Psyché - Lully

Psyché - Lully © DR - Antonio Canova : Psyché ranimée par le baiser de l’Amour, 1793
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Un clair-obscur aussi grandiose qu’intime

Psyché, voilà une figure mythologique que Lully rencontra au moins à trois reprises sur son chemin créatif. En 1656, Baptiste participait au Ballet de Psyché ou de la Puissance de l’Amour en intégrant dans la douzième entrée un « concert italien » dans l’antre de Pluton, ce dieu étant environné de démons et de personnages allégoriques : la Crainte, le Soupçon, le Désespoir et la Jalousie. S’y déployait un  choro de passionni amorose  entrecoupé de récits. On ne peut qu’en regretter la perte, seul le livret de Benserade nous étant parvenu. En 1671, alors au faîte de sa collaboration avec Molière, Lully pare la « tragédie-ballet » de Psyché de somptueux intermèdes, donnant lieu au spectacle le plus fastueux du siècle, auquel prennent part aussi Pierre Corneille, finalement auteur de la majeure partie de la pièce et Philippe Quinault pour les pages vocales. Qui voudra découvrir par le détail ce sommet théâtral lira avec grand plaisir les quelque quarante pages qu’y consacra le regretté Philippe Beaussant dans son ouvrage sur le compositeur (Lully ou le musicien du soleil). Le faste s’y étalait partout : les géniales machineries conçues pour l’Ercole amante de Cavalli y étant remobilisées, les costumes, l’ingéniosité d’un texte écrit à plusieurs mains, les danses et bien sûr une musique servie par d’incroyables effectifs : pas moins de dix flûtes dans l’intermède du Premier Acte et un ensemble d’au moins quatre-vingt-dix musiciens pour le final.

Enfin, en 1678, pressé par le temps et privé de son cher Quinault alors en disgrâce à la suite de l’affaire d’Isis, Lully s’adresse à Thomas Corneille, auteur fort à la mode (sa Circé de 1675 avec des intermèdes de Charpentier eut un succès considérable), qui, aidé de son neveu Bernard Le Bouyer de Fontenelle, réussit la prouesse de resserrer l’action en quatre cents vers quand la pièce de son aîné en comptait dix-huit cents. Connu pour sa rapidité et ses facilités, Thomas Corneille semble s’être acquitté de cette tâche en trois semaines et y gagna des louanges publiques. Restait à Lully à ficeler les éléments d’origine (les intermèdes de la version de 1671) avec de nouveaux donnant lieu à récitatifs, duos, trios et ritournelles. Il en résulta une tragédie en musique, assez baroque, entendez la plus irrégulière de tout son œuvre lyrique. Le Prologue reste plutôt discret en matière de dithyrambe royal. Le Troisième Acte est dénué de divertissement, quand le Quatrième situé sur les rives infernales en constitue quasiment un à lui seul. Quant au final, hypertrophié, conviant toutes les divinités de l’Olympe pour célébrer les noces de l’Amour et de Psyché, il dépasse les lois du genre par son ampleur inaccoutumée. Mais une autre marque « d’étrangeté » réside dans l’insertion de paroles italiennes (Plainte du Premier Acte), exemple unique et singulier, le compositeur s’étant refusé partout ailleurs dans ses opéras à une telle dualité linguistique. Peut-être cette transgression, au-delà de l’évolution du goût, désinhiba-t-elle les successeurs de Lully à intégrer airs et divertissements italiens dans leurs œuvres pour l’Académie royale de Musique (Charpentier, Médée ; Campra, L’Europe Galante et Le Carnaval de Venise ; et même Rameau avec le Fra le Pupille des Indes Galantes…) ?

La réception de l’œuvre donna lieu, semble-t-il, à des témoignages contrastés et des jugements partiaux selon les partisans de Thomas Corneille (Mercure galant) ou selon les inconditionnels de Quinault (les frères Parfaict considérant cet opéra comme « froid » et regrettant que Vénus en faisant « la diablesse achève de gâter le peu de galanterie qui règne dans ce poème »). Force est de constater que Lully laissa de côté Psyché pour la publication, cette tragédie en musique ne connaissant sa première édition chez Ballard qu’en 1720. Néanmoins, même si Psyché ne connut qu’un succès relatif, elle fit l’objet de deux reprises, en 1703 et 1713. Jérôme de La Gorce classe l’œuvre dans les « spectacles à réemploi » et recense de façon exhaustive les ajouts finalement assez substantiels au spectacle originel de 1671 pour en souligner modifications et apports. On lira donc avec intérêt les pages 568 à 574 de sa somme consacrée à Lully pour se faire une juste idée des mérites et spécificités de la Psyché de 1678.

