Dis-moi Vénus... - Perbost

Dis-moi Vénus... - Perbost © Henri Buffetaut : Marie Perbost
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L’amour aux délicates couleurs rocaille

Révélation lyrique de l’ADAMI 2016 puis Révélation Artiste Lyrique des Victoires de la Musique 2020, la jeune soprano Marie Perbost a vu ses débuts récompensés par de prestigieuses distinctions. Parallèlement, elle s’est affirmée, à travers une discographie déjà abondante, dans un large spectre du répertoire lyrique, : mélodies, chansons et airs d’opérette dans Une jeunesse à Paris (Harmonia mundi, 2019) et, pour ce qui concerne le baroque, le récent Voyage à Naples de Bach (Son An Ero, 2023 – voir le compte-rendu dans ces colonnes) ou encore dans le double rôle d’Antonio et de la comtesse du Richard Cœur de Lion de Grétry dirigé par Hervé Niquet (CVS, 2020 – voir le compte-rendu). Dans Dis-moi Vénus..., elle nous entraîne dans le répertoire français du règne de Louis XV, mêlant airs célèbres issus des compositions de Rameau (Hippolyte et Aricie, Castor et Pollux, Platée) avec des airs moins connus, issus d’œuvres tombées dans l’oubli (comme le Scanderberg de Rebel et Francoeur) ou dus à des compositeurs ignorés par la postérité (comme Niel ou Duni).

Commençons par ces derniers. Jean-Baptiste Niel (ca. 1690 – ca. 1771) officia aussi comme « batteur de mesure » adjoint à l’Académie Royale de Musique. Il composa deux ballets héroïques. Les Romans, créé à l’ARM le 23 août 1736, fut semble-t-il accueilli avec succès, puisqu’il fut complété dès septembre d’une nouvelle entrée. De même, L’Ecole des Amants, créée le 11 juin 1744, a été enrichi d’une quatrième entrée lors de la reprise en avril 1745. Extrait de la première entrée, La Bergerie, des Romans de Niel, l’air de l’Amour Le sommeil sur mes yeux est un « air de sommeil » qui renvoie à la tradition lullyste. Son rythme langoureux permet d’apprécier tout à loisir les qualités du phrasé de Marie Perbost, le soin apporté aux accentuations et les répits soigneusement ménagés, qui entretiennent patiemment l’atmosphère d’abandon suggérée par le texte et la musique.

Egidio Romualdo Duni (1708 – 1775) est un compositeur italien, qui s’installa à Paris en 1756, où il met en musique des pièces comiques de son ami et mentor Charles Favart (1710 – 1792). Créés en 1763, Les Moissonneurs reposent sur une intrigue simplifiée et quelque peu naïve, resserrée autour de trois personnages : le seigneur local Candor, dont est éprise l’innocente Rosine, malgré les intrigues menées par Dolival, neveu de Candor. Candor et Rosine convoleront lors des moissons et pardonneront à Dolival. A l’acte III, l’air de Rosine O toi que le hameau révère débute par une berceuse au rythme lent, avant de basculer dans une seconde partie plus ornée, dans laquelle la soprano déploie toute l’agilité de ses aigus.

Contemporain de Rameau, Jean-Joseph Mouret (1682 – 1738) est chanteur et violoniste de formation ; il se fait rapidement connaître à la cour de la duchesse du Maine à Sceaux, ainsi que dans les théâtres des Foires parisiennes et aux Italiens. Il débute le 19 août 1714 à l’Académie Royale de Musique avec ses Fêtes de Thalie, ballet héroïque en un prologue et trois entrées, plébiscité par le public puisqu’il fut joué à l’ARM jusqu’en 1769. Dans la deuxième entrée (intitulée La Veuve), l’air de la servante Iphise Aimez, aimez, qu’attendez-vous ? constitue une invite pressante à la sensualité, soulignée dans les langoureux ornements déployés par Marie Perbost. Après une carrière brillante aux Italiens et au Concert Spirituel, Mouret sombre malheureusement dans la démence à partir de 1734 ; il finira ses jours oublié, interné chez les Pères de la Charité à Charenton.

Si François Rebel (1701 – 1775) et François Francoeur (1698 – 1787) sont eux restés dans la lumière de la postérité, c’est essentiellement pour leur contribution à la vie musicale parisienne, dont ils dirigèrent en collaboration les deux plus prestigieuses institutions que sont l’Académie Royale de Musique et le Concert Spirituel. Leurs œuvres sont malheureusement rarement données. Marie Perbost nous en offre ici deux extraits. Le premier est tiré d’Ismène, pastorale héroïque écrite pour la marquise de Pompadour, qui interpréta le rôle-titre lors de sa création, le 20 décembre 1747, dans l’éphémère Théâtre des Petits Appartements de Versailles. D’une diction dont la noblesse aurait ans doute ravi la marquise, la jeune soprano fait scintiller le O vous qui nous faites entendre.

