à élève a été brisée, ce qui est le cas pour le phénomène que nous nommons ʺmusique ancienneʺ. Explorer les musiques de l’Ancien Régime en m’attachant à en retrouver l’esprit plus que la lettre : quel que soit notre degré de connaissance des sources historiques, nous ne pouvons faire autre chose que de réinventer à partir des traces trop souvent lacunaires léguées par les Anciens, qu’il s’agisse de partitions, de traités, de sources littéraires ou encore de documents iconographiques... ».


Frontispice du Concerto madrigalesco a tre voci diverse

A travers cet enregistrement, l’Ensemble Faenza conduit l’auditeur à s’immerger dans l’intimité d’un concert donné dans le palais Orsini à Rome, avec un programme constitué de l’intégralité des quinze madrigaux de Bernabei, agrémenté de quatre intermèdes au clavecin, au théorbe et à la guitare baroque. Ces madrigaux réunissent des textes sur le thème de l’amour sous toutes ses formes: galant, courtois, platonique, éperdu, douloureux, contrarié, passionné, voué au mépris, brisé par la séparation, inaccessible… Le premier madrigal qui s’intitule Fortezza Amorosa (Force amoureuse) est un sonnet (deux strophes de quatre vers et deux de trois vers) qui constitue une belle entrée en matière. La musique fait corps avec le texte du poète Francesco Balducci, un personnage fantasque dont les poésies lyriques, ou rime, furent publiées à Venise en 1655, et qui mena durant plusieurs années une vie errante, côtoyant un temps la famille Orsini. Chaque madrigal a sa couleur propre et le compositeur s’est de toute évidence attaché avant tout à mettre sa musique au service du texte. Plus qu’un simple support, elle en souligne les subtilités.

Une écriture originale
Ces madrigaux révèlent un compositeur maniant avec aisance le style polyphonique ; l’écriture est originale, faite de libertés mélodique, rythmique et harmonique. Le contrepoint n’est simple qu’en apparence, et on notera un emploi judicieux de dissonances. La musique qui en résulte dégage une grande expressivité que l’on pourrait presque qualifier de théâtrale tout en évitant le recours à des artifices inutiles. Les cinq chanteurs de l’ensemble Faenza forment un ensemble parfaitement homogène qui restitue à merveille la musique de Bernabei. La diction est claire, les nuances, les intonations, les crescendos, les messa di voce sont parfaitement calculés et maîtrisés. Rien n’est laissé au hasard et l’écoute de cet enregistrement dévoile un travail minutieux sur l’interprétation. Dans Ti lascio, anima mia (Je te quitte, mon âme), le caractère dramatique est exacerbé par la musique, les voix se croisent et s’entremêlent avec bonheur sur un texte de Girolamo Preti. Huit des madrigaux de Bernabei ont été composés sur des textes de ce poète né en 1582 en Toscane, soit quarante ans avant le compositeur. Ses poésies, très appréciées en leur temps, lui permettant de bénéficier de l’appui de généreux protecteurs comme le cardinal Francesco Barberini, neveu du pape Urbain VIII et… la famille Orsini ! L’auditeur touche au sublime avec Non merita pietà (Il ne mérite pas la pitié), composé sur un texte anonyme évoquant un amour passionnel, à travers lequel on mesure un art de la composition qui touche à la perfection. (à écouter ici) !

Quatre intermèdes
Quatre intermèdes sont intégrés au programme. Un Prélude au théorbe d’Angelo Michele Bartolotti (c. 1615 – c. 1681), un compositeur qui résida un temps à Rome, et côtoya comme Bernabei la reine Christine de Suède. Peut-être même donna-t’il un récital au palais des Orsini, qui sait… La quasi intégralité des œuvres qu’il écrivit pour le théorbe (hormis une sarabande) ont déjà été enregistrées par Simon Linné (voir la chronique). D’emblée, ce magnifique prélude au style très français, écrit dans le style brisé très en vogue en ce milieu du XVIIe siècle, livre un instant magique, presque hors du temps. Il constitue une belle parenthèse de quiétude, interprété de manière irréprochable par Marco Horvat. En second intermède, on notera tout particulièrement une splendide Toccata (composition de forme libre pour les instruments à clavier) d’un certain Giacomo Simonelli (avant 1668 - 1684), un compositeur dont on ne sait rien. Cette pièce d’une grande élégance enregistrée en première mondiale et interprétée par Ayumi Nakagawa offre de beaux développements harmoniques. Son style d’écriture n’est pas sans rappeler les pièces de Luigi Rossi ou de Girolamo Frescobaldi. De même, on retiendra également une Passacaille au contrepoint complexe de Bernardo Pasquini (1637 - 1710), organiste et claveciniste qui joua du clavecin à la cour de Louis XIV et fut un temps au service du prince romain Giovanni Battista Borghese. Le quatrième intermède est un Prélude écrit pour la guitare par Bartolotti, une pièce toute en subtilités composée pour un instrument appelé quelques années plus tard à supplanter le luth et le théorbe.

Un oubli réparé
Les quinze madrigaux de cet opus révèlent un compositeur injustement oublié. On peut d’ailleurs se demander comment des œuvres d’une telle qualité ont pu rester au fond d’une bibliothèque aussi longtemps sans susciter l’intérêt de quiconque. Mais accessoirement, cette découverte permet aussi de mesurer la richesse du répertoire baroque qui ne cesse de réserver de belles surprises. Grâce à cet enregistrement, l’oubli est désormais réparé… de main de maître ! Caractéristique d’une époque ou les arts servaient le pouvoir, ces pièces d’une grande élégance ne sont pas sans rappeler que la musique occupait une place de premier plan au sein de ces cours princières. On notera par ailleurs l’homogénéité de l’ensemble de ces quinze madrigaux ainsi que le caractère démonstratif d’une musique visant à amplifier les sentiments et les états d’âme contenus dans les textes.

Cet enregistrement est assurément une belle découverte, il permet d’apprécier des œuvres vocales de haut vol, entraînant l’auditeur au cœur de la Rome baroque à une époque ou la rivalité entre les familles patriciennes bénéficiait aux arts. Il est servi par une prise de son irréprochable réalisée dans l’église bretonne de Notre Dame de Trédrez-Locquémau qui offre une acoustique totalement appropriée permettant de bien distinguer et d’apprécier chaque voix individuellement. Il a été réalisé dans le cadre du projet Perform’art (voir la présentation) mené par l’Ecole Française de Rome sous la direction d’Anne-Madeleine Goulet, directrice de recherche au CNRS. Pour ce faire, les archives de l’époque de chaque famille patricienne ont fait l’objet d’études approfondies. L’Ensemble Faenza signe une interprétation particulièrement inspirée, incandescente presque, de ces quinze madrigaux d’Ercole Bernabei qui témoignent du raffinement extrême régnant au sein de l’aristocratie de la Rome baroque.



Publié le 06 juin 2023 par Eric Lambert