Au plan des restitutions scéniques ou discographiques, on pourra mentionner la version de Jean-Claude Malgoire donnée au Festival d’Aix-en-Provence en plein tricentenaire, en 1987, mais qui fut assez sévèrement jugée, tout spectacle étant alors évalué à l’aune d’Atys. Vingt ans plus tard, c’est outre-Atlantique que Psyché revit à nouveau au travers d’une version estimable, consécutive à des représentations scéniques puis enregistrée chez CPO sous la direction conjointe de Paul O’Dette et de Stephen Stubbs. Autant leur Thésée s’était avéré foncièrement décevant, autant leur Psyché ne manquait pas d’atouts, tant sur le plan vocal qu’orchestral où de belles couleurs donnaient une idée assez juste de la partition. Mais nous n’étions pas encore totalement convaincus car certaines scènes manquaient d’âme et de feu. Arrivent enfin quinze ans plus tard Christophe Rousset et ses Talens Lyriques qui redistribuent les cartes. Fort de son expérience incomparable (ce chef étant le seul qui de nos jours aura autant servi le corpus lullyste avec désormais neuf partitions au compteur et deux non encore publiées mais enregistrées), Christophe Rousset revisite en détail la partition pour en livrer les moindres beautés. Il faut dire qu’il a réuni autour de lui un plateau en tout point digne d’éloges.

Ambroisine Bré est absolument royale. Après avoir incarné plusieurs petits rôles dans Alceste et Isis- mais aussi plus récemment une merveilleuse Galatée (voir mon compte-rendu d’Acis et Galatée), la voilà livrant une Psyché infiniment touchante. La diction est impeccable et le timbre capiteux se révèle envoûtant. On sait gré à Christophe Rousset de lui avoir confié également le rôle de la Femme affligée de la Plainte italienne (véritable double de Psyché) où elle surclasse toutes ses devancières. Il y a deux ans, les Talens Lyriques enregistraient en complément du Ballet royal de la Naissance de Vénus (voir mon compte-rendu) cette même page, confiée à Déborah Cachet que j’avais déjà beaucoup appréciée. Mais Ambroisine Bré y est encore plus brûlante et bouleversante exhalant son lamento avec une intensité qui vous submerge, plaisir presque masochiste réitéré lors du double aux figurations arachnéennes.

À cette Psyché de haute volée, il fallait un Amour de même stature. Cyril Auvity endosse le rôle de façon miraculeuse. La scène 6 de l’Acte II est un vrai chef-d’œuvre, l’aveu de ses sentiments pour Psyché (Et cependant Psyché, je ne puis, que dire, je vous aime) se livre par un murmure à la limite de l’audible et pourtant d’une force incroyable. Quant au duo Ah ! Qu’en amour le plaisir est charmant, il nous comble d’aise, les voix de l’amante et de l’amant s’unissant avec perfection. Notons également que le chant de Cyril Auvity se fait plus sobre que dans d’autres albums où quelques fioritures encombraient parfois la pureté de la phrase lullyste. Ici règne un équilibre parfait du récitatif aux petits airs (Ce n’est point comme un dieu que je prétends paraître). En outre, dans le Prologue, il incarne un Vertumne absolument délicieux (C’est la beauté qui commence de plaire/ Mais la douceur achève de charmer) auquel il est impossible de résister.

Comme nous l’avons vu plus haut, le rôle de Vénus est bien loin de ses représentations onctueuses et rassurantes comme les aimera le XVIIIe siècle. Mère abusive, belle-mère détestable, il n’est guère qu’à la toute fin de la tragédie qu’elle finit par admettre Psyché après lui avoir fait endurer bien des épreuves. Bénédicte Tauran est une habituée dans l’édifice lullyste bâti par Christophe Rousset de ces rôles de divinités redoutables (Thétis dans Alceste, Junon dans Isis) ou insensibles (superbe Scylla dans Acis et Galatée). Elle campe ici une Vénus on ne peut plus crédible, malgré un rôle ingrat où le récitatif règne presque sans partage, son grand monologue introductif à l’Acte III s’affichant comme un exemple accompli du genre.