Le second air dû aux deux compères nous vient de leur Scanderberg, tragédie lyrique en un prologue et cinq actes, créée à l’ARM le 27 octobre 1735 et inspirée de la vie d’un héros albanais qui lutta victorieusement contre l’occupation ottomane au XVème siècle. Plus précisément, l’air de l’Amour Loin de vos cœurs, les tristes plaintes se situe à la fin du prologue. Le chant délicat de Marie Perbost contraste avec son énergique reprise par le chœur.

Et si Jean-Joseph Cassanéa de Mondonville (1711 – 1772) figure en bonne place dans le Panthéon musical français des compositeurs du XVIIIème siècle, ses Fêtes de Paphos, créées le 9 mai 1758 à l’ARM, ont quelque peu sombré dans l’oubli. Seule l’entrée L’Amour et Psyché (inspirée de la tragédie lyrique de Lully et Quinault – voir le compte-rendu) a été donnée récemment en version scénique (voir notre chronique). Deux extraits de cette entrée figurent parmi les pistes du CD. Le premier voit la soprano, suppliante mais déterminée, affronter le chœur vengeur et belliqueux des Démons : Non ! Non ! Non ! N’espère pas que ton tourment finisse, dont les attaques tonitruantes sont décuplées par les percussions. Dans J’ai perdu mes attraits et l’Amour va paraître, le candide désespoir de Marie Perbost est particulièrement convaincant.

Mais ce sont incontestablement les airs de Rameau qui mettent le mieux en évidence les qualités de Marie Perbost et son originalité dans le répertoire baroque français. Extrait de la première version (1737) de Castor et Pollux, l’air d’une Planète, Brillez astres nouveaux, ouvre avec élégance et brio le récital : malgré le rythme tourbillonnant, la diction demeure étonnamment claire et précise, les ornements fusent avec un grand naturel… Comme le souligne Pedro Octavo Diaz dans la notice très didactique qui accompagne le CD, cet air constituait une allusion, assez claire pour les initiés (dont le librettiste Pierre-Joseph Bernard) aux enseignements maçonniques, retirée pour cette raison de la version de 1754. Le récital comporte deux autres airs issus de Castor et Pollux : Vénus, ô Vénus, qui dévoile des échanges bien rodés entre Les Arts et Les Plaisirs et le chœur de l’Opéra Royal, et le célébrissime air de Télaïre Tristes apprêts, pâles flambeaux. Marie Perbost en propose une interprétation captivante, toute en émotion retenue. Celle-ci s’épanche dans un tempo étiré, où son phrasé nacré entraîne inexorablement l’auditeur dans sa douleur infinie… Bravo !

De même, la supplique de Phèdre Cruelle mère des Amours, au début de l’acte III d’Hippolyte et Aricie, est traitée avec une grande sobriété, qui met en relief la variété des accentuations sur le texte (en particulier sur Tu dois cesser d’être inflexible), soulignant admirablement la double nature théâtrale et musicale de la tragédie lyrique à la française. Ayant assisté à son interprétation quelque peu débridée (mais totalement en phase avec la mise en scène signée Shirley et Dino) de La Folie dans Platée à l’Opéra Royal en mai 2022 (voir notre compte-rendu), nous étions impatient de la réentendre dans ce rôle. Elle reprend ici les deux airs principaux Amour, lance tes traits et Formons les plus brillants concerts/ Aux langueurs d’Apollon. Si l’ironie grinçante débouche sur d’éclatants ornements parodiques, si la joie semble balayer avec jubilation la tristesse des airs dramatiques, une certaine retenue reste de mise, que rappelle la noble distinction du phrasé.

Si Marie Perbost a déjà abordé un large répertoire, elle montre avec éclat dans cet enregistrement sa parfaite connaissance des codes du baroque français. Mieux : s’appuyant sur sa jeune expérience et son incontestable talent vocal, elle en propose une lecture tout à fait personnelle, qui magnifie le texte, et qui fera très certainement date. Nous espérons donc la retrouver fréquemment dans ce répertoire, aussi bien à la scène (où ont déjà brillé ses qualités théâtrales, comme nous l’avons évoqué plus haut) que dans ses enregistrements.

Enfin, louons encore l’excellente qualité du chœur de l’Opéra Royal, qui rassemble des chanteurs rompus à ce répertoire. Et soulignons également un Orchestre de l’Opéra Royal, dirigé par Gaétan Jarry, qui reflète avec un soin attentif les choix opérés par la jeune soprano dans ses interprétations : ainsi, dans Tristes apprêts, les plaintes des bassons se gardent d’être trop insistantes… Signalons encore l’élégance et la précision de ce même orchestre dans les quelques passages purement instrumentaux qui ponctuent le récital : Gavottes d’Ismène, prélude de l’acte III d’Hippolyte et Aricie ou encore Chaconne de Platée.



Publié le 06 nov. 2023 par Bruno Maury