Son époux infortuné, Vulcain est lui aussi très bien dessiné par Robert Getchell, compagnon de longue date de l’aventure lullyste des Talens Lyriques (il était déjà de la partie dans le Persée de 2001 où son Mercure hypnotisait Méduse par un merveilleux  Je ne puis en votre malheur vous offrir qu’un sommeil paisible). Outre la belle ardeur dont il fait preuve pour animer son armée de Cyclopes travaillant à la construction d’un palais pour Psyché, il amuse aussi par son ton persifleur dans l’ excellente scène 3 de l’Acte II où il assène quelques propos aigres et bien sentis à celle qui l’a trompé avec Mars (Et depuis quand s’il-vous-plaît, vivons-nous/ Dans une amitié si parfaite qu’il faille que je m’inquiète de tous vos caprices jaloux) et plus loin Vous connaissez toute la différence/ Et de l’amant et de l’époux,/ Et nous savons lequel des deux, chez vous, a mérité la préférence. Par ailleurs, il sait également toucher dans la Plainte italienne où il sert fort bien son rôle d’homme affligé (autre miroir de Vulcain). Enfin, il ajoute à sa palette, celle d’une Furie idoine, dont les couleurs, unies à celles de ses collègues ne sont pas sans rappeler celles des Parques d’Isis que Lully avait créée l’année précédente.Deborah Cachet, qu’on retrouve avec plaisir, livre un Amour délicat et enfantin (quand celui-ci n’est pas Jeune Homme) ainsi qu’une des sœurs de Psyché (Aglaure), tout comme Eugénie Lefebvre (Cidippe) à qui revient aussi la gracieuse Flore du Prologue, donnant d’emblée le ton Ce n’est plus le temps de la guerre et appelant la mère des Amours à descendre des cieux pour apporter de beaux jours. Lui est attribué un inoubliable menuet (Est-on sage dans le bel âge) qui s’orne de délicates vocalises permettant d’apprécier la souplesse d’une voix lumineuse et charmante (La liberté n’a rien qui soit si doux). Toutes deux s’unissent à la fin de l’Acte II dans le langoureux rondeau Aimable jeunesse qu’introduit l’envoûtant Air pour les Petits Amours et les Zéphirs, les différents couplets offrant un jeu subtil et raffiné de variations offert par les Nymphes (le charme de l’album éponyme de Virginie Thomas n’est pas loin ! Voir mon compte-rendu). Auparavant, leur trio avec Lychas à l’Acte I est pétri d’une rare émotion (Pleurons, pleurons, en de si grands malheurs), préparant le terrain avec une économie de moyens toute française au contraste offert par la Plainte italienne.

On s’en voudrait de ne point citer les autres chanteurs qui, malgré la modestie de certains rôles, sont au même niveau d’excellence que ceux cités ci-dessus. Fabien Hyon cumule avec un même bonheur les figures de Palémon, Silène, Zéphire, Furie, Bacchus où sa voix claire séduit aussitôt. Zachary Wilder s’avère en tout point comparable, incarnant tour à tour Apollon, Zéphire et un Satyre avec la même conviction. L’excellent Philippe Estèphe offre un superbe Jupiter usant de son pouvoir suprême pour élever Psyché au rang d’immortelle. Outre un Satyre, c’est sans doute en Homme affligé qu’il nous ravit le plus par l’émotion puissante qu’il confère à sa plainte. Anas Séguin sait lui aussi jouer de tout un éventail de couleurs pour traduire la gravité (superbe Lycas ou Roi tourmenté dévasté par le malheur frappant sa fille) comme la légèreté (Momus) ou l’esprit infernal (Furie). Le Mars de Matthieu Heim est quant à lui impérial par la noirceur d’ébène de son timbre parfaitement appropriée à servir le dieu de la guerre, appelant néanmoins dans le final à laisser en paix toute la terre.

Alors que depuis un certain nombre d’albums de cette intégrale des tragédies en musique de Lully, Christophe Rousset a fait du merveilleux Chœur de chambre de Namur un partenaire régulier et parfaitement complice de chacune de ses intentions, celui-ci fait ici défaut. En effet, tous les chanteurs et chanteuses cités précédemment (auxquels s’ajoutent Dominique Bonnetain et Benoît Porcherot - hautes-contre) s’unissent ici pour les quelques chœurs que compte la partition (Prologue et final de l’Acte V). On aurait pu regretter cette absence de la phalange belge si experte des pages chorales lullystes mais il n’en est rien tant ce grand ensemble de solistes sait se muer en chœur avec une parfaite maîtrise. On appréciera la parfaite mise en place du Chœur des Divinités de la Terre et des Eaux appelant à la descente de Vénus et animé d’un doux balancement, coloré de beaux emprunts à la sous-dominante. Lors du final, le premier chœur des Divinités Célestes (Célébrons ce grand jour) se pare d’une grandeur sévère, rehaussée par son tonalité de ré mineur et reprend la structure de celui entendu au Prologue (un mouvement en mesure binaire suivi d’un autre en mesure ternaire). Le Chœur des Dieux, dans un éclatant ré majeur, lui répond en miroir, adoptant d’abord le trois temps avant de donner lieu à un puissant dialogue concertant entre les voix et les bruits de trompettes et timbales.

Les Talens Lyriques sont en très grande forme, que ce soit en petit chœur (continuo et ritournelles) qu’en grand chœur, ce qui nous vaut une somptueuse ouverture et des danses de toute beauté. On goûtera ainsi avec grand plaisir le gracieux Menuet du Prologue et délicieuse Descente de l’Amour à l’écriture fouillée dans ses parties intermédiaires. À l’Acte I, la ritournelle de la Plainte Italienne livre de touchants dialogues entre les flûtes et les cordes, lesquelles font ensuite preuve de virtuosité dans l’Air des Affligés aux traits agités des violons (l’irruption du mode majeur faisant l’effet d’éclairs zébrant le ciel). L’antre de Vulcain permet un certain pittoresque avec les marteaux que Lully fait sonner pour les ritournelles des Cyclopes et des Forgerons. Il est difficile d’imaginer un contraste plus saisissant avec l’Air pour les Petits Amours et les Zéphires aux sonorités moelleuses à souhait et qui nous plongent dans une certaine nostalgie. Les épisodes infernaux du quatrième acte font la part belle aux danses des démons et furies, avec frénésie (prélude en si bémol majeur) ou avec terreur (air en sol mineur, aux traits saccadés menaçants). Enfin l’Acte V, par son grandiose final multiplie à l’envi préludes, ritournelles et danses pour un grand divertissement nuptial. L’arrivée de Jupiter est ainsi toute royale quand le Premier Air pour les Bergers diffuse sa tendresse avant de connaître sa parodie vocale par Apollon, esprit que l’on retrouve dans le Second Air introduisant un savoureux duo des Muses. Les Ménades et Satyres se voient dotés d’airs pleins d’une robustesse agreste. Les Polichinelles (insertion comique italienne) se muent sur une vigoureuse loure. Mars et ses suivants sont gratifiés des pages les plus éclatantes, auréolées de l’éclat des trompettes et des timbales. Le Prélude réserve de magnifiques effets d’échos dont Lalande tirera grand profit pour son Concert de Trompettes pour les Fêtes sur le Canal de Versailles. Quant aux airs des hommes portant des enseignes, ils préfigurent ceux du final de Bellérophon - créé l’année suivant Psyché - et n’ont rien à envier à ceux des Combattants d’Amadis par leur virtuosité. Seule réserve à exprimer : l’emploi d’une seule trompette - au demeurant très valeureuse - quand plusieurs auraient été bienvenues. Mais la belle prise de son et la merveilleuse acoustique de l’Opéra Royal du Château de Versailles pallient habilement cette modestie numérique.

Concluons enfin par ce qui constitue, de mon point de vue, le sommet de la partition et de cette nouvelle version. Plus que le flamboyant final, la Plainte italienne nous offre l’apothéose de l’art ultramontain de Lully. Renouant avec ses origines, le compositeur semble avoir été transporté par ce texte dont la tradition lui attribue la paternité. Le prélude fait passer un incroyable frisson par son arsenal harmonique et mélodique (tritons, septièmes, neuvièmes, chromatismes, intervalles diminués). Si Lully avait travaillé sur un texte latin, on aurait pu croire au début fiévreux d’un somptueux grand motet, tant l’esprit du Miserere est voisin. Élargie aux trois voix des Affligés, cette Plainte dépasse la dimension solitaire du lamento pour envisager une perspective universelle où toute l’humanité peut se mirer. Sachons gré à Christophe Rousset et sa formidable équipe d’avoir si bien su faire revivre cette Psyché, où souffle l’âme du Florentin, dans un clair-obscur aussi grandiose qu’intime.



Publié le 18 juil. 2023 par Stefan Wandriesse